Lausanne Underground Film & Music Festival 2020: Aux confins du rêve

Le 05 novembre 2020

Malgré les difficultés liées à la situation sanitaire, le Lausanne Underground Film & Music Festival (LUFF) a mis sur pied sa 19e édition du 14 au 18 octobre, entre le Casino de Montbenon, le cinéma Bellevaux, le centre d’art contemporain Circuit et l’EJMA.


Réunissant chaque jour un fidèle public masqué, le festival a proposé une série de concerts et de performances, ainsi qu’un grand nombre de projections. Au niveau filmique, le LUFF se caractérise chaque année par une programmation variée, intégrant une sélection de longs métrages, de formats courts (expérimentaux, animation, documentaires, fiction…), mais également un focus sur un auteur, ou encore des programmes spéciaux (thématiques, cartes blanches). Cet article se propose de traverser la partie cinématographique de l’édition 2020 de la manifestation à travers le commentaire de films choisis arbitrairement dans ces différentes sections.


Le festival s’est ouvert avec la présentation du dernier film de son invité d’honneur, le réalisateur indépendant japonais Masashi Yamamoto. Wonderful Paradise (2020) commence comme un drame: un père de famille divorcé et couvert de dettes a été contraint de vendre sa maison, qu’il s’apprête à quitter accompagné de son fils et de sa fille. Tout bascule lorsque cette dernière annonce sur Twitter qu’une fête de départ aura lieu dans la demeure en question: des personnages hauts en couleur débarquent les uns après les autres, l’alcool coule à flots et le long métrage vire à la comédie. Au fil de différentes saynètes, parmi lesquelles le mariage de deux inconnus ayant rejoint la fête, l’ouverture soudaine d’un bar à café dans une des salles de la maison, ou la transformation inexpliquée d’un enfant du quartier en bâton, le récit prend une direction totalement absurde. Cette dernière atteint son paroxysme lorsque le tout se teinte de science-fiction et qu’un grain de café mutant vient gâcher la soirée. Ces glissements génériques se font de manière très fluide et sont agrémentés par un trop-plein jouissif de personnages, d’effets et de décors. Le réalisateur se débarrasse ainsi entièrement des contraintes de la narration traditionnelle et propose un film baroque, débordant de vie, dans lequel tout semble permis.


On trouve une ambiance similaire dans les courts métrages tournés en 8mm par des amis de jeunesse de Masashi Yamamoto, dont des copies restaurées ont été projetées dans le cadre du programme «Japanese 8mm Madness». Ces films, réalisés avec des moyens très réduits au tournant des années 1980, témoignent d’une volonté des créateurs de ne rien se refuser en termes de récit, quitte à mettre la main à la pâte et à bricoler eux-mêmes des effets spéciaux, des décors ou des accessoires. Ainsi, le court métrage High School Terror de Tezuka Makoto (1979) propose une parodie efficace des films de fantômes japonais, usant d’effets simples mais réussis pour construire une histoire amusante parsemée de moments de terreur en six minutes à peine. Plus loufoque encore, le film Tokyo Cabbageman K d’Ogata Akira (1984), librement inspiré du Château de Kafka, met en scène un jeune homme dont la tête a soudainement pris la forme d’un chou. Errant dans Tokyo, cette étonnante créature va être confrontée à des gangsters, trouver l’amour ou être poursuivie par une foule en colère, le tout sur des tubes de musique punk. Outre l’originalité du point de départ, le réalisateur fait éclater la forme filmique en exhibant sans cesse le dispositif, notamment par le biais d’un montage au rythme frénétique ne se pliant jamais aux traditionnelles règles de la continuité. Ce moyen métrage ballotte un spectateur abasourdi dans un univers surréaliste tout en tissant un propos écologique avant l’heure autour de son personnage situé au croisement de l’humain et du végétal.


