Le Grand Entretien – Claire Doyon

Le 25 octobre 2022

La réalisatrice française Claire Doyon était de passage en Suisse pour accompagner la sortie de son dernier documentaire « Pénélope mon amour », récit construit sur 18 ans : l’âge de sa fille atteinte du syndrome de Rett, une forme d’autisme. Claire Doyon y raconte donc leur vie au quotidien, la sienne et celle de sa fille entremêlées, avec un regard d’une rare honnêteté. Nous nous sommes entretenus pour sa venue au City-Club de Pully, mais le film n'y sera plus au moment de la publication de cette interview. Que cela ne vous empêche pas de courir le voir ailleurs !

 

Claire, il s’agit de votre second documentaire sur Pénélope, après un premier en 2012. Quel est le lien entre les deux ?

Tout à fait. C’est un petit film de 45 minutes, pensé un peu comme un journal filmé. J’y ai filmé Pénélope en Mongolie, dont on voit des scènes dans « Pénélope mon amour », avec les rennes. J’ai repris à vrai dire assez peu d’éléments de ce premier film, par contre j’ai en effet utilisé des rushs tournés à ce moment-là et que je n’avais pas mis dans le documentaire de 2012, mais que j’ai décidé d’inclure dans celui de 2022. Et j’ai décidé de faire ce second film aussi parce qu’il était question de faire le point après 18 années de vie commune avec ma fille, dont j’ai décidé assez subitement de me séparer, ce que l’on voit au début et à la fin du long-métrage.


Est-ce que Pénélope a vu le film ?

Oui, dans une salle de cinéma à Paris, avec les enfants de MAIA (ndlr, Maison pour l’Apprentissage et l’Intégration des enfants avec Autisme, créée en 2004 par Doyon pour venir en aide à Pénélope, puis qui s’est élargie pour accueillir d’autres enfants). Elle était hyper attentive. Quand son copain Enzo apparaît à l’écran, elle était spécialement présente : elle mettait ses coudes sur le siège devant elle pour poser son menton et mieux regarder. Je pense que c’est la seule personne qui est restée assise pendant toute la projection. Parce que rester assis devant un film de 90 minutes c’est trop long pour les personnes autistes généralement, et donc les autres enfants se sont approprié la salle, à leur manière. Certains se sont posés à côté de l’écran, comme des gardiens, face au public ; certains étaient couchés par terre ; d’autres sont allés dans la salle de projection. C’est là que je me suis dit que nous nous sommes bloqués sur nos sièges. Cela m’a montré à quel point ils sont indifférents face à la norme.


En parlant de projection, est-ce que des membres du public à Pully sont venus vous voir après la séance pour discuter de leurs expériences peut-être similaires ?

Plusieurs personnes sont venues me voir, oui, c’était une belle rencontre. Une mère en particulier m’a parlé de son enfant, lui aussi atteint d’autiste. Elle m’a dit qu’elle s’était retrouvée dans ce film, car j’y propose l’idée que plutôt qu’essayer de « guérir » l’enfant de sa différence, il faut l’accepter comme une réalité à part entière, autour de laquelle nous pouvons, nous, nous former. Elle me disait notamment que son enfant marchait et courait pieds nus, et que du coup elle, sa mère, avait également décidé de marcher pieds nus, avec lui. Cela m’a rappelé un texte d’Antonin Artaud sur les Tarahumaras au Mexique. Les chamans de cette tribu marchent pieds nus pour informer la terre et être informés de la terre. Depuis que je suis jeune j’aime Artaud, mais lorsque j’ai eu Pénélope, j’ai compris d’autant mieux Artaud, notamment au niveau de la question du corps, du corps sans organes.


Vous le dites au travers du film du reste : l’autiste est un « monstre », quelque chose qu’on monstre et auquel on refuse le droit à un corps.

