Impressions de S. Keshavjee, membre du Jury interreligieux

Le 30 avril 2013

Visions du Réel est le plus important festival de Suisse dans le domaine du film documentaire.

Sa renommée internationale ne fait que croître. Le plaisir visible de nombreux cinéastes du monde entier à être invités à Nyon pour y présenter leurs oeuvres - souvent en première mondiale - atteste de ce rayonnement. Pour moi, plus familier de films de fiction, le festival fut une réelle et belle découverte. Le travail colossal des organisateurs (sous la direction efficace et compétente de Luciano Barisone et de Claude Ruey) et des bénévoles est impressionnant.

Une sélection dans la sélection

Pour cent dix films sélectionnés en compétition, 3'500 avaient été préalablement visionnés par le directeur et son comité. Et donc 3'390 films ont été écartés... QueVisionsReel2013 se passe-t-il dans le coeur de ces innombrables amateurs et professionnels dont le travail ne fut pas reconnu? Quels sont leurs rêves et leurs déceptions? Leur créativité sera-t-elle stoppée ou stimulée? L’avenir seul le dira.
Voir un film dans un festival (ou au cinéma ou à la télévision), c’est toujours (re)voir un film déjà vu et sélectionné par d’autres. De 3'500 «visions du réel», cent dix ont donc été considérées comme devant être visibles par le public et par les jurys. Et pour le jury interreligieux, dix-neuf longs métrages de la compétition internationale avaient été retenus pour qu'il donne un unique prix ainsi qu’une mention.

Le jury interreligieux

Grâce au précieux et fidèle travail d’Interfilm (organisation protestante et orthodoxe) et de Signis (association catholique), de nombreux jurys oecuméniques sont à l’oeuvre dans bien des festivals. Visions du Réel a été le premier à y accueillir un jury interreligieux (suivi, depuis 2011, par la Mostra de Venise). Composé de quatre membres (catholique, protestant, israélite et musulman), il a pour mandat de décerner un prix à un film qui «met en lumière des question existentielles, sociales ou spirituelles ainsi que les valeurs humaines». Le jury se composait cette année par Lucie Bader Egloff (présidente, professeure de cinéma à Zürich, catholique) de Houda Ibrahim (journaliste libanaise et critique de cinéma, musulmane) de Jörg Taszman (journaliste allemand et critique de cinéma, israélite) et de moi-même (pasteur à la retraite et écrivain, protestant). Ce fut une belle expérience. Les échanges entre nous furent très chaleureux et parfois chauds, tant les différences de sensibilité et de préférences étaient grandes. Mais revoir chaque film avec les yeux des autres a été précieux.

Un voyage à travers le monde

Les dix-neuf longs métrages - tous présentés en première mondiale ou internationale - proviennent de dix-sept pays. En une semaine, nous avons été entraînés dans un formidable voyage.
D’une troupe de théâtre en Chine (ACTRESS) à un groupe de jeunes comédiens en France (DÉCHIRÉS/GRAVES), de blessés de la vie en Italie (PER ULYSSE) à une jeune femme sortant d’une cure de désintoxication en Allemagne (WEISS DER WIND), de la découverte d’une grand-mère au Vietnam (BÀ NÔI) à celle d’une famille en Azerbéidjan (MY KITH AND KIN), d’un travailleur solitaire en Amérique du Nord (NIGHT LABOR) à un artiste célèbre arpentant la planète (VIRAMUNDO - UN VOYAGE MUSICAL AVEC GILBERTO GIL), d’une centenaire en Autriche (OMSCH) à un couple de jeunes homosexuels cherchant refuge à San Francisco (AMERICAN VAGABOND), de locataires de multiples pays devant partager un même espace à Lausanne (LA CLÉ DE LA CHAMBRE À LESSIVE) à un groupe de stylistes cherchant à développer une entreprise éthique en Corée du Sud (BURAN, ANXIÉTÉ), d’un ancien prisonnier en Palestine (HAMDAN) à la quête de l’identité d’un héros par un Israélien (10%), du portrait de trois familles de la classe moyenne aux Etats-Unis (NORTHERN LIGHT) à celui d’un «sage» venu partager le quotidien d’un village en Colombie (DON CA) ou encore la rencontre difficile entre un père et un fils, tous deux artistes, en Suisse (KARMA SHADUB), le dépaysement est immense.

