Hommage à l'animation suisse au Festival d’Annecy 2022

Le 06 juillet 2022


À l’occasion des 100 ans du cinéma d’animation suisse, le festival proposait toute la semaine des courts métrages helvétiques, séparés en plusieurs sections. Ainsi, avec Traversées, nombreux étaient les courts métrages en lien avec la temporalité sinon le voyage avec des sous-thèmes puissants et touchants. Nous pouvons citer Only A Child de Simone Giampaolo soulignant le manque d’institutions de santé publique et de formations médicales dans les pays du tiers monde, principalement en Afrique. Les œuvres de réalisateurs tels que Claude Barras, à Marcel Barelli et à Isabelle Favez, les frères Guillaume ou encore François Chalet étaient à l’honneur, toujours riches d’idées et de messages.


En ouverture avec Transitions, un extrait du tout premier film d’animation suisse, sorti en 1922 et intitulé Monsieur Vieux-Bois par Lortac et Cavé fut projeté. D’une durée de 12 min, le film muet relatait non sans un certain comique de répétition les affres de l’amour courtois entre beaux mots et duels pour la main de la promise.


Les Cartes Blanches du festival étaient quant à elles consacrées aux œuvres d’un réalisateur suisse en particulier: Julius Pinschewer et son ton pince-sans-rire; Claude Barras à l’univers décalé; ou encore Marcel Barelli et son attrait pour les éléments de la nature, la faune et la flore.


Sur le pont des frères Guillaume (2022)


Présenté en avant-première du festival, le dernier film documentaire des frères Guillaume entraîne le spectateur dans un entre-deux troublant, perdu à la frontière entre la vie et la mort. Le voyage entre les deux mondes est quant à lui assuré par un train, symbole de passeur moderne, comparable au navire voguant le Nil ou à la barque sur le Styx.


La phrase d’ouverture - «Ce sont des instants. La vie c’est pas plus que ça. C’est ce petit coin de sourire, ou de tristesse, ou de ce que vous voulez mais c’est pas plus que ça.» - met tout de suite le spectateur dans l’ambiance, l’invite d’ores et déjà à faire chauffer son cerveau pour s’apprêter à vivre une expérience unique et forte en émotions. S’ensuivent alors des cheminements de réflexions construites en puzzle, commencées par l’un terminées par l’autre et ainsi de suite à travers des décors majoritairement fixes rappelant des tableaux.


L’idée de parler de la mort et de l’expérience qu’on peut ressentir leur est venue alors qu’ils cherchaient de prime abord à traiter de la vie, plus précisément de la venue au monde. Mais comme chacun sait, l’être humain n’acquiert le langage qu’au bout de quelques années et la mémoire encore un peu plus tard. Ils se sont alors tournés vers les personnes du troisième âge, en fin de vie, malades condamnés ou ayant vécu une EMI (expérience de mort imminente).


C’est ainsi que pas moins de quarante personnes ont été invitées à témoigner, leurs interviews habillant de mots les quasi-cinquante minutes du film. Il est très touchant de se rendre compte du fait que les personnes enregistrées étaient déjà toutes ou presque «de l’autre côté» lorsque le film a été montré.


Ainsi, comme il sait si bien le faire, le cinéma se veut vecteur de mémoire et, pour paraphraser le très récent Quantum Cowboys: «La réalité change constamment, seul le fait d’enregistrer un instant peut le figer dans le temps, le rendre immuable et quelque part, immortel». Le film retrace des moments de vie, bribes de souvenirs à travers une image, un objet, un lieu, riche en émotions si fortes qu’elles sont encore perceptibles par les intervenants. C’est par ces chemins de vie que passent le train de l’infini.


Jungle rouge de Juan Lozano et Zoltan Horvath (2021)


Synopsis: Mars 2008. Dans la jungle colombienne, la plus vieille guérilla communiste au monde vit ses derniers instants. Raúl Reyes, numéro 2 des FARC, est tué dans un bombardement par l’armée colombienne et la CIA. Il laisse derrière lui un document inouï: dix ans de correspondance où se croisent tous les acteurs du conflit, témoignage d’une lutte acharnée pour la révolution.


Inspiré par le témoignage écrit de l’ex-numéro 2 des FARC, organisation révolutionnaire colombienne, le film documentaire, qui joue avec un habile équilibre entre animation et prises de vue réelles, nous ouvre les portes de l’intimité de Reyes mais également de la vie au sein de ce groupe armé de ses débuts à son déclin. C’est ainsi près de dix années d’interactions, de messages, de photos, d’enregistrements sonores ou visuelles du célèbre Raúl Reyes qui sont utilisées pour former la structure de ce docu-fiction.