C’est complètement fou qu’on refuse d’aborder la question du corps de l’autiste dans notre société, alors que ce sont des humains comme nous. On a introduit les pratiques sportives à MAIA, et plusieurs parents se sont révoltés là contre. En France, on cache ces gens-là, c’est-à-dire qu’on les fait vivre dans des institutions fermées, en vase clos. On n’habitue pas la société « normale » à vivre avec ces corps-là, donc quand ils surgissent dans la rue, près de nous, on ne sait pas comment les comprendre et on croit, à tort, qu’ils sont monstrueux. Mon film, dans sa dernière partie je pense, se déplace d’un portrait de Pénélope à un discours critique sur la société et son rapport à l’autisme. Quand on dit « guérir », on veut vraiment dire « mettre aux normes de la société ». Or avec les autistes, il n’est pas question de les forcer dans un moule qui ne leur correspond pas, mais d’arriver à les inclure.


Du reste au début du film, un pédopsychiatre n’hésite pas à vous demander de « faire le deuil de votre enfant »…

C’est une expression qui revient très souvent dans la bouche des pédopsychiatres malheureusement. Ce qu’ils sous-entendent par là c’est « faites le deuil de l’enfant rêvé », et l’enfant rêvé, c’est l’enfant bien assimilé, qui va à l’école, a de bonnes notes, qui ne pose pas de problèmes, bref, qui suit la ligne. Il y a un livre magnifique qui s’appelle « Le chemin des possibles » d’Émilie Hermant et Valérie Piget, qui ont fondé un collectif autour de personnes atteintes de la maladie de Huntington. Ce qu’elles disent dans ce livre est que cette maladie développe des imaginaires très particuliers, et que les personnes qui en sont atteintes forment des communautés aux imaginaires similaires. C’est une maladie très lourde, et les autrices développent justement tout un chapitre sur l’expression « faire le deuil de son enfant », qu’on sort constamment aux parents. C’est une expression d’autant plus absurde qu’elle sous-entend que le problème incombe aux parents, alors que c’est un problème qui touche à la société, à l’éducation, qui font défaut dans l’accompagnement des autistes. Or les autistes font peur, car ils sont dangereux, ce sont des résistants à l’ultra-capitalisme : ils ne produisent rien. Et si l’idée de devoir produire quelque chose semble parfois inhérente à l’homme, je pense que c’est plutôt un diktat de la société contemporaine à produire des biens matériels pour faire société.


Et pourtant Pénélope produit beaucoup : des signes, des images, des symboles…

Oui tout à fait, elle produit des questions, des réflexions… Mais elle ne produit aucun bien tangible, et cela dérange autrui.


Et elle a donné naissance à ce film !

Pendant toutes ces années, je ne me suis pas dit que j’étais en train de faire un film sur Pénélope. L’idée est venue assez tard, vers 2016. Je voulais plutôt faire un journal. Au début, le film devait s’appeler « Ce que je suis », puis, au fur et à mesure de l’avancée du projet, j’ai abandonné ce titre, témoin d’un déplacement du propos de l’intérieur vers l’extérieur, de mon point de vue de mère, à la question de l’autisme dans la société. Au fil de ces 20 ans, j’ai abandonné l’idée de « guérir » Pénélope.


Ce côté journal impromptu explique aussi la présence de différents formats : Super8, vidéo, digital…

Il faut savoir aussi que plusieurs des scènes ont été tournées pour le besoin du film. Par exemple, pour les premiers rendez-vous chez les pédopsychiatres, pour lesquels il n’y a évidemment pas d’image, car je n’avais évidemment pas conscience alors que Pénélope était « différente ». J’ai essayé de retrouver les adresses de certains des lieux de consultation, en vain, et j’ai donc filmé des scènes qui selon moi évoquaient parfaitement ce que j’avais vécu. Ces images illustrent donc le propos, plutôt que le documentent. La première séquence a également été tournée ad hoc. Pendant le montage – qui a duré plusieurs semaines –, je me suis séparée de Pénélope. Et comme le projet du film a évolué au fil des années et du montage, je ne savais pas comment j’allais commencer mon film, jusqu’à cette décision de me séparer de Pénélope. J’ai alors mis en scène avec une chef op cette scène d’ouverture.