HUIT ET DEMI: ENTRE ADULATION ET INDIFFERENCE

Le 13 janvier 2021

Si certains films entraînent une adhésion quasi unanime aussi bien de la part de la critique spécialisée que du grand public, d’autres en revanche témoignent d’un désaccord évident. Parmi les premiers, on peut citer plusieurs longs métrages qui, au cours des temps, se sont forgé une très solide réputation. En examinant par exemple certains sondages réalisés au début des années 2000 et portant sur les films tournés dans la deuxième moitié du siècle passé (CF n. 843 pp. 19-21), on peut en citer une bonne demi-douzaine qui rallient tous les suffrages: 2001: l’odyssée de l’espace et Barry Lyndon (Stanley Kubrick), Apocalypse Now (Francis Ford Coppola) et Vertigo (Alfred Hitchcock) caracolent régulièrement en tête, plébiscités tant par les spécialistes du cinéma que par le public en général. On pourrait en ajouter bien d’autres encore comme Les Sept samouraïs (Akira Kurosawa), La Nuit du chasseur (Charles Laughton) ou encore Le Mépris (Jean-Luc Godard).


Certains longs métrages peinent en revanche à séduire tout le monde. On pourrait dresser une liste des films qui sont adulés par la presse spécialisée, mais qui ne parviennent pas à convaincre tout un chacun: on ne citera ici qu’un seul titre, Huit et demi (Federico Fellini, 1963), que l’on découvre à chaque fois aux toutes premières places des choix opérés par les journalistes spécialisés (1er, 2e ou 3e rang pour ceux qui écrivent dans la revue Positif, pour ceux de l’Académie européenne de cinéma, et pour plus d’une centaine de critiques réputés du monde entier). En revanche, Huit et demi est aux abonnés absents ou ne décroche au mieux qu’un tout petit strapontin lorsqu’on donne la parole au public en général… Y a-t-il une explication à cet apparent paradoxe? Arrêtons-nous un instant sur le film de Fellini, que l’on ne peut pas définir comme véritablement populaire, c’est vrai, mais qui reste indubitablement une œuvre cinématographique assez exceptionnelle.


Vite un petit rappel pour bien situer le débat. La première séquence du film est totalement muette: des voitures sont immobilisées dans un tunnel, pare-chocs contre pare-chocs. Dans l’une d’entre elles un homme est enfermé, son habitacle est plein de vapeur et les portières sont bloquées. Il suffoque, se fâche, s’affole. Autour de lui d’autres conducteurs, figés, hostiles ou indifférents. Soudain le son arrive: bruits de coups de poings contre la carrosserie, crissement des ongles qui griffent les glaces, halètement d’une bête prise au piège. Paniqué, l’homme est envahi par la peur et le désespoir: il va mourir asphyxié, tout seul, sous les yeux d’une humanité qui continue de l’ignorer. Il réussira pourtant à se glisser dehors par la fenêtre de la portière, il s’envolera, sera rattrapé par un lasso, tombera sur une plage et se réveillera dans son lit… L’homme enfermé, c’est Guido (Marcello Mastroianni), 43 ans, un réalisateur très connu, mais incapable de se libérer de toutes les contraintes qui l’enserrent (travail, vie conjugale et sentimentale). Prisonnier de sa notoriété, il ne peut s’évader que par l’imaginaire, le rêve ou le mensonge. Il tente désespérément de mettre sur pied un film qu’il s’est engagé à réaliser, mais les producteurs le traquent, ses collaborateurs n’arrivent pas à saisir ses intentions et les vedettes désignées ignorent l’essentiel de leurs rôles.


Il n’y a pas vraiment de récit dans Huit et demi, mais plutôt des lambeaux d’histoires cousus bout à bout, l’œuvre se déroulant sur trois plans: la fabrication du film que Guido doit tourner et pour lequel il a convoqué des acteurs qui sont les doubles des personnages qui hantent ses propres cauchemars; la recherche ensuite par le cinéaste d’un fil conducteur qui pourrait relier tous ses rêves personnels - ou les divagations qui lui tiennent lieu d’inspiration -; et enfin la quête personnelle de Guido d’une forme de sérénité. Tout cela au milieu des fontaines d’une station thermale d’une ville irréelle… Le récit oscille entre imagination délirante et nostalgie, monde réel et souvenirs, contraintes de la réalité sociale et de son environnement (public et privé). Un film qui exige donc du spectateur une attention de tous les instants, qui aborde des sujets complexes - celui de la création artistique en particulier - et qui doit nous entraîner au plus profond de nous-même. Une introspection qui ne va pas sans susciter réactions et réticences. Il y a peut-être là un premier élément dérangeant à prendre en considération pour expliquer (?) une certaine réserve du grand public.


