Journées de Soleure – Doosra: «À la rencontre de son autre»

Le 26 janvier 2022

Les Journées de Soleure sont l’occasion de découvrir le cinéma suisse et ses derniers talents. Lors de cette 57e édition (du 19 au 26 janvier) le réalisateur Keerthigan Sivakumar, fraîchement diplômé, y a dévoilé son court métrage, Doosra, en avant-première mondiale, dans la catégorie «Upcoming Talents» et a obtenu le Prix de la relève SUISSIMAGE / SSA. Ce premier film, il l’a réalisé conjointement avec son producteur, Ali Sinaci, qui a cru en son projet. Récit d’une collaboration.

Doosra signifie à la fois «l’autre» en urdu mais aussi une technique de lancer en cricket. Un mot énigmatique et symbolique, qui prend forme dans le parcours de Vinoth, un réfugié tamoul qui cherche à faire du bénévolat. Dans cette réalisation, Keerthigan Sivakumar aborde des notions intimes, telles que l’identité et la solitude.

Avec cette fiction de 29 minutes, réalisée comme travail de Bachelor pour l’ECAL, en section cinéma, le cinéaste a reçu le Prix Excellence en design et art visuel HES-SO.


Alors que Doosra a eu de la difficulté à trouver une société de production, AS Cinéma a choisi de coproduire le film, pourquoi?

Ali Sinaci (AS) On se connaissait d’un projet théâtral antérieur. Je savais que Keerthigan était à l’ECAL, en cinéma, et il savait que j’avais une boîte de production, AS Cinéma. Pour ce travail de fin d’étude, les autres étudiants doivent participer à une séance de «pitching» à l’ECAL; c’est le moment où il faut présenter son projet et, surtout, parvenir à convaincre des boîtes de production de faire le film. À l’issue de cet exercice, Keerthigan avait reçu plein de cartes de visite et il m’a demandé conseil. Au final, aucune n’était prête à réaliser le projet. J’ai été touché par son scénario, par ce protagoniste qui cherche à s’intégrer en aidant les autres, sauf que personne n’est prêt à accepter cette aide. Ce parcours de l’immigration, moi aussi je l’ai vécu.

L’idée du film était là, mais il fallait faire un travail de réécriture. Je lui ai dit qu’il allait suer, qu’on allait devoir bosser à fond sur le scénario et la préproduction. Ça nous aura pris trois mois très intenses pour atteindre notre objectif.


Keerthigan Sivakumar (KS) Ali m’a soutenu, on a osé la collaboration, malgré les difficultés. C’est la première personne qui a cru en moi, en mon projet. Les autres producteurs n’arrivaient soit pas à imaginer le résultat final, soit ils voulaient donner leur interprétation du film. J’ai donc demandé à Ali s’il voulait me suivre et il m’a aidé tout au long du processus. Il a su me laisser libre dans ma vision artistique, tout en me guidant.



Comment s’est déroulé votre collaboration? Quels étaient vos rôles respectifs dans la réalisation de ce court métrage?


KS On a passé beaucoup de temps à discuter et à débattre. J’ai dû couper beaucoup de choses, pour concentrer le récit. Ali m’a posé les bonnes questions. Je lui faisais part de mes envies et on envisageait ensemble des solutions. Ni l’un ni l’autre n’a cherché à imposer ses idées.


AS En tant que producteur, mon rôle est de l’accompagner dans son travail d’écriture et proposer des solutions, s’il m’invite à le faire. Je dois aussi identifier ce qui est en lui et l’aider à le faire émerger. C’est un travail fascinant. Keerthigan avait tendance à vouloir explorer des idées philosophiques alors que, selon moi, la philosophie peut émaner de la simplicité, d’une sincérité émotionnelle, sans artifice. Il n’est pas nécessaire de tout expliquer: du vécu du protagoniste, toute la trame narrative peut suivre et se dérouler sans accroc.



Malgré l’absence de financements extérieurs, et des déconvenues, comme le désistement exceptionnel de Cinéforom1, vous avez pu faire le film tel que vous le vouliez?


AS Qu’on ait des financements ou pas, on s’est tenu à un principe: faire le meilleur film possible. Nous, on doit y croire et y aller à fond. Les personnes impliquées dans le tournage ont préféré parfois sacrifier leur salaire pour investir dans du bon matériel.


KS On a aussi trouvé des astuces, à la fois économiques et écologiques durant le tournage. Pour économiser de l’énergie, le chef-opérateur, Aurel Ganz, a par exemple imaginé un système de miroirs reflétant la lumière du soleil ou une source principale pour éclairer les intérieurs, durant la journée. Un autre détail, néanmoins important à mes yeux: nous prenions les invendus de légumes et de boulangeries pour nourrir l’équipe de tournage.



Comment s’est déroulé votre tournage?


KS Le tournage a duré six jours en tout, et Ali n’est venu qu’une ou deux fois sur les lieux. Nous avions tellement travaillé l’organisation de la préproduction que chacun savait ce qu’il devait faire.


AS Vu que nous avions écrit le scénario ensemble, je voulais lui laisser le maximum de place lors du tournage, afin de lui éviter une pression supplémentaire. Je préférais qu’il y aille seul, qu’il prenne ses marques et qu’il soit confiant.



Doosra raconte l’exil et l’intégration de Vinoth en Suisse, est-ce une manière de dénoncer les conditions des réfugiés dans notre pays?


KS Je souhaite avant tout montrer une autre facette de la Suisse, une Suisse plurielle, et raconter mon expérience de ce pays. Je suis très impatient de voir les réactions du public à l’issue des projections de Soleure. Est-ce qu’il ressent de l’empathie pour mon protagoniste ou au contraire de l’incompréhension? Avec ce court métrage, je souhaite pouvoir créer un espace de discussion et de réflexion. J’aime l’approche de Ken Loach, qui parvient à amener le film au plus proche des gens. Comme ce cinéaste, mon but est de faire vivre ce film au-delà des festivals.


AS On va faire en sorte que Doosra soit projeté dans un maximum de festivals internationaux, ainsi que dans des maisons de quartiers ou des écoles. Nous souhaitons surtout amener une prise de conscience.



À l’issue de cette première collaboration, qu’avez-vous appris et que vous êtes-vous apportés mutuellement?


KS Mon respect pour le cinéma a encore grandi. J’y ai trouvé un moyen d’exprimer un ressenti intime et profond, tout en élaborant un discours universel. C’est la magie du cinéma.


AS La production de ce film m’a confirmé que j’avais de l’expérience. Une expérience que je peux mettre à profit pour des projets qui soulèvent de vraies questions, comme ce film qui aborde le racisme, le dénigrement. Je ne me ferme à aucun style, car c’est la patte de l’auteur qui va faire la différence. Il y a des joyaux à polir, et c’est ça qui m’intéresse en tant que producteur.



Après Soleure, Doosra poursuit sa route en France, au Festival Premiers Plans d’Angers. Des voyages qui donnent une reconnaissance pour le travail effectué, et qui fait rayonner la société de production lausannoise AS Cinéma.


Propos recueillis par Noémie Desarzens


1 En 2021, Cinéforom n’a, exceptionnellement, accordé aucune aide financière aux nouveaux cinéastes.