Francis Reusser, un cinéaste romand et engagé
Le 29 avril 2020
Dans son dernier film, La Séparation des traces, récit essentiellement autobiographique sorti en décembre 2018, Francis Reusser laissait s’échapper, en contemplant le paysage qu’il découvrait depuis la terrasse d’un hôtel montagnard, un véritable cri du cœur: «Ça m’irait bien que ça se termine là. Il y a de la sérénité, du paysage, de l’odeur, de la politesse, du respect…» On ne peut s’empêcher de voir là comme une image anticipée de sa disparition toute récente, à l’âge de 77 ans.
Après une enfance perturbée - perte de sa mère à 2 ans et de son père à 13 ans - Francis Reusser galère familialement et scolairement parlant, ne terminant pas sa formation à l’Ecole de photographie de Vevey. En 1966, à l’âge de 24 ans, il trouve finalement un travail à la TV romande comme caméraman. Trois ans plus tard, en 1969, après avoir réalisé plusieurs courts métrages et tourné un épisode de Quatre d’entre elles (1967), il signe Vive la mort, une œuvre provocante et pétrie d’idéalisme. On est tout proche de Mai 68, mais la contestation n’a pas encore gagné les rues des villes suisses romandes. Dans ce premier long métrage, deux Parisiens, très typés, découvrent l’Helvétie: leurs confrontations avec leurs interlocuteurs seront explosives. Ironie mordante et critique assez acérée de notre société sont au rendez-vous. En même temps, Reusser s’attaque au langage cinématographique habituel qu’il estime conventionnel et s’en prend, comme il le dit lui-même, au «piège des clichés».
En 1976, sort un film au titre explicite, Le Grand Soir, qui obtiendra le Léopard d’or de Locarno. Reusser y parle de Lausanne et de la «révolution», mais aussi de lui-même (une réflexion constante dans son œuvre). Un coup de projecteur sur le sens d’un combat pour la vie, annonçant les changements souhaités par certaines cellules contestataires de l’époque. S’y ajoutent quelques chants révolutionnaires de Palestiniens et des souvenirs de la Révolution soviétique qui vont accompagner Léon, un anarchiste séduit par ce mouvement de rébellion. Tout cela dans un film où les idées foisonnantes débarquent parfois dans le désordre. Lausanne reste le théâtre de ce mouvement politique où les idées se heurtent en permanence, et où la logique n’est pas constamment présente. La Ligue marxiste révolutionnaire (LMR) est toujours là, mais c’est surtout la période du Comité Action Cinéma (CAC) et des gaz lacrymogènes sur la place de La Palud: «On poursuit les marginaux, dit Reusser, et moi j’ai plutôt envie d’être avec ceux-là, de m’associer à ces mecs». Le Grand Soir restera comme une page importante de l’itinéraire du cinéaste, racontée à plusieurs voix, soutenue par des visages, des silhouettes et des regards.
Après Bleu nuit (1978), Reusser tourne Seuls (1981), un long métrage dont il a toujours dit que c’était son préféré. Le film raconte l’histoire de trois personnages qui se réfèrent à leur imaginaire: Jean s’invente un amour d’enfance pour retrouver l’image de sa mère, Lucienne feint la maternité pour reconstituer la force du couple, tandis que Ludovic croit pouvoir se débrouiller dans la vie sans l’aide de personne. Les deux premiers chercheront à combler un certain vide, sans succès, et le troisième finira tout seul sur une île. Freddy Buache écrivait, à propos de Seuls, que «Reusser a constaté que l’idéologie peut aveugler, paralyser, anéantir celui qui n’a pas, au préalable, choisi d’éclairer sa propre subjectivité: la transformation du monde commence avec la reconquête de soi, pour chacun d’entre nous. Reusser nous livre le témoignage de son expérience et de ses questionnements par l’intermédiaire d’une sorte d’auto-analyse, à la fois impudique et poignante (parce que sincère et belle), qui mêle aux souvenirs douloureux une folle aspiration réconciliatrice» (Tribune de Lausanne, octobre 1981).
