LAUSANNE UNDERGROUND FILM & MUSIC FESTIVAL (LUFF): TROUBLE DANS LES GENRES

Le 03 novembre 2021

Du 20 au 24 octobre s’est tenue la 20e édition du festival lausannois indépendant. La riche programmation musicale et cinématographique proposée s’est avérée fidèle à l’esprit que défend la manifestation depuis ses débuts: originale, surprenante et radicale. Ciné-Feuilles vous présente un aperçu des différentes œuvres projetées durant cinq jours dans les salles du Casino de Montbenon, mais aussi à l’EJMA et au cinéma Bellevaux, fidèles partenaires de l’événement.


Le festival s’est ouvert dans une salle Paderewski en effervescence avec la projection du dernier long métrage de Bertrand Mandico, After Blue (Paradis sale) (2021), qui concourrait déjà cet été à Locarno. Un choix guère surprenant, les films du cinéaste ayant été primés à plusieurs reprises au LUFF au fil des ans, mais qui s’est avéré particulièrement représentatif de la volonté de brouiller les frontières entre les genres et de faire voler en éclats les codes qui les sous-tendent. Quoi de mieux en effet que ce western de science-fiction à l’esthétique fluo, avec ses personnages exclusivement féminins - l’histoire se déroule dans un futur lointain qui a vu la disparition totale des hommes - et ses impressionnants décors fabriqués «en dur», sans effets numériques, pour donner le ton d’une édition marquée par le désir de valoriser le cinéma de genre tout en le questionnant sans cesse.


En miroir de cette soirée d’ouverture, la cérémonie de clôture, qui mettait à l’honneur Earwig (2021), un voyage visuel signé Lucile Hadzihalilovic, proposait également un brouillage des frontières génériques. Si cette adaptation du roman éponyme de l’artiste Brian Catling, sorti en 2019, se présente dans un premier temps comme un conte surréaliste (il met en scène un homme dont la mission est de remplacer les dents d’une petite fille lorsqu’elles fondent, et qui se voit un jour chargé de préparer la fillette pour un mystérieux voyage), des éléments tirés du cinéma d’épouvante et du film noir sont intégrés au scénario et confèrent au long métrage des airs de cauchemar éveillé. Tourné en plans larges très stylisés, principalement dans le décor anxiogène et grisâtre de la maison de maître dans laquelle vivent les deux protagonistes, ce film contemplatif et dérangeant faisait donc lui aussi se rencontrer les traits de différents genres.


De tels croisements étaient observables dans la mini-rétrospective que consacrait le LUFF à la «christiansploitation», un phénomène peu connu du cinéma étasunien des années 70 désignant un corpus de films produits par des Eglises à destination de leur communauté, dans le but de renforcer la foi des fidèles ou d’amener les spectateurs à se convertir. Diffusés hors des salles de cinéma, ces films étonnants ont longtemps été considérés comme perdus, avant de connaître des restaurations à partir de copies ressurgies souvent par hasard. Dans ce cadre était notamment présenté The Amusement Park (1973), le film le moins connu de George A. Romero, réalisateur devenu célèbre pour La Nuit des morts-vivants (1968). Si voir un habitué du cinéma d’épouvante mettre en scène un film religieux peut sembler pour le moins improbable, le résultat ne l’est pas moins: commandé par la communauté luthérienne de Pittsburgh, ce moyen métrage d’une cinquantaine de minutes avait pour but de sensibiliser le public au mauvais traitement réservé aux personnes âgées. Ainsi, Romero filme un vieillard évoluant dans un parc d’attractions symbolisant la société capitaliste, au sein duquel il se fait tour à tour bousculer, subtiliser son argent ou passer à tabac par une bande de motards. D’une profonde noirceur, le film est truffé d’expérimentations formelles, notamment au niveau du montage, et intègre différents motifs propres à l’œuvre de Romero - à commencer par les occupants de la fête foraine, avatars à peine dissimulés des zombies, qui seront au centre des cinq suites à La Nuit des morts-vivants tournées par le cinéaste entre 1978 et 2009.


Dans le même registre était diffusé If Footmen Tire You What Will Horses Do? (1971). Comme l’expliquait l’essayiste et journaliste Maxime Lachaud dans la présentation précédant la projection, ce film est le fruit d’une collaboration entre le pasteur baptiste Estus Pirkle et un couple de cinéastes, Ron et June Ormond, ayant trouvé la foi après avoir survécu à deux crashs d’avions. Spécialistes du cinéma d’exploitation, les Ormond sont chargés de mettre en images les prêches profondément anticommunistes de Pirkle, ce dernier étant convaincu de l’imminence d’une invasion rouge sur le territoire américain. Le film croise ainsi des images du pasteur filmé face caméra et des saynètes extrêmement violentes supposées illustrer les dangers du communisme et effrayer les fidèles: meurtres d’enfants, tortures de citoyens par des soldats cruels, viols, mais surtout obligation de renier sa foi chrétienne pour survivre dans ce régime totalitaire. En résulte un objet profondément bizarre, fruit de la rencontre entre idéologie de droite, religion et cinéma gore.