La créativité sans limites de ces films fait par ailleurs écho aux œuvres diffusées dans le cadre de la carte blanche offerte au réalisateur, journaliste et essayiste Maxime Lachaud, consacrée aux «films-rêves». Sa sélection intégrait notamment une série de courts métrages sur des personnages en transe des années 1940 et 1950, réunis par plusieurs thématiques fortes. Parmi celles-ci, on trouve le rapport au corps et à la sexualité - comme le fantasme homosexuel omniprésent dans Un chant d’amour de Jean Genet (1950) ou la poursuite d’une femme-squelette qui est au centre de Fragment Of Seeking de Curtis Harrington (1946) -, mais également une représentation particulière de l’espace - la dichotomie entre un milieu rural et une fête foraine dans Christmas U.S.A. de Gregory J. Markopoulos (1949), la villa labyrinthique tout en contraste entre ombre et lumière de Fragments Of Seeking... Ces films sont par ailleurs parsemés de motifs, qui servent tant de vecteurs de mystère que de points de repère au sein des rêves des protagonistes - notons à ce titre la fleur ou la clé qui reviennent sans cesse dans le magnifique Meshes Of The Afternoon de Maya Deren et Alexander Hammid (1943). La question du regard est elle aussi interrogée au fil des songes donnés à voir - des yeux crevés dans The Way To Shadow Garden de Stan Brakhage (1955), le regard voyeur d’un gardien à travers un judas dans Un chant d’amour - et se met au service d’un propos autoréflexif: parler du rêve implique toujours de parler de cinéma. Les spécificités du médium sont elles aussi mises à profit pour donner à sentir l’état modifié de conscience du rêveur: Deren et Hammid utilisent un montage coupé et jouent avec les ombres, Brakhage utilise le négatif de la pellicule pour inverser les couleurs, Harrington utilise la surimpression de plusieurs images… En résulte un impressionnant travail formel, que l’on retrouve des années plus tard dans La Clepsydre, chef-d’œuvre du réalisateur polonais Wojciech Has (1973), également programmé dans le cadre de cette carte blanche. Ce long métrage nous plonge dans le rêve d’un homme qui, venu rendre visite à son père malade dans un étrange sanatorium, en arrive à se déplacer dans plusieurs espaces aux décors somptueux et rencontrant des personnages divers, dans une logique purement onirique forçant le spectateur à se détacher des règles de narration classiques pour l’emmener dans une véritable transe. Un travail sur les couleurs, d’impressionnants mouvements de caméra et un montage maîtrisé rendent ce voyage très fluide pour le public, convaincu de vivre lui-même un rêve éveillé.


Le film Dementia de John Parker (1953), qui n’était pas diffusé en tant que «film-rêve», mais dans le cadre du programme «Adieu au langage, ou quand la narration se passe de mot» réunissant des films dénués de dialogues, complétait ce parcours onirique. Au croisement du cinéma d’épouvante et du film expérimental, ce long métrage en noir et blanc nous plonge dans l’esprit tourmenté d’une jeune femme et dans son errance dans les rues d’une ville. Particulièrement marqué par la psychanalyse, ce récit présente à travers un travail de mise en scène avant-gardiste les traumas et les peurs de sa protagoniste - signalons par exemple une scène brillante dans laquelle cette dernière, face à la tombe de ses parents, voit des scènes de son enfance se dérouler au milieu du cimetière.


En plus de son rôle de programmateur, Maxime Lachaud était invité par le LUFF en tant que réalisateur, pour présenter son documentaire Texas Trip - A Carnival Of Ghosts, coréalisé avec Steve Balestreri. Le film part du constat que le cinéma d’exploitation populaire et son public déjanté, qui étaient très présents au Texas dans la seconde partie du siècle dernier, n’existent plus de nos jours. Les anciens lieux de projection en plein air tombent en ruine, et sont marqués par la présence spectrale d’un temps passé. Pourtant, ces espaces se voient aujourd’hui réinvestis par plusieurs artistes et performeurs underground de la région, qui sont au centre du film. Les auteurs voient ainsi une résurgence de l’esprit marginal des drive-in d’autrefois dans les personnalités et les activités créatrices de ces hommes et de ces femmes qui fabriquent et portent des masques, réinventent sans cesse la musique country et vivent à travers des alter ego artistiques. En plus d’une interrogation sur la culture de la marge et sur le passage du temps, ce documentaire rend compte avec brio de l’ambiance mélancolique du Texas, et propose un discours sur la création artistique comme nécessité absolue pour exister, idéal auquel les protagonistes du film sont particulièrement attachés.


