Gravir une dune n’aura jamais été aussi difficile

Le 22 septembre 2021

Réputation de film maudit, dont la réalisation a plusieurs fois été abandonnée quand elle n'a pas été reniée, Dune réapparaît enfin sur nos écrans. Retour sur la genèse de cette adaptation de Frank Herbert.


En 1965, après plus de six ans de recherche et d’écriture acharnée, Frank Herbert réussit enfin à publier Dune, un gros pavé de science-fiction. On y découvre un univers foisonnant, très détaillé, où des grandes familles se livrent une guerre sans merci pour la domination de l’univers. Au centre de toutes les attentions, la planète austère et désertique Arrakis, seul endroit où pousse l’Épice, une précieuse substance capable de démultiplier les capacités psychiques. Ce postulat permet à Herbert d’aborder de nombreux thèmes liés aux rites, à la géopolitique, aux technologies, à la génétique… Dans le genre, c’est également un des premiers romans à traiter d’écologie. Récompensé par le prix Hugo en 1966, Dune attire l’attention des studios hollywoodiens en quête de bonnes idées de Science Fiction. Arthur P. Jacobs, le producteur de La Planète des singes, est le premier à acquérir les droits du roman dans l’optique d’en faire un blockbuster. Malheureusement, Jacobs décède en 1973 et les droits sont remis en vente.


C’est alors qu’un réalisateur pour le moins inattendu entre dans la danse: Alejandro Jodorowsky. Ses deux derniers films, El Topo et La Montagne sacrée obtiennent un succès retentissant en Europe au début des années 70 et le producteur français Michel Seydoux souhaite produire son prochain long métrage, quoi qu’il en coûte. Jodorowsky s’empare alors de Dune, réinventant complètement le matériau d’origine afin d’en faire un film «qui changera les consciences à jamais». Emporté par son projet, il va réunir autour de lui une folle équipe créative: l’auteur de bandes dessinées Jean «Mœbius» Giraud se charge du story-board, Dan O'Bannon des effets spéciaux, H. R. Giger et Chris Foss du design artistique. Mu par la volonté d’inventer une nouvelle forme de science-fiction, cette «famille» va s’atteler à la conception d’un film énorme (estimé à près de dix heures) et complètement psychédélique. Au cours du développement viennent se greffer Salvador Dali, Charlotte Rampling (que l’on retrouve dans la version de 2021), Orson Welles, Udo Kier, Mick Jagger ou encore Alain Delon. Pink Floyd et Magma sont annoncés à la musique. Le fils de Jodorowsky s’entraîne sans relâche pendant deux ans aux arts martiaux afin de pouvoir endosser le rôle de Paul Atreides. Hélas, aucun studio américain n’est assez fou pour se laisser séduire par le scénario entièrement story-boardé de Jodorowsky et son équipe. Après avoir réuni 10 millions de dollars pour un film qui en nécessite 15 millions, Michel Seydoux renonce, signant la fin de l’un des projets les plus excitants du cinéma. Enfin pas tout à fait: des reliques du Dune de Jodorowsky vont parsemer la pop culture. Dan O’Bannon et H. R. Giger s’en vont créer Alien, alors que Mœbius et Jodorowsky vont publier leurs idées avec L’Incal et La Caste des Méta-Barons, deux séries de bandes dessinées de science-fiction majeures. On dit que le story-board a longtemps tourné dans les studios d’Hollywood, inspirant notamment un certain… George Lucas. On ne peut que recommander le documentaire Jodorowsky’s Dune de Frank Pavich où Jodorowsky revient sur ce projet passionnant. D’ailleurs, à l’occasion du tournage de ce documentaire de 2013, il retrouve le producteur Michel Seydoux grâce à qui il peut réaliser La Danza de la Realidad, 23 ans après son dernier film. Comme quoi, les fantômes de Dune sont bienveillants.


