GRAND ENTRETIEN : Andreas Fontana

Le 12 janvier 2022

«Je rêverais d’être un bon portraitiste mais je suis toujours trahi par un désir de fiction»


Le cinéaste suisse a réalisé son premier long métrage, Azor, sélectionné à la Berlinale en 2021. Pour l’aborder, nous sommes d’abord revenus sur son parcours et ses précédentes œuvres. Rencontre.

Au milieu de l’ancien Buffet de la Gare de Lausanne, des va-et-vient et de la musique, nous avons retrouvé le réalisateur suisse Andreas Fontana le 31 décembre pour un entretien autour d’Azor, son premier long métrage. L’ambiance chaleureuse nous a rapidement conduits au tutoiement, lors d’une discussion agréable et peu dirigée. La retenue initiale s’est vite dissipée, au profit d’un propos généreux, qui laisse volontiers place à la digression. Azor, qui sort aujourd’hui sur nos écrans, fait suite à une série de courts métrages, documentaires et faux documentaires, dans lesquels le spectre de personnes absentes est à l’origine de témoignages, autrement dit de fabrications de récits. Dans son dernier film, se dessine en creux la figure de René Keys, un banquier privé qui a quitté l’Argentine de manière inattendue. Son remplaçant, le protagoniste du film, Yvan de Wiel, est toujours évalué à partir de son prédécesseur. Il évolue ainsi dans une atmosphère étrange, des plus luxueuses, dans laquelle il ne semble pas être à sa place.


Tu as commencé par des études en littérature comparée à l’Université de Genève, avant de partir en Argentine où tu as travaillé comme traducteur. En 2008, tu es revenu en Suisse pour suivre un parcours en cinéma à l’ECAL puis à la HEAD. Est-ce que ces expériences passées alimentent ta pratique de cinéaste?

D’une certaine façon, j’ai toujours été assez lié au cinéma. Mon travail de mémoire par exemple portait sur le cinéma argentin. Mais je craignais de me lancer, il m’était difficile de me projeter comme cinéaste en Suisse. Et puis, je n’étais pas très à l’aise avec le documentaire. Même si j’ai fait des documentaires, et des faux documentaires, j’étais surtout très intéressé par la fiction.

Au fond, je n’étais pas sûr de ma voix: j’ai commencé par la littérature, j’ai écrit des nouvelles que je n’ai jamais publiées. Je cherchais une piste. Et c’est vrai que pour ça la littérature comparée et la traduction m’ont beaucoup aidé. En littérature comparée, tu superposes deux textes qui n’ont rien à voir et tu crées par cette superposition une nouvelle entité. Quant à la traduction, l’idée borgésienne de travailler depuis la marge m’a séduite. Être celui qui regarde, qui écoute et qui passe la parole. Le traducteur n’est jamais en train de parler lui-même, il parle pour les autres.


Pourquoi avoir commencé par un documentaire si cela ne t’intéressait pas?

Va le chanter à Gardel a été réalisé dans le cadre d’un atelier à l’ECAL avec trois francs six sous. On m’avait demandé de faire un film sur une ville qui ne m’inspirait pas beaucoup, Renens. Mon imaginaire se projetait bien plus sur Gardel [Carlos Gardel, célèbre chanteur argentin, ndlr] que sur Renens, Gardel plutôt que Fonjallaz. Ma relation avec l’Argentine se construit aussi dans des espaces fantasmés un peu exotiques, comme ces grandes plaines autour de Buenos Aires. Avec ce court métrage, je cherchais des couloirs qui n’existent pas de manière évidente: comment un nom sur une boîte aux lettres convoque tout un monde imaginaire? Chaque nom est déjà une histoire en soi. J’y voyais une accroche avec la fiction. L’artifice ne vient pas pour moi du plateau au sens théâtral, ou du jeu des comédiens, mais plutôt de la croyance en quelque chose qui n’est pas visible. C’est pour cette raison que le documentaire est assez problématique pour moi. Je rêverais d’être un bon portraitiste mais je suis toujours trahi par un désir de fiction.


On sent d’ailleurs cette présence de l’imaginaire dans tes films. Il règne toujours l’ombre d’une figure absente, que ce soit Gardel dans ton premier court métrage, la famille Saura et le cameraman Pedro M. dans le court métrage du même nom, le traducteur dans Cotonov Vanished puis le banquier privé René Keys dans Azor.