Quatre ans plus tard sort Derborence (1985), un film en apparence très différent des précédents. S’inspirant directement du roman de Ramuz, le cinéaste parle d’Antoine, un berger orphelin miraculeusement épargné par le cataclysme de 1714 (éboulement et ensevelissement du hameau de Derborence). Antoine refuse d’admettre que Stéphane, un ami plus âgé que lui et qu’il considérait comme son père, ait été, lui, victime de cet événement tragique. Marié à Thérèse, père d’un enfant, Antoine partira à la recherche de Stéphane: on retrouve là un rapport à l’image du père, thème que Reusser met en évidence parce qu’il hante sa propre mémoire. De son côté, Thérèse ne voudra pas non plus perdre la trace d’Antoine: les deux époux se retrouveront, mais réussiront-ils à vivre harmonieusement? En même temps, la montagne s’impose par sa présence, par son mystère, par l’ombre et la menace qu’elle fait peser sur les choses et les gens. Comme un monstre qui engloutit et vomit ses victimes, elle attire et repousse. Elle imprime sa marque, elle est le diable, la mort, le destin et la vie: «Terrible et nécessaire» (J. Anderfuhren). En racontant l’histoire d’Antoine et de Thérèse, Reusser se souvient bien sûr de ses origines, comme le dit Yvan Stern (CF n. 103): «Tout comme dans Le Grand Soir et Seuls, Reusser veut découvrir qui il est. En suivant deux orphelins à la recherche de l’'autre' - qui est leur père, qui est aussi celui qui est capable de comprendre. Une trajectoire qui se déroule dans un lieu clos, la montagne, avec un souhait: partir vers la ville - situation inverse dans Le Grand Soir.»
Présenté en sélection officielle du Festival de Cannes et consacré César du Meilleur film francophone, Derborence a rencontré public et succès populaire. Trois ans plus tard, avec La Loi sauvage (1988), Reusser change de direction et se remet en question, cherchant la discussion et le débat à travers l’histoire de Gandhi et Léna, un couple qui se forme dans la douleur. C’est l’échec, et Gandhi se retrouvera en prison où il fera la connaissance de Victor, un vieux dur plein de bon sens. Une amitié très forte va lier les deux hommes et ils retrouveront la liberté - ils choisissent de fuguer -, ainsi que l’amour et une forme d’identité. «C’est la première fois que je peux me mettre dans la peau de deux personnages», dit Reusser, qui par ailleurs rappelle qu’il a passé deux ans en maison de correction, entre 18 et 20 ans. Il précise que La Loi sauvage est un film qui se trouve comme à un certain carrefour: «J’ai un sentiment de profonde déchirure: privilégier l’aspect laboratoire de mon travail, ou au contraire répondre à une demande potentielle du public? Pour l’instant je fais tout pour garder un pied dans chaque camp…»
En 1991, le réalisateur vaudois refuse de participer à l’œuvre collective Bulles d’utopie, une série de (très) petits courts métrages réalisés par une centaine de cinéastes à l’occasion du Centenaire de la Confédération. Mauvais élève, Reusser prend le contre-pied de ces «bulles» et s’inscrit en faux contre «cette espèce d’euphorie générale sur la créativité, ce foutoir officiel qu’est le 700e». Il réalise alors un long métrage rural et musical (musique de Carlo Boller), Jacques et Françoise. Une histoire de vacher, Jacques, qui aime la fille du propriétaire de l’alpage où il travaille. On est en 1786 et ce dernier expédiera son employé à Versailles s’occuper des vaches de Louis XVI… La Révolution lui permettra de retrouver sa belle. Dans cette histoire saupoudrée de mélo, Reusser glisse les thèmes qui lui sont chers, la lutte des classes, la nature et son double visage de pré verdoyant ou de capital boursier. Le cinéaste campe sur ses positions: «Je ne suis pas un salarié de l’Etat. Mais j’ai une liberté formidable: dire tout haut ce que je pense en regardant les gens droit dans les yeux.»