Véritable prouesse technique et visuelle, le métrage a été tourné avec des acteurs réels avant de passer par la case informatique et ainsi nous offrir un résultat original et quelque peu inquiétant, où le malaise visuel est tangible. Cela sied à merveille au sujet du récit, entre climat anxiogène, adrénaline et tension palpable. La collaboration colombiano-suisse offre une superbe expérience qui fascine de par sa technicité autant qu’il dérange de par son sujet.

Aussi, certains aspects de la vie de ces révolutionnaires semblent complètement irréels tant ils sont déconnectés de notre réalité. Cela a pour effet de nous maintenir dans un état de questionnement permanent, d’empathie envers ces soldats qui luttent, vivent et tombent pour leurs idéaux. Un voyage viscéral qui n’est pas sans rappeler les grands films d’action en pleine jungle des années 1980.


Unicorn Wars d’Alberto Vázquez (2020)


Synopsis: Dans ces contrées reculées, Oursons et Licornes sont en guerre depuis toujours. Le soldat Célestin a soif du sang des Licornes, gage d’une beauté éternelle, selon le Grand Livre Sacré. Son frère Dodu, lui, n’aime pas la guerre, il préfère les myrtilles et les câlins. Mais la bataille finale approche: une unité d’Oursons inexpérimentés quitte le camp d’entraînement pour une mission commando dans la Forêt Magique. Seront-ils à la hauteur?


Analyse: Il ne faut clairement pas se fier aux dessins mignons et japonisants en allant voir ce film, pas plus qu’aux espèces animales interférents dans le récit. Car derrière ces figures attendrissantes se cache un reproche adressé à l’humanité: «Vous avez laissé mourir l’enfant en vous maintenant c’est la guerre, vous avez voulu engranger toujours plus de profit, désormais, la planète se meurt et avec elle, nous aussi». Le film se veut également sévère envers la religion, dénonçant les actes de violence engendrés par le fanatisme. Cette violence exacerbée contrastant avec l’univers du film vient appuyer encore plus celle-ci, tout autant sous-entendant que même par dépit, le plus doux et aimant individu peut devenir une bête sanguinaire, assoiffé de vengeance ou de pouvoir, pour le peu qu’on sache bien s’y prendre. Un film plutôt pessimiste et qui ne laissera pas indifférent.


Terra Incognita d’Adrian Dexter et Pernille Kjaer (2021)


Synopsis: Sur une île mystérieuse oubliée du temps, des êtres immortels mènent une vie pré-civilisée et passent leurs journées dans une léthargie hédoniste. Mais le jour où la mort s’immisce, l’éternité apparaît soudain comme une simple illusion…


Analyse: L’ovni philosophique du festival. Terra Incognita propose la revisite mythologique et scientifique de l’histoire de l’Univers avec pour personnage central, le Temps, variable originelle de tout ce qui est. On est alors embarqué dans un monde riche, haut en couleur, rempli de faune et de flore extraordinaires qui rappellera à certains des cyclopes et autres monstres mythiques.

Si le Temps est le personnage principal, traversant les âges impétueusement, punissant au passage les diverses races présentes, Homme, animal, divinités supposées, la morale du film, au-delà de la satire religieuse ou de la recherche du sens même de l’existence, reste la notion d’éternité, graal convoité par les Hommes depuis l’aube de leur apparition.

Ainsi, au fil des millénaires, seul un sage, narrateur omniscient équivalent à Dieu, dira de l’éternité qu’elle n’est pas, ironiquement, «éternelle». Elle peut en effet être brisée par la Mort. Cette affirmation, cette pensée réfléchie soumise par les réalisateurs nous invite à repenser la notion de vie comme de mort, de temps comme d’éternité. Le message de fond serait que si la Mort existe, c’est pour ne pas s’ennuyer dans une éternité bien trop vaste pour notre esprit à la mémoire et aux capacités limitées. Le film invite alors à savourer la vie comme elle vient, se laisser porter tout en manœuvrant ce qui doit l’être pour la rendre plaisante et amusante.


Pachyderme de Stéphanie Clément (2022)


Synopsis: Comme chaque été, Louise est confiée à ses grands-parents pour quelques jours de vacances à la campagne. Entre l’herbe verte du jardin, la baignade au lac, la pêche avec grand-papa, tout semble aussi doux que les tartes aux fraises de mamie. Pourtant cette année, il va neiger en plein été et un monstre va mourir.