C’est par ailleurs en préparant cette ligne de programmation consacrée au cinéma chrétien des années 70 que l’équipe du LUFF est entrée en contact avec le réalisateur de Drive (2011), Nicolas Winding Refn, impliqué dans la restauration de certains de ces surprenants métrages. De cette rencontre a découlé une carte blanche très attendue offerte à Refn, qui intégrait Liquid Sky (1982), un film au scénario pour le moins inattendu réalisé aux États-Unis par le Russe Slava Tsukerman: des extraterrestres se nourrissant des hormones de plaisir sécrétées durant la prise d’héroïne ou pendant l’orgasme prennent d’assaut l’entourage d’une jeune noctambule dans une ville futuriste vivant au rythme des synthés pop et de fêtes endiablées. Victime de plusieurs abus sexuels, la jeune femme voit systématiquement ses agresseurs disparaître, happés par ces êtres invisibles venus de l’espace. Situé à mi-chemin entre le film de science-fiction, la comédie surréaliste et le film expérimental, cette œuvre profondément ancrée dans l’ambiance des eighties amenait à questionner les lieux communs de la SF en y intégrant notamment un propos queer et contestataire.


Les longs métrages de la Compétition officielle déconstruisaient eux aussi les codes de genre, à commencer par Violation (2020) de Dusty Mancinelli et Madeleine Sims-Fewer. Ces derniers proposent en effet une relecture méthodique des différentes composantes du rape and revenge, sous-genre du cinéma d’horreur dans lequel la victime d’un viol se venge de ses agresseurs, dont le Ms. 45 (1981) d’Abel Ferrara est l’un des représentants les plus fameux. Dans les rape and revenge classiques, le viol est généralement commis par une bande d’inconnus sans pitié. Ici, il est perpétré par le mari de la sœur de la protagoniste. Plus encore: l’homme se convainc de ne rien avoir fait de mal, et accuse sa victime d’être à l’origine de la situation. Par l’actualisation de ce code générique, le film déploie un véritable propos féministe, en montrant que la plupart des agressions proviennent de l’entourage proche et sont trop souvent banalisées. La vengeance de la jeune femme est également traitée d’une manière inédite: dans les rape and revenge des années 70, les meurtres des agresseurs sont jouissifs et sans conséquences. Violation, au contraire, insiste sur les difficultés physiques et psychologiques qu’implique une telle action, en montrant l’assassinat dans toute sa durée et sa violence. En résultent des scènes brillamment réalisées mais à la limite de l’insoutenable, impliquant notamment la lente agonie du violeur et les différentes étapes du découpage de son cadavre. Le film emprunte par ailleurs au mumblecore, tendance du cinéma américain du tournant des années 2000 à présenter la vie de jeunes adultes à travers de longues séquences de dialogue, et mêle ses codes à ceux du sous-genre horrifique éculé qu’est le rape and revenge pour construire habilement un drame féministe moderne.


Également présenté en compétition, The Lost Record (2021) d’Alexandra Cabral et Ian Svenonius jouait quant à lui avec les frontières entre médias. En effet, le film est la prolongation d’un album enregistré par les coréalisateurs dans le cadre de leur projet musical, Escape-ism. Objet hybride, rappelant à la fois la série Black Mirror, les productions de science-fiction des années 60 à la Barbarella et l’esthétique du clip musical, ce long métrage narre l’histoire d’amour entre une jeune femme et un disque trouvé par hasard, dans une société totalitaire où la population est contrainte à n’écouter qu’un seul album choisi par les autorités. Ce récit plein d’humour propose en filigrane une critique acerbe de l’industrie musicale, et rappelle de manière poétique la tension entre l’envie de garder les chansons qu’on aime pour soi et celle de les partager avec le monde. L’expérience filmique se prolongeait à la salle des fêtes du Casino de Montbenon, où un concert d’Escape-ism était proposé suite à la projection, Alexandra Cabral et Ian Svenonius ayant troqué leurs casquettes de cinéastes pour celles de musiciens aux influences punk.


Évoquer ce projet multimédia permet de rappeler en conclusion que le LUFF est aussi un festival de musique offrant une belle visibilité aux acteurs et actrices de la scène underground internationale: chaque journée de projections se concluait ainsi par différentes découvertes musicales, des «sculptures sonores» de la Suédoise Hanna Hartman au chaos maîtrisé de Duma, formation phare de la scène métal kenyane. Autant de manières d’achever de faire bouger les frontières entre cinéma, musique, son et performances, une mission accomplie avec brio par le LUFF cette année encore.