Interview avec Pablo Martín Torrado
Le 24 janvier 2023
L’absurde, force disruptive
Aux 58e Journées de Soleure, le second long-métrage de Pablo Martín Torrado, « Vous n’êtes pas Ivan Gallatin », est nominé pour le Prix du public. Rencontre avec ce cinéaste de l’absurde, peu avant l’ouverture du festival.
Difficile de résumer ce film, tant le grotesque y brouille les pistes. Ce que l’on peut en dire, sans trop en révéler, tient en quelques phrases. Un propriétaire d’immeuble débarque chez l’un de ses locataires, pour loyers impayés. Au lieu d’une sommation de paiement, le propriétaire lui tend un réveil. Ce qui semblait être un geste étrange, mais anodin, se transforme peu à peu en un cauchemar hallucinatoire.
Pablo Martín Torrado, comment avez-vous eu l’idée de ce long-métrage ?
D’habitude, l’idée pour un film vient d’une anecdote. Pour ce long-métrage, il faut revenir à ma période estudiantine. Je faisais alors souvent de nombreuses nuits blanches durant mes révisions. J’ai demandé à mon colocataire de me prêter son réveil, car je ne me fais pas confiance pour me réveiller le lendemain, jour de mon examen. J'ai réussi à me réveiller à l'heure, mais ce jour-là, mon colocataire, au lieu de me demander que je lui rende son réveil, m’en a tendu un deuxième. Il a semblé perplexe quand je lui ai dit qu'il avait m'en a déjà donné un, la veille. Voici l'origine de « Vous n’êtes pas Ivan Gallatin ». J'ai commencé à réfléchir sur l'absurdité du temps lui-même, la répétition sans fin de la vie quotidienne et la lutte constante pour suivre le rythme.
Dans cette réalisation, vous emmenez le public dans les dédales du temps. Pourquoi ce motif de l’horloge ?
J’ai bossé dans la publicité à Genève, pour de la haute horlogerie. Bien qu’indifférent à l’objet « montre », je suis fasciné par ce petit objet qui attrape le temps. Dans « Vous n’êtes pas Ivan Gallatin », le protagoniste est comme emprisonné dans une horloge. Le temps devient un labyrinthe. Mon intérêt réside dans cette confusion graduelle entre un temps réel et surréel. Plus que surréaliste, mon esthétique et mon ton ont davantage trait à la comédie noire, au grotesque, avec une touche de surréalisme.
Un mot sur l’intention esthétique de ce film.
Dans cette réalisation en noir et blanc, nous avons voulu, avec mon directeur de photographie, Joseph Areddy, créer une teinte métallique et brute. C’est une sorte d’hommage à Genève, ville où je réside depuis 12 ans, où les immeubles sont très froids. Les plans serrés, où l’on voit le grain de peau des protagonistes, ça c’est un clin d’œil aux duels dans les films de Sergio Leone !
Dans ce récit, que vous décrivez comme un « thriller surréaliste », le ton absurde semble vous permettre de faire un pas de côté, de commenter la réalité sous un autre angle.
Selon ma vision et ma pratique du cinéma, la retranscription réaliste d’une histoire ne m’intéresse pas. L’absurde m’élève à une posture de démiurge ; je crée un cosmos, des personnages, et je mets en scène les ficelles de ce monde. Ce ton me permet de maintenir une distance critique. Dans ce film, deux mondes se confrontent : l’univers marginal, nocturne, et celui, diurne, plus bourgeois. Dans un monde toujours plus littéral, l’absurde m’offre un pas de côté.
Alors que vous êtes nominé pour le Prix du public, craignez-vous que l’absurde soit une posture trop décalée pour l’audience d’aujourd’hui ?
Je suis conscient que ce n’est pas un ton facile à faire comprendre. Ce fut d’ailleurs compliqué à convaincre les commissions ! Mais c’est un risque que je veux prendre.
Propos recueillis par Noémie Desarzens
Vous n’êtes pas Ivan Gallatin
De Pablo Martín Torrado
Suisse 2021
ACTEURS
Antonio Buil
Roland Vouilloz
Nadim Ahmed
SCÉNARIO
Pablo Martín Torrado
MUSIQUE
Sam Ewing
GENRE Thriller
DURÉE 1h30