En 1998, Reusser retrouve Ramuz et les Ormonts avec La Guerre dans le Haut Pays. On est en hiver 1798 : les troupes napoléoniennes viennent à la rescousse des Vaudois pour chasser les Bernois. «On vit plutôt confortablement dans des traditions séculaires, mais d’aucuns sentent le monde changer, leur échapper. Ils se durcissent dans un intégrisme stérile. Personnage principal, David assure le service postal avec 'en bas' il reçoit le souffle de la liberté qui arrive avec l’armée française et s’interroge, tandis que Julie, sa promise, ne pense qu’à vivre avec lui» (Geneviève Praplan, CF n. 357). Deux ans avant le tournage, Gérard Ruey, le producteur, précisait les intentions du film: «Ce qui nous intéresse dans cette histoire c’est sa corrélation avec la situation politique de la Suisse aujourd’hui. Ramuz cristallise deux types d’opinion: d’un côté les conservateurs, attachés à la tradition et soutenus par le régime bernois, et de l’autre les ‘libertaires’, influencés par les idées napoléoniennes. C’est une opposition ville/campagne (ou montagne) que l’on peut retrouver aujourd’hui dans la question de l’ouverture à l’Europe.» Et Reusser - qui habite depuis plus de quinze ans à Evolène - d’ajouter : «D’un côté vous avez une société sectaire, farouchement indépendante, qui s’est construite sur des codes très stricts, et de l’autre une société qui sollicite une liberté décrétée par le haut, dont les repères sont fixés ailleurs. Moi qui vis dans un microcosme villageois, je suis directement confronté à ce type de contradictions. Pour ma part je me situe clairement dans le projet napoléonien d’une République helvétique francophone et latine, alliée aux voisins francophones. Une idée qui s’opposerait à l’idée de nation. Pour moi, la vraie culture politique, c’est d’abord une langue.»
Après ce film destiné à un large public, Reusser revient à sa jeunesse et à ses révoltes personnelles : à 20 ans on le considérait volontiers comme un futur révolutionnaire, et c’est de cette période qu’il parle dans Les Printemps de notre vie (fragments) (2003), un long métrage qui accompagne une dizaine de personnages sur fond d’«Internationale», de révolte lausannoise et d’affrontements avec la police. On retrouve le CAC et la LMR, l’arrogance est de mise, les confrontations physiques aussi. Dans ce «printemps de sa vie» Reusser réussit à retrouver la flamme de sa jeunesse et surtout celle, après des années de silence, de treize «agitateurs» de ses amis, de cette époque, anciens partisans de la dictature du prolétariat… Avec ce film le cinéaste nous rappelle qu’en 2003 la communauté de pensée et le désir de changer le monde sont toujours là.
Durant les quinze années qui suivent, Reusser réalise encore neuf films (fictions, série TV et documentaires) parmi lesquels Une femme blessée, Voltaire et l’affaire Calas, Ma nouvelle Héloïse, La Terre promise. En 2018, il se livre à un dernier survol, un ultime réexamen de son passé : La Séparation des traces (encore un clin d’œil à Ramuz), un récit autobiographique, un voyage dans le temps, de 1942 à 2018, qui lui permet de reprendre son dialogue avec lui-même. Images d’archives, photos de famille, séquences tirées de ses films constituent ce carnet de voyage intérieur où affleurent regard critique et émotion: Reusser apparaît toujours comme un réalisateur romand et rebelle à la fois. Auteur de plus de vingt-cinq œuvres dont on a toujours relevé les grandes qualités esthétiques, il recevra en 2019 le Grand Prix de la Fondation vaudoise pour la culture.
Entre le Groupe 5 (Tanner, Soutter, Goretta, Roy et Lagrange - remplacé plus tard par Yersin) et la génération actuelle des cinéastes romands, le cinéaste veveysan aura réussi à se faire sa place. Une place qui, de par son orientation à la fois vaudoise et contestataire, n’a jamais laissé quelqu’un indifférent. Forte tête et critique des autorités (de l’OFC, pour n’en citer qu’une) et de la société de consommation, grand amateur de discussions (il adorait parler, et longuement), cinéphile et animateur de débats souvent assez vifs - le soussigné se rappelle certaines diatribes virulentes contre les autorités fédérales dans le bureau de Freddy Buache et les locaux de l’ancienne Cinémathèque suisse de La Cité -, Reusser restera l’image d’un cinéaste à la fois fortement engagé et tout imprégné des paysages et des montagnes de son pays. Une carrière de plus de 50 ans faite d’une constante recherche de soi-même, de nombreux combats contre les idées reçues et de multiples efforts pour refaire le monde.
Antoine Rochat