Impressions soleuroises

Le 12 février 2014


À un an de son jubilé, le festival sur les rives de l’Aar a enregistré une affluence record de 65 000 spectateur(-trice)s (plus 8,33%). Qu’en 2013 les créations cinématographiques autochtones aient engrangé 8,5% des parts de marché, un taux rarement atteint, constitue un indice probant quant à l’engouement que manifeste le public pour le travail de certains compatriotes de la profession.


Soleure49eUn bémol s’impose. La plupart des œuvres au programme ne bénéficieront pas d’une diffusion dans les salles obscures. Le succès de quelques-unes tire les chiffres vers le haut: More than honey de Markus Imhoof, Achtung, fertig, WK! d’Oliver Rihs ainsi que… le si peu helvétique euro-pudding Train de nuit pour Lisbonne du Danois Bille August et son casting très cosmopolite (Martina Gedeck, Mélanie Laurent, Lena Olin, Bruno Ganz, Jeremy Irons…). Seraina Rohrer souhaiterait que la tendance positive s’accentue. Dans son allocution inaugurale, le jeudi 23 janvier à la Reithalle, Madame la Directrice a déploré l’absence d’un thriller sur l’affaire Hildebrand ou les révélations d’Edward Snowden à Genève, d’un polar sur les données bancaires dérobées en Suisse et vendues outre-Rhin, le scandale des fiches ou les exportations d’armes vers les zones de conflits. La fantaisie des cinéastes n’est pas en cause, mais des intrigues autour de thématiques sensibles nécessiteraient un apport massif de capitaux étrangers. Les producteurs du cru, minoritaires dans le montage financier, laisseraient les commandes à leurs partenaires décideurs…

Questions en suspens

Le 18 août 1938, le gouvernement fédéral ordonna la fermeture des frontières pour les ressortissants autrichiens. Parmi les fonctionnaires heurtés par cette directive, le commandant de la police saint-galloise PaulErnst Grüninger. Alain Gsponer expose, par le biais d’un longmétrage fictionnel, l’histoire d’un être pour qui «la légalité ne signifie plus rien lorsqu’il s’agit de survie». Heinrich Rothmund (Robert Hunger-Bühler), chef de la division Police à Berne, a eu vent d’irrégularités du côté de Diepoldsau. Il dépêche sur place l’inspecteur Robert Frei (Max Simonischek), un protagoniste inventé, afin qu’il évalue la situation et rédige un rapport détaillé. PaulErnst Grüninger (Stefan Kurt) n’hésita pas à antidater des visas et à tronquer les statistiques des entrées sur le sol suisse. Après l’avoir couvert, le conseiller d’État social-démocrate Valentin Keel (Helmut Förnbacher) se détourne de lui. Le responsable de l’entraide israélite locale Sidney Dreifuss (Anatole Taubman) avoue avoir contrevenu aux instructions officielles sur les injonctions du hautgradé. Les autorités licencient celui-ci, le 12 mai 1939, pour avoir falsifié des documents et enfreint son devoir de fonction. Le réalisateur et le scénariste Bernd Lange se sont autorisé des entorses à la réalité. Dépeignant comme des lâches les membres du PS mêlés à l’affaire, ils ont complètement occulté le rôle, pour le moins sujet à caution, de Saly Mayer, le président de la Fédération suisse des communautés israélites entre 1936 et 1943. Ils citent un total de 30'000 juifs refoulés, alors que la Commission Bergier l’avait réduit à 24500 et que Serge Klarsfeld, insoupçonnable d’un quelconque négationnisme, estime qu’il n’y en a eu que trois mille…L’intérêt d’Akte Grüninger - Die Geschichte eines Grenzgängers repose presque davantage sur ce qu’il omet que sur ce qu’il nous montre.
Aux 350'000 tonnes de déchets hautement radioactifs accumulées depuis 1943 dans le monde s’ajoutent 10'000 tonnes chaque année, provenant des 387 réacteurs opérationnels. Edgar Hagen a accompagné durant cinq ans aux quatre coins du globe le physicien écossais Charles McCombie, un expert du stockage définitif. Leur objectif: repérer un site adapté à la conservation, pour des dizaines de milliers d’années, des résidus les plus dangereux. Partisan acharné du nucléaire, l’interlocuteur du réalisateur se montre scrupuleusement attaché à la sécurité optimale. Le duo se rend notamment à Qinshan et au désert de Gobi en Chine, à Hanford (État de Washington) où des «savants» assemblèrent la bombe «FatMan» que Kermit Beahan jeta, le 9 août 1945, sur Nagasaki, dans l’usine de retraitement de Sellafield (comté de Combrie en Grande-Bretagne), à Felsenau et Bözen en Argovie, tout comme à Berken (canton de Berne). Il rencontre deux maires, volontaires pour recevoir les conteneurs sur leur ban communal: Bob Forrest à Carlsbad (Nouveau-Mexique) et Jacob Spangenberg à Östhammar (Suède). Des réfractaires à l’atome comme Russell Jim de la nation indienne des Yakama, Wolfgang Ehmke, l’emblématique militant contre la caverne saline de Gorleben (Basse-Saxe) ou le géologue zurichois Marcos Buser développent leurs arguments. À l’issue de ces pérégrinations, la question fondamentale demeure: «Où entreposer les matières à la nocivité quasi éternelle?». Le voyage vers le lieu le plus sûr de la terre est un documentaire agencé de main de maître, vecteur d’une réflexion qui nous concerne toutes et tous.
Une femme sur un sentier empierré, non loin du sommet du Saint-Gothard, verse le contenu d’une urne dans les fourrés. Une voiture tombe en panne à quelques mètres du banc où elle médite. Un homme, furieux, en descend et sollicite les services d’une touriste qui accepte de tracter l’Opel Astra vers l’auberge et l’hospice. Alexander Moser (Aaron Hitz) offre à Frida Wolf (Michèle Breu) de l’emmener. Le second soir, ils dînent ensemble, puis, après avoir dansé et flirté, partagent le même lit. À son réveil, le rédacteur en chef d’une revue artistique constate que sa passagère a quitté l’hôtel. Il se précipite au-dehors, la hèle. Derniers regards avant la séparation définitive? «La belle histoire», comme celle chantée par Michel Fugain à l’été 1972? Le court métrage Sturm (Tempête) a permis à Meret Madörin et Noëmi Schneider de décrocher le «Bachelor» 2013 de l’École supérieure des arts de Zurich.

