FIFF 2014 - Un cinéma de résistance

Le 18 avril 2014

Le Festival international de films de Fribourg continue de s'inscrire, sous la houlette de son directeur Thierry Jobin, dans une volonté  de s'ouvrir largement au monde et de se situer au carrefour des cultures.
Le FIFF, c'est l'occasion de découvrir des cinématographies inconnues ou oubliées, qui ne parviennent que très difficilement sur nos écrans, le plus souvent occupés par les films européens ou américains, comme nous le rappelle Antoine Rochat dans son large regard sur ce récent Festival.

Trois films projetés en compétition à Fribourg sont pourtant annoncés pour bientôt, et c'est une bonne nouvelle : Pelo Malo, Les Manuscrits ne brûlent pas  (déjà dans les cinémas de Romandie) et Fish and Cat (sortie annoncée pour cet automne). Pour sa 28e édition, douze films de onze pays différents ont concouru en compétition internationale.
Le festival 2014 était placé sous le signe de la crise économique et de la résistance face à toutes sortes d'abus. Abus de pouvoir, abus de la censure, pression économique sur les individus, de nombreuses images ont évoqué cette crise que l'on a aussi retrouvée évoquée dans plusieurs sections parallèles, comme dans Décryptage, sous le titre «Petits remèdes contre la crise»: des hommes et des femmes luttent de leur mieux, faisant preuve de courage face à l'adversité, l'injustice ou l'exploitation. Dans la section «Cinéma de genre: survivre!» on a pu voir (ou revoir) des films évoquant des catastrophes naturelles, chimiques ou guerrières, tandis que Nouveau territoire a permis aux spectateurs de partir à la découverte de Madagascar et de plusieurs jeunes cinéastes malgaches en train de donner une belle impulsion à la cinématographie naissante de la Grande Île.
Les frères Jean-Luc et Pierre  Dardenne ont passé par Fribourg, tout comme le hockeyeur Slava Bykov, fribourgeois d'adoption, invité de la section Diaspora. Par ailleurs, le FIFF a conservé sa volonté de faire découvrir les cinémas qui viennent de loin : cette année, c'est l'Iran qui a été l'objet d'une vaste et intéressante rétrospective, préparée par quatorze cinéastes de ce pays.

Se dégagent de ce 28e FIFF des images d'une planète qui se débat, qui tente de survivre. Les valeurs traditionnelles sont souvent remises en question, l'existence se fait difficile, surtout au sud, la pauvreté est manifeste et la solidarité fait parfois défaut. Le Festival de Fribourg a réussi à prendre le pouls de notre société, en allant l'écouter tout autour de notre globe. Le monde n'est pas en très bonne santé - on s'en doutait -, mais il y a aussi des leçons de courage et des images d'espoir à garder de tous les films projetés.

Palmarès

Le Jury internationaldu FIFF a décené le Grand Prix du Regard d'Or à Han Gong-ju de Lee Sujin (Corée du Sud). Il a également décerné le Prix spécial du Jury à To Kill a Man d'Alejandro Fernandez Almendras (Chili).

Prix du Jury oecuménique d'INTERFILM et SIGNIS.
HanGongJu2Le Jury œcuménique du 28e Festival International de Films de Fribourg, composé deJoël Baumann, Nîmes (France), président; Alan Foale, Leeds (Angleterre); Dorothée Thévenaz Gygax, Vevey (Suisse); Il Kang, Hamburg (Allemagne); a décerné son prix au film : Han Gong-ju, de Lee Sujin (Corée du Sud), 2013). Han Gong-ju, une jeune lycéenne, est victime d’un viol collectif. Avec une vraie force dramatique, ce film dénonce une société machiste qui culpabilise et isole socialement les victimes. Il arrive que l’on trouve en soi les ressources nécessaires pour dépasser une telle tragédie. Le personnage d’HanGong-ju nage ainsi à contre-courant d’un certain fatalisme qui voudrait nier que la vie peut l’emporter sur la mort.
Le jury œcuménique attribue aussi une mention spéciale au film:
Constructors / Stroiteli, de Adilkhan Yerzhanov (Kazakhstan, 2012). Deux frères et une sœur en situation de grande précarité essaient de faire respecter leurs droits en construisant une maison qui sera leur foyer. Par son approche originale et sa créativité démontrée, le film traite d’une relation profondément humaine.