Dans le registre documentaire, on trouvait également une série de courts métrages proposant un panorama diversifié des cinémas du réel actuels: de la litanie poétique sur des images tournées en 8mm en hommage à un quartier de Rio - Kopacabana (Marcos Bonisson et Khalil Charif, Brésil, 2019) - au portrait d’un marginal touchant racontant sa vie sentimentale et sexuelle face caméra - Erwin (Jan Soldat, Autriche, 2020) - en passant par la mise en parallèle des anciens charniers de la ville de New York et de la décharge de «Fresh Kills» dans laquelle des tonnes de déchets ont été amassés au fil des années - Waste n. 4 New York, New York (Jan Ijäs, Finlande, 2020) -, les thématiques et les formes les plus variées avaient leur place dans cette sélection. Notons l’omniprésence d’un discours social et politique, particulièrement présent dans Minus The Hair (Pin Sangkaeo, Thaïlande, 2020), interrogeant le diktat de l’épilation féminine via une série de photogrammes fixes agrémentés d’une voix over martelant des phrases stéréotypées sur le sujet. Ou dans le court primé par le Jury, Isle Of Tears (Hong Kong, 2020), un essai filmique réalisé par le collectif militant Boudai12 à partir d’extraits vidéo trouvés sur le web pour dénoncer les violences policières dans le cadre des manifestations ayant eu lieu à Hong Kong au cours des dernières années.


La sélection de longs métrages intégrait elle aussi une dimension socio-politique, notamment à travers le film Hunted de Vincent Paronnaud (2020). Ce dernier met en scène la lutte d’une jeune femme kidnappée par deux hommes, qui parvient à échapper à ses agresseurs au milieu d’une forêt démesurée. Le cinéaste part d’un scénario cliché typique du rape-and-revenge - sous-genre du cinéma d’horreur dans lequel une jeune femme victime d’un viol se venge de ses agresseurs en les assassinant - pour le revisiter en y intégrant des références aux contes et en inversant sans cesse les rôles de poursuivant et de poursuivi. Si l’usage de motifs de la tradition orale est parfois un peu grossier - la jeune femme est vêtue de rouge, comme un certain Chaperon… -, la réalisation, se démarquant par un travail réussi sur les mouvements d’appareil et sur les couleurs, parvient à construire une ambiance sans cesse oppressante qui tient le public en haleine.


Terminons ce voyage à travers les films déjantés et oniriques du LUFF 2020 avec le film de clôture, intitulé #ShakespearesShitStorm et réalisé par Lloyd Kaufman, le fondateur de la mythique maison de production indépendante Troma. Cette relecture outrancière de La Tempête de Shakespeare, à grands coups d’excréments, d’orgies, de mutants et d’effets spéciaux volontairement ratés apparaît comme très (trop?) gratuite - tout le monde en prend pour son grade, des militants sur les réseaux sociaux aux magnats des compagnies pharmaceutiques, sans qu’aucune solution ne soit réellement proposée -, mais son ambiance résume bien l’esprit du festival auquel elle offrait cette année un point final: une créativité sans bornes, des images choc et une bonne dose d’irrévérence.


Profiter d’une partie de cette riche programmation donnant à découvrir des œuvres qu’il aurait été difficile de voir dans un autre cadre nous amène à regretter de ne pas avoir eu le temps de tout voir. Notons par exemple que le LUFF 2020 a accueilli une partie de la programmation de deux festivals annulés en raison de la pandémie, La Fête du Slip (Lausanne) et 2300 Plan 9 (La Chaux-de-Fonds). Ces sélections complémentaires donnaient l’eau à la bouche, les avoir manquées est source de mille regrets. Ne reste qu’à admettre que ce type de frustration fait partie intégrante de toute expérience en festival, et à conclure ce parcours en remerciant le LUFF pour cette édition réussie et ses verres d’absinthe servis sur la devanture du Casino de Montbenon pour se réchauffer entre deux projections.