Même si c’est un peu différent dans chaque film, la question du mythe me questionne. L’absence va être à l’origine d’un récit collectif. Chacun peut en parler et chaque version transforme l’être disparu, ce que je trouve fascinant.

Dans Cotonov Vanished [faux documentaire, ndlr], c’est la mélancolie du personnage qui a réussi et raté en même temps, et qui finira par être complètement oubliée, qui m’intéressait. La grandeur et la décadence du traducteur.

Dans Azor, Keys est une figure à la Raspoutine, protéiforme. À la fois un personnage maléfique, à la fois un personnage saint, qu’on aime ou qu’on déteste. Mais l’absence est aussi un ressort narratif, il conduit quoiqu’on fasse à une enquête. Il n’y a pas d’autres options, comme il manque, on va identifier des éléments qui sont reliés à lui. On essaie alors de retrouver ses traces.


Azor est aussi le résultat d’une enquête?

La conception du film est née d’une superposition de deux choses indépendantes. Un jour, Jean-Stéphane Bron, avec qui je travaillais à l’époque, m’a demandé si je ne voulais pas faire un film sur le secret bancaire. C’était quelques années après l’annonce officielle de l’abandon du secret bancaire. Moi je ne m’intéressais pas à la banque, aux problèmes économiques. Ce qui m’intéressait était la question du secret. Je me suis mis à creuser cette idée. Mon grand-père par ailleurs était banquier privé. Pourtant, même si j’avais un lien assez fort avec mes grands-parents, tous deux désormais décédés, ce milieu me restait étranger, mes parents n’y appartenant pas. Mon père est sculpteur, ma mère enseignante de français, elle écrit aussi.

J’ai alors commencé à enquêter sur mon grand-père. J’ai trouvé un carnet à lui dans une malle. Il s’agissait d’un carnet de tourisme d’un voyage effectué avec ma grand-mère, en décembre 1980. Un carnet très mondain où il décrit ses visites aux amis. A priori, rien à voir avec les banques. Sauf qu’à la fin, ils finissent à Nassau aux Bahamas, où il n’y a que des banques. Il y avait à Nassau la succursale caribéenne de la banque privée de mon grand-père.

J’ai donc lu ce carnet en étant très déçu, m’attendant à quelque chose de plus intrigant. Mais finalement, je me rendais compte que son silence sur la dictature en Argentine était aussi très évocateur. Les banquiers lisent les journaux tous les jours pour des raisons professionnelles, puisqu’ils doivent investir à des endroits stratégiques. Mon grand-père avait en plus été diplomate, sa formation politique n’était donc pas moindre. De ne pas parler de la dictature alors qu’on a cette conscience politique-là dit quelque chose. Il y a un hors-champ qui est énorme. Voilà comment j’ai commencé. Mais ce n’est pas pour autant un film autobiographique.


C’est donc ce hors-champ qui t’a donné envie de faire un film sur un banquier privé plongé dans un pays en pleine dictature?

Un film part d’une interrogation qu’on a secrètement, et pour laquelle on doit trouver une forme pour l’exprimer. Sinon on ne fait pas de film, c’est trop compliqué à faire, un film. C’est une façon d’exprimer une urgence. Pour moi, l’urgence était liée à cette question-là. Mon grand-père n’avait pas de lien avec la dictature argentine mais il y avait une ambiguïté morale chez lui qui est propre à tous les banquiers privés, en Argentine ou ailleurs. Quand on est banquier, on est sur une frontière moralement très dangereuse.

Dans mon film, le personnage passe cette frontière très facilement parce qu’on est dans la fiction.


Dans Azor, la situation politique est esquissée, sans être abordée frontalement. Comment envisages-tu le lien entre la politique et les personnages de ton film?

Je ne crois pas que la fiction puisse investir l’Histoire de façon directe. Je n’aime pas cette phrase au début d’un film qui se dit «inspiré de faits réels». Les faits sont toujours réels, mais l’inspiration, au contraire, est de l’ordre de la fiction, non? Mon idée était de travailler la question du point de vue. L’Histoire est un récit, mais ce qui différencie celui-ci du mythe, c’est qu’il repose sur des sources. Comment les choses se reconfigurent-elles si on les regarde différemment, depuis un autre point de vue? Cela sous-entend éclairer l’Histoire d’une façon très différente.