Deux films récompensés

Après de longues discussions, le jury interreligieux a décidé de donner son prix (5'000 francs) au film ZUM BEISPIEL SUBERG du cinéaste suisse Simon Baumann. Avec le commentaire suivant: «Pour une belle quête où jeunesse et tradition, individu et collectivité se fécondent et où le village peut s’ouvrir à nouveau au monde. A partir de son village natal aux racines agricoles qui se perdent et dans lesquelles les nouveaux habitants vivent clôturés sur eux-mêmes, le cinéaste offre un regard vivifiant, sans nostalgie, d’une métamorphose en cours.»
Une mention spéciale a été décernée au film LES CHEBABS DE YARMOUK du cinéaste français Axel Salvatory-Sinz. «Pour son authenticité et son langage poétique et touchant, son approche d’une réalité d’enfermement dans un camp palestinien en Syrie. L’oeuvre caresse les rêves et les déceptions d’un groupe de jeunes qui essaye de surmonter doutes et difficultés avec courage et espoir, qui sont ceux de toute une génération.»9

ShafiqueKeshavjeeCoups de coeur personnels

Le choix du film ZUM BEISPIEL SUBERG pourra surprendre. Le cinéaste, athée lui-même, ne semble pas mettre en lumière «des questions spirituelles». Et pourtant son film est une belle parabole. Si le monde est un village, ce village, comme tout village, peut être un monde. En quête d’appartenance, le cinéaste n’hésite pas à bousculer les clôtures qu’il rencontre. Il ira jusqu’à rejoindre le choeur d’hommes du village qui lui-même se produit dans la vie paroissiale. Malgré les pertes de liens inhérents à la transformation de tous les villages où les racines agricoles disparaissent, de nouvelles solidarités sont possibles. Et dans celles-ci, croyants et non-croyants, jeunes et personnes âgées, citadins et agriculteurs, sont invités à réinventer le monde.
LES CHEBABS DE YARMOUK est un film poignant d’humanité. Il raconte un autre enfermement: celui de jeunes Palestiniens dans un camp de réfugiés à Damas. Leurs rêves et leurs combats - sans agressivité ou auto-victimisation - sont décrits avec une grande sensibilité. La dernière parole du film (rapportée de mémoire): «Nos espoirs et nos déceptions grandissent. Et notre tente se rétrécit» m’a particulièrement touché. Elle contraste avec la parole d’Esaïe 54/2 entendue le dimanche matin au culte célébré à Nyon: «Elargis l’espace de ta tente».
Parmi tous les films visionnés, et non primés par notre jury, plusieurs autres films, je l’espère, connaîtront une vaste audience.
10% est une oeuvre drôle, stimulante et qui provoque la réflexion. La question «Qu’est-ce qu’un héros ou un résistant?» est abordée avec finesse. Et malgré la finale, à prendre au second degré, le cinéaste n’est pas un adepte de Raël!
AMERICAN VAGABOND décrit de manière poignante les méfaits d’une homophobie bornée et ravageuse. A voir et à faire voir à tous ceux qui tiennent sur le sujet de l’homosexualité un discours non informé.
Plus près de chez nous, LA CLÉ DE LA CHAMBRE À LESSIVE (qui a reçu le grand prix SRG SSR) fait découvrir une réalité sociale qui se passe dans nos villes et que le plus souvent nous ignorons.
Et finalement ALPHÉE DES ÉTOILES (qui a reçu le Prix du public), film très médiatisé, raconte avec sensibilité les progrès d’une petite fille atteinte d’une maladie rare et admirablement accompagnée par ses proches.

Une note théologique

A l’ouverture du festival, le conseiller fédéral Alain Berset a conclu son beau message par une parole souvent citée d’Alfred Hitchcock: «Dans les films de fiction, le réalisateur est Dieu. Dans les films documentaires, Dieu est le réalisateur.» La formule fait choc. Dans tous les films visionnés, il y a eu une spiritualité implicite ou explicite (qu’elle soit bouddhiste, hindoue, musulmane, chrétienne ou chamanique) et nombreux sont les protagonistes qui ont fait référence à leur foi, à une foi. Occasionnellement, le réalisateur était sensible à cette dimension et il la valorisait. D’autres fois, non, et une affirmation forte du «héros» sur sa spiritualité était comme passée sous silence. Dans les films documentaires, le réalisateur reste «Dieu». C’est lui qui oriente nos regards et nous voyons ce qu’il veut nous faire voir. Mais il est certain que chaque vie mise en écran (ou en livre) reste toujours plus riche que ce que l’on peut en décrire. Et il se peut bien que, mystérieusement, Dieu - le grand Réalisateur - accompagne chaque acteur que nous sommes dans une Histoire qui nous dépasse.

Shafique Keshavjee