Hommage à Freddy Buache

Le 05 juillet 2019

Freddy, un passeur éternellement vivant…

Ses origines

Le 28 mai dernier, Freddy Buache a tiré sa révérence, laissant le monde cinématographique, culturel, littéraire, philosophique et artistique orphelin. Comment résumer une vie aussi dense et riche en quelques lignes?

Né le 29 décembre 1924 à Villars-Mandraz, ce personnage hors du commun puise sa force dans la terre. Son enfance s’articule autour du restaurant que gèrent ses parents et la vie à la campagne, entouré d’animaux. Imprégné de l’ambiance régnant dans le bistrot du village, fasciné par les clients qui le fréquentent tout en étant exclu du monde des adultes - nous sommes dans les années 30 -, Freddy se réfugie alors dans le grand jardin, inventant des jeux et des histoires, développant une imagination débordante. Dans cet univers privilégié, malgré une solitude causée par l’absence de disponibilité de ses parents occupés à faire tourner le commerce, Freddy évolue dans un cocon peuplé de rêves qu’il s’invente.

En 1931, un événement marque le début d’une passion: celle du cinéma. En effet, un «montreur de films», accompagné de sa femme et de son fils, débarque dans la grande salle en face du café pour décharger un projecteur et déplier un écran, opération que Freddy suit avec une certaine fascination. Assis au premier rang - habitude qu’il gardera toute sa vie - il se laisse emporter par les images en mouvement, et notamment par une action mettant en scène une amazone aux formes abondantes, qui selon ses propres paroles «a peut-être conditionné sa relation aux femmes sculpturales, autoritaires, volontairement égales de l’amant qu’elles désirent - et que l’homme de son côté ne peut désirer qu’en souhaitant les briser1». Un des moments clés de son enfance qui orientera Freddy vers l’avenir qu’il va se construire…

En 1934, ses parents font faillite: l’aura autour de sa famille disparaît et les regards changent, l’harmonie dans le couple s’en ressent… Ils sont contraints de déménager et le préadolescent développe, face à cette situation, une révolte qu’il exprimera clairement par la suite: «Je ne pouvais ni ne pourrai, jamais, pardonner cet arrachement provoqué par l’argent. J’avais une revanche à prendre. Elle aura conditionné le moindre de mes gestes. Il me fallait sortir de là pour crier ma détestation des médiocres qui jugent au vue des factures, du carnet de chèque ou du compte en banque, et se contentent d’assimiler la réussite aux plus hauts degrés de l’échelle bourgeoise2». La famille part vivre à Lausanne. Les temps sont difficiles avec un père chômeur, qui survit grâce à des petits boulots. La maman travaille en qualité de sommelière et se sacrifie pour pouvoir envoyer son fils, plutôt bon élève, au collège scientifique et payer l’écolage. Malgré sa condition modeste, Freddy est accepté et se retrouve dans une classe de fils de médecins et de notables.

Le rêve de ses parents était de le voir entrer à l’école normale, afin d’assurer son avenir dans une profession stable, avec une retraite assurée. Freddy échoue aux examens d’entrée à sa plus grande joie. Il entre à l’école normale avec le même manque d’enthousiasme mais sa rencontre avec un professeur de français et fervent commentateur de l’histoire de l’art, René Berger, sera capitale. Ce dernier sait développer la curiosité et la passion pour l’art chez les étudiants et trouve en Freddy un admirateur, qui va devenir un assidu de conférences et en apprendre beaucoup sur la peinture, sur l’esthétique et sur la littérature.

Une rencontre… 

En automne 1945, Freddy se rend au Palais de Rumine qui présente une exposition sur le cinéma français. A cette occasion, au milieu d’affiches et de photos, il assiste à la projection 16 mm sur un écran du film Un chien andalou de Luis Buñuel (qui deviendra plus tard son ami). Il en ressort impressionné et bouleversé. En quittant l’exposition, devant le Palais de Rumine, il sent une main se poser son épaule: celle d’Henri Langlois, l’un des fondateurs de la Cinémathèque française, qui lui propose de l’emmener boire un verre afin de partager ses impressions. Jean Grémillon, alors président de la Cinémathèque française et Joseph Kosma se joignent à eux.

Suite aux discussions animées lors de cette rencontre, Freddy va créer avec d’autres le Ciné-club de Lausanne à la Maison du Peuple en 1946, dont le succès est d’emblée extraordinaire. Dans la foulée, cette même année, il fonde avec Charles Apothéloz «Les Faux Nez», la compagnie théâtrale qui deviendra vite un endroit de rencontres incontournables dans la capitale vaudoise. Freddy gagne sa vie en qualité de journaliste et de critique de cinéma, à la Nouvelle revue de Lausanne d’abord, puis à La Tribune de Lausanne dès 1959. Il dirigera également deux collections aux éditions de l’Âge d’Homme, «Cinéma vivant» et «Histoire du cinéma».

La Cinémathèque suisse (CS)

En 1951, Freddy Buache prend les rênes de la Cinémathèque suisse, qu’il dirigera jusqu’en 1996. Ses missions sont claires: recueillir et sauvegarder les archives de la cinématographie, quelle qu’en soit l’origine et veiller à l’accroissement, à la conservation, à la restauration et à la présentation de ses collections.

Si l’envie est de créer une institution forte et reconnue, Freddy Buache veut surtout montrer des films et partager sa passion du 7e art. Tout en se battant pour obtenir des subventions, il lutte pour préserver son indépendance. Dans un élan courroucé face à ses interlocuteurs «financiers», il lance: «La Cinémathèque c’est moi!» Cette phrase prononcée au début des années 70, en réponse à des critiques émises par les responsables de la Section cinéma à l’OFC (qui souhaitaient voir les collections déménager sur les bords de la Limate), résume bien l’histoire de la Cinémathèque suisse. En effet, cette époque est le miroir d’une génération durant laquelle les pouvoirs des institutions culturelles étaient concentrés sur une seule personne. Le charisme de Freddy Buache ainsi que son caractère passionné suffisaient à élaborer et préserver une mémoire importante. Les combats légendaires et les coups de cœur secrets d’une personnalité au rayonnement international auront orienté le destin de la Cinémathèque suisse. Cette dernière a été façonnée par les luttes menée par son bouillant directeur, qui pendant des années va se démener obstinément, sans salaire (il gagnait sa vie en qualité de journaliste), afin de développer la culture cinématographique et défendre le cinéma suisse.

Aujourd’hui, cette institution s’est dotée, grâce au financement de la Confédération et au travail des différents successeurs, d’un centre de recherche et d’archivage (Penthaz) à la pointe du progrès répondant à des exigences très précises. Mais l’ADN de la Cinémathèque suisse est composé en grande partie de celui de ce grand Monsieur: son caractère emporté, ses colères mémorables et son franc-parler pouvaient heurter parfois, mais son intelligence, son enthousiasme, ses passions, sa sensibilité et son extrême pudeur ne pouvaient laisser indifférent. Aujourd’hui, une page se tourne et on se sent orphelin… mais l’œuvre qu’il a laissée derrière lui est inestimable et éternelle, tout comme les passions qu’il a su transmettre. En effet, Freddy Buache a marqué de son sceau le cinéma en militant pour la reconnaissance de cet art et en défendant le cinéma helvétique, sans oublier l’enseignement de son histoire à de nombreux étudiants. Merci pour tout, Freddy!

Nadia Roch


1  Buache Freddy, Derrière l’écran. Entretiens avec Christope Gallaz et Jean-François Amiguet, Lausanne, Payot, 1995, p. 17.
2  Idem.