Mais revenons à l’adaptation de Dune qui ressemble de plus en plus à un serpent de mer. Le producteur Dino De Laurentiis récupère les droits en 1977 et charge Frank Herbert (qui entre-temps a déjà publié deux suites à son livre) d’écrire un scénario. Du côté de la réalisation, le nabab engage Ridley Scott qui, ô hasard, vient de réaliser Alien avec Dan O’Bannon et H. R. Giger. Face à la densité du récit, Scott opte pour une adaptation en plusieurs films, à la Star Wars. Mais après quelques mois de préproduction, le réalisateur jette l’éponge alors qu’il traverse un drame familial. Il se consolera deux ans plus tard avec la réalisation d’un certain Blade Runner (dont la suite, Blade Runner 2049, a été réalisée par Denis Villeneuve en 2017… tout est lié!) C’est alors que David Lynch entre en jeu. Celui qui au début des années 80 est l’étoile montante d’un certain cinéma arty (un peu comme l’était Jodorowsky dix ans plus tôt) se fait remarquer par Raffaella De Laurentiis, la fille du producteur également engagée sur ce projet. Bien que Lynch ne voue aucun intérêt pour la science-fiction (il avait refusé de réaliser Le Retour du Jedi), il accepte l’expérience pour «vérifier» sa marge artistique sur une grosse production. Les décors sont monumentaux, les moyens permettent une pléthore de figurants costumés ainsi que des effets spéciaux avant-gardistes. Le verdict ne se fait pas attendre puisque le réalisateur a finalement perdu le contrôle sur le montage (sa version dure plus de trois heures contre deux heures dix-sept pour celle qui sort en salle), après un tournage parsemé d’embûches et de différends artistiques. Dans une version rallongée pour la télévision, Lynch demande même que son nom soit remplacé par le pseudonyme Alan Smithee au générique. Renié par son réalisateur et boudé par le public malgré un casting impressionnant (Sting, Max von Sydow, Brad Dourif, Patrick Stewart, Virginia Madsen et Kyle MacLachlan qui rencontre son mentor pour la première fois), le long métrage de 1984 acquiert finalement le statut de «film culte» au fil des années. Bien que raté et frisant parfois le nanar, il recèle de fulgurances, d’idées, avec une bande originale signée par le groupe Toto et des images marquantes, qui ne ressemblent à rien que la science-fiction ait connu auparavant. Ses visions poisseuses et cauchemardesques laisseront une empreinte, notamment dans le jeu vidéo. En 1992, le studio Westwood sort Dune II: Battle For Arrakis, un jeu basé sur le film de 1984. Ce titre révolutionne le monde du jeu vidéo car il s’agit d’un des premiers jeux de stratégie en temps réel (ou en tout cas d’un premier jalon majeur). De ce modèle fondateur découleront plus tard des jeux tels que Warcraft, StarCraft ou Command & Conquer qui se vendront à des dizaines de millions d’exemplaires. En 1998 et 2001, le jeu s’offre un remake et une suite où les missions ludiques sont entrecoupées par des cinématiques, jouées par des acteurs réels, reprenant les designs et les décors du film de Lynch.


En 2000, surfant sur le succès des jeux vidéo, la chaîne de télévision américaine Sci-Fi jette son dévolu sur l’adaptation du classique de Frank Herbert en en proposant une mini-série, divisée en trois épisodes d’une heure trente. Si cette nouvelle tentative convint de nombreux fans par sa fidélité quasi littérale au roman originel (ceux-là même qui reprochaient à Lynch d’avoir pris trop de liberté), elle n’en demeure pas moins qu’un téléfilm, réalisé platement, sans imagination et incarné par des acteurs lisses habillés en costumes cheap et évoluant dans des décors de carton-pâte ou d’images de synthèse affreuses. Malgré cette déroute artistique, la mini-série est un succès et entraînera même une suite - Les Enfants de Dune - avec… Susan Sarandon. Si la réussite créative n’est pas de mise, cette initiative a au moins le mérite de raviver la flamme chez les fans du livre… et les studios hollywoodiens. Paramount récupère les droits et confie en 2008 l’adaptation au réalisateur Peter Berg, honnête faiseur de divertissement qui ressort tout juste du succès de Hancock. Le projet n’aboutit pas, une fois de plus, et c’est là que les fans frémissent de peur: Pierre Morel est annoncé à la barre. Oui, celui à qui l’on doit les bourrins Banlieue 13 et Taken. Le ton est donné et Frank Herbert, décédé en 1986, a de quoi se retourner dans sa tombe. «Heureusement», le projet s’enlise, le studio perd les droits en 2011 et cette tentative est avortée, probablement pour le meilleur. Lors de la promotion de son film Premier contact en 2016, le cinéaste québécois Denis Villeneuve parle de son fantasme: réaliser Dune, un roman qui l’inspire depuis ses 13 ans. Bingo! Visiblement convaincu par le talent du réalisateur, Hollywood donne le feu vert au projet de Villeneuve. Epaulé au scénario par John Spaihts (à qui l’on doit l’histoire de Prometheus, le préquel d’Alien… coïncidence?) et Eric Roth (scénariste entre autres de Forrest Gump, L’Étrange Histoire de Benjamin Button), il opte pour une adaptation en deux films (tel que Ridley Scott l’avait envisagé en son temps). Alors qu’ils n’avaient pas hésité à tourner les trois films du Seigneur des anneaux simultanément, les studios Warner Bros. sont un peu plus réticents à se lancer dans un aussi gros chantier pour Dune. Ils conditionnent la production du second opus au succès du premier. Villeneuve ne se démotive pas, confiant dans son approche. À ce propos, le réalisateur déclare: «On fait le film qu’on veut et les gens vont le voir, on fait le film qu’on veut et les gens ne vont pas le voir. Mais on fait le film qu’on veut.» Du coup, après une arlésienne de plus de 55 ans (dont un an de report à cause de la crise de la Covid), les planètes sont enfin alignées pour que Dune parvienne sur grand écran: un auteur talentueux bénéficie de moyens conséquents (on parle d’un budget de production de 165 millions de dollars) pour réaliser l’adaptation dont il rêve depuis son enfance. Toutefois, il reste un point noir qui pourrait éclipser toute l’entreprise: le Dune de Villeneuve n’a pas été pensé en tant que film, mais en tant que premier fondement d’un univers appelé à se déployer sur d’autres films ou séries. En l’état, s’il offre une immersion prometteuse dans le monde imaginé par Frank Herbert, Dune Part One n’est guère satisfaisant en termes d’expérience narrative et laisse un goût amer d’inachevé. Sans ses suites planifiées, il restera aussi prometteur que le story-board de Jodorowsky, aussi charcuté que le film de David Lynch et aussi vain que les téléfilms Sci-Fi.