Analyse: Si le début du film laisse quelques doutes quant au sujet, le titre prend tout son sens lors d’une scène-clé, celle de la balade en forêt. La réalisatrice Stéphanie Clément avait déjà pris l’habitude avec ses travaux précédents de ne pas surenchérir sur la problématique du film. Une fois de plus, c’est avec brio qu’elle fait monter la tension et la réflexion, disséminant avec parcimonie quelques indices. À travers la petite fille, c’est tout un tabou qui est évoqué, celui de l’inceste, de l’abus familial. Lorsqu’enfin l’on découvre l’imposante stature du grand-père coupable face à la frêle petite fille, on comprend le titre du film, représenté jusqu’alors par une corne d’éléphant.

L’on saisit alors les raisons des insomnies de Louise, ou plutôt son imagination d’enfant qui la pousse à chercher à s’effacer et s’extraire de sa forme humaine. La voir se fondre parmi les fleurs du papier peint de sa chambre en se répétant la même phrase en boucle pour se rassurer a de quoi nouer l’estomac.

Une des scènes-clés du film s’inspire du tableau intitulé Ophélie de John Millais. Alors que la jeune fille reproduit à l’identique la pose d’Ophélie, elle hésite à se laisser mourir, entraînée par le fond. Lorsque le grand-père décède, la corne de l’éléphant se brise symboliquement et son craquement libère Louise de son fardeau. Reste encore cependant à exorciser les souvenirs...


Yugo de Carlos Gómez Salamanca (2021)


Synopsis: Des témoignages de proches dessinent l’itinéraire d’une femme et d’un homme contraints à quitter leur campagne natale pour s’installer dans la périphérie de Bogota et travailler à la création industrielle de pièces décoratives pour les poids lourds. À l’échelle d’une vie, Yugo questionne le développement économique capitaliste et libéral d’Amérique latine et ses conséquences sur l’humain, à travers les modifications environnementales et sociales qu’il génère.


Analyse: Film engagé dénonçant sans pincettes et avec une technique d’animation à base de sable retravaillé sur ordinateur exceptionnelle, Yugo lève le voile sur une réalité qui est encore d’actualité; l’exploitation de travailleurs dans les pays en voie de développement. La misère sociale côtoie la maladie, la famine et la mort dans des conditions terribles alors qu’au-delà de l’étroitesse d’une famille ou d’une mine, le monde semble se porter pour le mieux. La précarité des ouvriers de Colombie reflète celle des autres ouvriers de par le monde.


Les liaisons foireuses de Chloé Alliez et Violette Delvoye (2022)


Synopsis: Ce soir, c’est la grosse fête pour Lucie, Maya et leurs potes. Même Jimmy est venu: il est là pour Maya, tout le monde le sait. Mais au moment où tout doit se jouer, surgissent entre Maya et Lucie des sentiments cachés, tendres et confus, qui ont du mal à trouver leur place dans cette soirée rythmée par l’alcool qui coule à flots.


Analyse: Derrière l’ambiance posée qui se dégage de l’univers coloré et décalé des réalisatrices, Les Liaisons foireuses aborde des thèmes majeurs relatifs aux adolescents en pleine recherche d’identité. Regroupant un panel de personnages excentriques aux expressions et caractéristiques aussi riches et complexes que peut être l’adolescent qui cherche sa place, le film couvre une série de problématiques caractéristiques de cet âge, toujours avec humour. Sexualité, rejet de l’autre, moquerie, comportement destructeur et harcèlement sont traités avec une bienveillance et un humour qui feront sourire.


Scale de Joseph Pierce (2022)


Synopsis: Sur l’autoroute où il conduit, Will perd le sens de la réalité. Tandis que s’accroît son addiction à la morphine, il se débat pour démêler la succession d’événements qui l’ont amené à cette situation, avant d’être à jamais perdu.


Analyse: Avec Scale, le réalisateur dépeint avec un regard très original et un flegme très britannique la descente aux enfers d’un écrivain toxicomane qui avait tout pour être heureux, sauf peut-être sa seringue. De l’excitation à l’euphorie en passant par les bad trips hallucinés, l’homme désabusé tue le temps pour ne plus avoir à le subir, victime d’une routine ennuyeuse. La recherche de guérison ne passe pas par quatre chemins: les voies d’autoroute que sont devenues ses veines apparaissent rapidement comme des impasses. S’il n’a pas peur de la mort comme il le dit si bien, il n’a cependant pas d’autre choix, pour l’amour de ses enfants, que de sortir de son embourbement, de son état d’engourdissement suite à son mariage raté. Si le processus de rémission prendra du temps, la rédemption semble lui sourire à la fin, avec sa transformation kafkaïenne en reptile, symbolisant sa mue, nouvelle peau, nouvelle vie.


Stéphane Colak