Comme l’Histoire se concentre sur certaines choses qu’on veut rendre visibles, elle en laisse d’autres dans l’ombre, qui sont totalement ignorées. La fiction peut s’immiscer dans ces zones-là. On revisite des choses qui ne sont pas vraiment connues ou qui ne sont pas lues d’une certaine façon. Il s’agit alors de proposer une représentation nouvelle.

Dans Azor, la question de la dictature est abordée depuis le point de vue de banquiers. Ce thème n’avait jamais été traité depuis cette perspective. Certains Argentins qui ont vu le film en ressortent choqués. Pour plusieurs raisons mais notamment parce que c’est un sujet qui a été beaucoup traité dans le cinéma argentin, mais jamais depuis l’angle de la haute société, de l’argent, de la spoliation des biens et des quelques nantis disparus en raison de leur argent et non pour leurs opinions politiques.


Venons-en plus particulièrement aux personnages. Il y a quelque chose d’artificiel et de désincarné qui s’exprime dans leur jeu, notamment par les silences qui ponctuent les répliques. Est-ce qu’il y a un choix d’aller à l’encontre d’une certaine forme de naturalisme?

Il y a en effet cette volonté. Au lieu de jouer sur un côté naturel du dialogue, avec des hésitations, je me suis plutôt concentré sur le texte qui est très précis. Il est très précis aussi dans la description de ce monde, avec des personnages coincés dans le rôle qu’ils ont, malgré la menace. Le jeu participe de ça.

Créer des émotions avec trois fois rien, ça m’intéresse aussi plus qu’un jeu histrionique, où les émotions doivent passer par l’athlétisme de l’acteur. Même si ça fonctionne, je recherche plutôt une retenue chez les interprètes, qui permet aussi au spectateur de mieux se projeter.

Je voulais assumer sérieusement le fait de faire du cinéma de genre, en essayant d’en travestir les codes. Ce qui stimule, en tant que spectateur, c’est d’être un peu à distance. Dans le film, le travail de distanciation se fait par plein de choses. La musique n’est jamais là pour te kidnapper, elle te rappelle qu’il s’agit d’un film, comme le chapitrage et le jeu des acteurs. Pour le spectateur, il y a un peu de travail, il faut faire l’effort d’y croire, comme on croit à un magicien même si on sait qu’il y a un truc. Sinon ça ne marche pas.


Propos recueillis par Sabrina Schwob


Sortie du film: 12 janvier




Bio express


14 OCTOBRE 2001: Départ pour Palerme (Italie)

«Je suis parti m’installer seul en Sicile, j’avais 19 ans, je ne parlais pas italien, je n’avais aucun projet. Le début de l’aventure.»


20 JUIN 2010: Echec au diplôme de Master en réalisation cinéma - ECAL / HEAD

«Mon film de diplôme était très mauvais, le jury a été impitoyable, mais j’ai pu remédier à la décision en remontant le film et j’ai obtenu mon diplôme 6 mois plus tard. L’expérience de cet échec mortifiant très tôt dans mon parcours m’a été très précieuse.»


23 OCTOBRE 2011: Elections fédérales

«Avec Marie-Eve Hildbrand et David Maye, nous avons filmé ces élections pour un film en coréalisation, Dans nos campagnes, produit par Jean-Stéphane Bron et Bande à part Films. Après la diffusion du film, nous avons fondé avec Marie-Eve, David et d’autres cinéastes romand·e·s le collectif Terrain Vague.»


18 AVRIL 2015: Rencontre avec Eugenia Mumenthaler et David Epiney (Alina Film)

«C’était pendant le festival Visions du Réel, par hasard nous avons déserté ensemble un film en cours de projection dans une salle en périphérie de la ville de Nyon. Sur le trajet qui nous ramenait au centre-ville, nous avons sympathisé. Ce sont les producteurs les plus pointus et les plus exigeants que j’aie rencontrés jusqu’ici. Azor ne serait pas ce qu’il est sans eux.»


23 FEVRIER 2017: Rencontre avec le réalisateur et scénariste argentin Mariano Llinás

«C’était à la cafeteria Zurich, au centre de Buenos Aires. J’admirais son travail, et il est devenu, pour Azor, une sorte de mentor. Lors de nos rencontres suivantes, Mariano n’a pas cessé de me répéter: «Sois courageux, compañero». Nous écrivons actuellement un deuxième film ensemble et nos enfants sont devenus bons amis.»