Changements patents

Zum Beispiel Suberg (Visions du Réel 2013). Simon Baumann relate en voix off un événement qu’il n’a pas connu: le décès de son grand-père, le 15 octobre 1975, le convoi funèbre arpentant la rue principale, la place remplie de personnes en deuil. La fin d’une époque. «Le monde est un village. Admettons qu’il s’appelle Suberg», bourgade de 612 habitants, située entre Bienne et Berne dans la vallée du Lyssbach. Le réalisateur y vit depuis trente-deux ans, ignorant superbement ses concitoyens. En 2003, ses parents, Stephanie et Ruedi Baumann, des paysans bio, se sont installés à Traversères dans le Gers où ils exploitent un domaine de soixante-dix hectares et soignent leurs orchidées. L’aîné des deux frères se détermine à modifier sa stratégie, tant pour les besoins du film que pour tenter de nouer des liens. Il se heurte à l’hostilité de quelques subergeois, guère en phase avec les orientations politiques de ses parents. Stephanie Baumann militait au Parti social-démocrate, Ruedi, exclu de l’UDC, avait rejoint les Verts et prôné une agriculture écologique à petite échelle. Beaucoup leur reprochent leur opposition à un passage sous la voie ferrée, qui coupe la localité en deux. La fréquence des trains entraîne des fermetures répétées des barrières. Quoique le projet eût capoté, faute d’argent, les Baumann restent tenus pour responsables de la longue attente devant les rails. Afin de parachever son intégration, Simon adhère au chœur d'hommes, dirigé depuis un quart de siècle par Rosmarie Devaux. Entre les images d’archives et les plans sur la cité-dortoir d’aujourd’hui, le changement est patent. De ce documentaire magnifique affleure comme la nostalgie du «bon vieux temps», où l’entraide entre voisins s’organisait harmonieusement, où perdurait un sentiment d’appartenance à une communauté soudée. Avant l’intrusion du «modernisme»! Certaines séquences renvoient à des souvenirs personnels, d’ailleurs, comme à Suberg…
Avec Milky Way, Cyril Bron et Joseph Incardona signent une comédie plutôt déjantée. Stéphanie Schneider, Mathieu Ziegler et Antonio Buil campent un improbable trio de colocataires dans un immeuble à La Chaux-de-Fonds. Nadia Herzog (23 ans) vit de ses charmes, ce que ses deux potes ignoreront longtemps. Paul Landry (30 ans), ouvrier dans une usine de mécanique, se retrouve au chômage pour six mois. Fredo Lorca (45 ans) claudique suite à un accident de travail et aborde cahin-caha les aléas du quotidien. Les compères se risquent à des larcins, comme le vol de bouteilles de vin. Espérant récupérer des grands crus, ils constatent avec stupeur que leur butin ne se compose que de Sidi Brahim et de beaujolais. Le plus jeune se laisse convaincre par un copain d’investir  dans un élevage de trois escargots qu’il conviendra d’entraîner dans la perspective de…«courses» clandestines, sur lesquelles il pariera. Il empoche la cagnotte, déclenchant l’ire et la violence d’un mauvais perdant. Dans un bar, Paul sauve Nadia d’une agression sexuelle perpétrée par deux soudards. Alors qu’une relation semblait s’ébaucher entre eux, ils suivent chacun une autre route. Elle prend le train. Lui marche vers la mer, sur la plage de Blankenberge, en Belgique.
Deux films évoquent d'hypothétiques transformations géopolitiques aux corollaires non négligeables. Avec Der grosse Kanton, le comique et animateur à la télévision alémanique Viktor Giacobbo formule, dans une tonalité satirique, la thèse «sciemment absurde, mais néanmoins pertinente», que l’Allemagne devienne le vingt-septième canton de la Confédération. Vingt-neuf personnalités se prêtèrent au jeu. Operazione Lombardia de Fulvio Bernasconi part d’une boutade d’Ueli Maurer, ministre de la Défense. Le 17 mars 2012 à Biasca, il déclara qu’il ne verrait aucun inconvénient à une annexion de la Lombardie, puisque la région italienne du nord est impliquée dans 90% des transactions commerciales avec la Suisse. En sept jours, quelque vingt mille cinq cents internautes signèrent une pétition en ce sens…

René Hamm