L’œuvre a connu un grand succès auprès de la critique cinématographique lors de sa sortie, même si certains journalistes «de gauche» ont manifesté quelques réserves. En voici un exemple: «L’auteur ne se recentre jamais sur son véritable sujet, c’est-à-dire la fonction morale d’un cinéaste. Celle-ci n’est jamais replacée par Fellini dans un contexte social historiquement et géographiquement dévoilé. Le metteur en scène, Guido - qui ressemble comme un frère à Federico Fellini -, n’a plus rien à dire parce que l’inspiration l’a quitté. Mais ne l’a-t-elle pas abandonné précisément (et uniquement) parce qu’il n’a jamais su la nourrir, parce qu’il n’a jamais osé l’engager parmi les hommes, parce qu’il a toujours cru aux misérables miracles de la métaphysique évanescente, et non comme un Visconti, un Buñuel, à une fraternité à fonder dans un monde qu’il convient préalablement de changer?» On aura reconnu un extrait des propos tenus par Freddy Buache, directeur de la Cinémathèque suisse, dans La Tribune de Lausanne, lors de la sortie du film en 1963.


Et Fellini lui-même, qu’en disait-il? «Huit et demi c’est l’histoire d’un homme comme il y en a tant, un homme pris à la gorge, dans un marasme, dans un embouteillage complet. Je souhaite qu’après les premiers cent mètres le spectateur oublie que Guido est un metteur en scène, c’est-à-dire un type qui fait un métier insolite, et qu’il reconnaisse en lui ses propres angoisses, ses propres doutes, ses propres canailleries, lâchetés, ambiguïtés, hypocrisies: toutes ces choses

qui sont propres aussi bien à un avocat père de famille qu’à un metteur en scène.» Tout un programme…


Huit et demi est sans doute un grand pas en avant dans la marche d’un cinéma personnel qui annonce une forme de modernité, une forme de construction inventive aussi qui s’interroge sur l’acte créatif lui-même: «Avec son noir et blanc magnifique, son cadrage géométrique et non réaliste, l’utilisation suggestive du son et des images, Huit et demi n’est pas une dissertation sur l’état de l’art, ni une enquête psychanalytique. Le film ouvre une fenêtre en chacun de nous, artiste ou pas, homme ou femme» (Jean-Michel Frodon).


Fellini est un poète moderne: avec lui on peut parler d’une évolution ou d’une mutation qui s’esquisse et qui s’annonce comme un nouvel âge du cinéma. Un cinéma qui prend ses distances vis-à-vis de la tragédie classique ou de la comédie humaine. Avec lui, avec d’autres cinéastes aussi (on pense à Resnais et à Antonioni par exemple), le cinéma devient une aventure intérieure abandonnant les intrigues linéaires et les dialogues souvent trop explicatifs ou théâtraux. Pratiquant l’alternance (sans transition) de séquences oniriques avec des tableaux de la vie quotidienne, mêlant au passé et au présent des scènes parfois peu susceptibles d’exister un jour, Fellini pratique une forme de rupture avec le cinéma du moment et avec, bien sûr, le cinéma-spectacle. Ceci explique cela: réflexion sur la création artistique, au sens général du terme, le film sollicite fortement le spectateur, lui présentant une forme de miroir, le renvoyant à lui-même et l’amenant à se situer, comme Fellini, dans un monde social et réel parfois peu avenant, souvent coercitif et qui peut remettre en question les options personnelles et vitales de chacun. Voilà peut-être ce qui dérange et ce qui pourrait être à l’origine d’une forme de désintérêt et de désaffection du public. Si Huit et demi est un film incontournable et moderne, il ne cherche, c’est vrai, ni le divertissement, ni le délassement, ni le repos de l’esprit.


Antoine Rochat