Le réel interroge avec force
Le 26 avril 2015
Alors que le 46e Festival international de cinéma de Nyon, Visions du réel, vient de s’achever, revenons sur quelques-uns des films primés qui, espérons-le, seront un jour l’autre visibles sur les écrans de Romandie. S’y arrêter, car chacun d’eux invite à sa manière à une ouverture ou déclenche un solide questionnement qu’il serait préjudiciable d’écarter.
Avant même son passage, Homeland (Iraq Year Zero) d’Abbas Fahdel (Iraq, France) faisait parler de lui, probablement en raison de sa durée (334’). Cependant l’essentiel n’est évidemment pas là, alors même, et il faut le souligner, que le rythme du film est si bien trouvé que sa longueur ne pèse pas. Mais l’important de ce film – qui a obtenu le Sesterce d’or du Meilleur long-métrage et qui suit une famille avant et après l’invasion états-unienne en Irak en 2003 – réside dans le fait qu’il permet au spectateur d’appréhender une réalité fort peu montrée, celle du vécu d’un peuple alors qu’une guerre s’annonce et déferle, à la manière d’un tsunami. L’accent n’est pas ici politique, mais bien humain. Pour exemples : ces gosses qui se réjouissent tout d’abord d’interruptions scolaires, ce riche marché de Bagdad en plein embargo, cet homme qui revient sur les ruines de ce qui fut son lieu de travail durant trente ans, cette famille qui creuse un puits pour demain ne pas manquer d’eau potable…
On est loin des informations très partielles – pour ne pas dire de la désinformation – qui passaient (presque en boucle) sur les médias occidentaux. Du coup les questions montent, aujourd’hui notamment à propos de la Syrie. Aussi faut-il se réjouir que grâce au film Coma de Sara Fattahi (Syrie, Liban) – Sesterce d’argent Regard neuf – le quotidien d’habitantes de Damas prend corps et visage, au point que leur angoisse devient palpable. Et là encore, comment saisir vraiment ce qui se passe sans tomber dans le piège des pseudo-vérités régulièrement assénées ? « S’informer fatigue », disait Ignacio Ramonet, mais il est des fatigues nécessaires, car elles permettent de grandir.
Interrogateur lui aussi, le film de Stefan Schwieter (Suisse), Imagine Waking up Tomorrow and all Music has Disapeared, Sesterce d’argent du Meilleur long-métrage suisse, qui suit le « guérillero culturel » Bill Drummond dans un étrange voyage où il demande à toutes sortes de gens, dans de multiples contextes, de tenir une note ou quelques-unes sans faire entendre un air véritable. Et de créer ensuite avec ses enregistrements une œuvre éphémère et participative.
A partir d’un projet aux allures burlesque, l’ancienne figure des KLF – groupe britannique qui connut des succès mondiaux à l'époque du mouvement Acid house, soit à la fin des années 1980 et au début 1990 – réfléchit à ce qui adviendrait si la musique disparaissait au cœur de cette société. Du coup sa quête pose tant la question du silence que celle du recyclage économique des musiques.
A regarder les courbes du divorce, l’amour conjugal ne fait plus recette. Alors, si un couple arrivait à conjuguer le verbe aimer au présent jusqu’à ce que la mort sépare l’un de l’autre, cela n’indiquerait-il pas qu’il est possible d’inscrire un lien vivant dans la durée? C’est en tout cas le magnifique témoignage de vie qu’offrent Jo Byeongman (98 ans) et Kang Gyeyeol (89 ans) qui tissent serrée leur relation depuis l’adolescence.
Sesterce d’argent Prix du public Ville de Nyon, My Love don’t Cross that River de Moyyoung Jin (Corée) ne donne pas de recette, mais murmure avec humour et tendresse un émouvant « c’est possible ».
Enfin, aujourd’hui où le mot religion est souvent associé à celui de conflit, quel privilège que de partager le parcours intérieur de cinq femmes malmenées par la vie. Tout aurait pu les détruire, mais elles ont trouvé des ressources spirituelles, aux accents très personnels, mais riches d’ouverture. Mothers of God de Pablo Agüero (Argentine), Prix du Jury interreligieux, permet de faire en Patagonie la connaissance de femmes que l’on oubliera pas de sitôt, tant leur élan est contagieux pour le meilleur de chacun.
Visions du réel 2015 avait pour affiche une photographie clamant la liberté, tirée du célèbre film More du cinéaste franco-suisse Barbet Schroeder, qui a reçu pour l’ensemble de son œuvre le Prix Maître du réel. C’est donc en appréhendant véritablement le réel – plutôt qu’en faisant semblant de ne pas le voir ou en l’effaçant – que la liberté gagnera tous les espaces du monde, intérieurs et extérieurs. Beau défi !
Serge Molla