Nouveau Territoire: le cinéma malgache

Tabataba de Raymond Rajaonarivelo, Madagascar

Tabataba1C'est une première en Occident ! Une sélection de plusieurs films(fictions, animation et documentaires) réalisés par des cinéastes malgaches a été programmée dans le cadre de la section NouveauTerritoire du FIFF. Le cinéma de la Grande Île est en train de naître : quelques longs métrages - ils se comptent sur les doigts d'une main- ont été réalisés et distribués à ce jour, le plus connu étantTabataba, de Raymond Rajaonarivelo, présenté à Cannes en 1988.
Tabataba revient sur les tragiques événements qui ont marqué Madagascar en 1947. Le réalisateur  a choisi de parler des paysans du petit village de Tanala situé dans les grandes forêts de la côte est. Ses habitants prennent part à la révolte contre la colonisation française : un parti politique, soutenu par la population de l'île, revendiqua cette année-là la création d'un Etat libre au sein de l'Union française. S'ajoutant à la crise économique de 1946,la révolte fut durement réprimée (il y eut près de 100'000 morts en 18 mois, la faim et la maladie tuant autant que les fusils des tirailleurs sénégalais). L'histoire de cette insurrection et de sa sanglante répression est vécue au travers des yeux de Solo, jeune garçon dont l'enfance sera à jamais bouleversée par les événements.
Pour les villageois la rébellion va prendre différentes formes - onpensait dans le pays que les Américains viendraient appuyer les révoltés -, elle sera un tragédie pour tous et l'un des grands drames de l'histoire du pays.
L'émotion est au rendez-vous : le film, remarquable, décrit avec sensibilité les événements. La violence est simplement suggérée (pas de séquences guerrières ou d'opérations militaires), la présence des Français n'est jamais caricaturale, et tous les rôles (du jeune paysan à l'instituteur en passant par les ancêtres) sont tenus par les habitants du village.
Né en 1949, Raymond Rajaonarivelo dit avoir eu des difficultés àtourner son film parce qu'en 1987 le contexte politique était fortement troublé (sous la présidence de D. Ratsiraka) et que Madagascar entrait dans une crise majeure : les autorités ont tenté
d'empêcher sa réalisation, estimant qu'il était du ressort du pouvoir politique de parler de tels événements. Mais la persévérance ducinéaste finit par l'emporter et Tabataba est devenu un film de référence dans la cinématographie malgache.

A côté de plusieurs courts métrages intéressants, la section NouveauTerritoire a permis la projection de trois longs métrages tout récents. Dzaomalaza et le saphir bleu (2010) a été réalisé avec l'aide de l'Unesco dans le but de sensibiliser les jeunes Malgaches au danger
qu'il y a à croire qu'on peut s'enrichir facilement en partant pour Ilafaka, dans le sud de l'île, à la recherche de pierres précieuses. Le film a été projeté avec succès dans les écoles et à la TV.
Un autre film, oDyaina (2013), suit un musicien qui croit aux bienfaits de lamusique auprès des 120 malades de l'unique hôpital psychiatrique de Madagascar (qui compte 22 millions d'habitants...). Ady Gasy (2013), de son côté, est un voyage au pays de la pauvreté, en compagnie d'un musicien et de deux «orateurs» : on découvre l'ingéniosité des habitants pour survivre, leur capacité d'entraide et d'optimisme. Une petite lueur d'espoir dans un cinéma qui s'efforce de sortir Madagascar de l'oubli...


Les douze films en compétition

Constructors d'Adilkhan Yerzhanov, Kazakhstan
Expulsés de leur appartement parce qu'ils ne paient pas leur loyer, deux frères et leur petite soeur rejoignent un bout de terrain vaguequi appartient à leur famille. Mais ils ont beau avoir leurs titres de propriété, l'Etat s'apprête justement à s'approprier ces terres, à moins qu'elles ne soient occupées par les fondations d'une habitation. Les deux frères vont donc entreprendre de construire - ils utiliseront sans vergogne le matériel des chantiers voisins -, une baraque de fortune, histoire de contourner la loi.
Film kazakh, Constructors se présente comme une petite tragi-comédied'une heure, en noir et blanc, une sorte de fable mélancolique qui aborde par l'absurde le combat courageux d'individus menacés par uneadministration pointilleuse et vorace. Le film est volontairement lent, les plans sont fixes, les scènes essentiellement nocturnes. Peu de paroles, peu d'acteurs (à côté des deux protagonistes, on ne croisequ'un fonctionnaire d'Etat et un démarcheur paumé). Une musiqueincisive s'en vient ponctuer les différentes étapes de cette belleleçon de résistance.


Lock Charmer de Natalia Smirnoff, Argentine
Sebastien est un serrurier de 33 ans qui ne s'est jamais engagésérieusement dans une relation, même pas avec son amie Monica, qui luiannonce qu'elle est enceinte. Mais de qui ? Et tandis que la ville est recouverte d'un épais brouillard (la pollution?),LostCharmer1

Sebastien se découvre un don : lorsqu'il répare des serrures, il a des visions concernant la vie de ses clients et ne peut s'empêcher de leur dire leurs quatre vérités. Ce qui ne va pas sans ennuis...
Lock Charmer aborde sans avoir l'air d'y toucher des problèmes sensibles : la paternité, la fidélité, l'avortement, la responsabilité de ce que l'on dit, mais la composante plus ou moins fantastique de ce long métrage brouille les pistes. A mi-chemin du réalisme et du surnaturel, Lock Charmer reste un mélange de réflexions assez léger et un portrait inachevé d'un héros déstabilisé par le pouvoir étrange qui lui est subitement conféré.

A travers un prisme poétique au premier abord sympathique, la cinéaste argentine s'efforce de garder la maîtrise de cette fable, mais la mise en scène est assez conventionnelle et le propos se dilue dans des thématiques superficiellement abordées.

Han Gong-Ju de Lee Sujin, Corée du Sud
HanGongJu1La jeune lycéenne Han Gong-Ju semble avoir été impliquée dans une affaire sordide. Tout au moins est-ce ce que l'on devine au début dufilm.

Délaissée par ses parents, elle est contrainte de s'inscriredans un autre établissement scolaire. Elle déménage chez la mère d'un professeur qui l'aide à reprendre pied.

Découvrant les qualités dechant de Han Gong-Ju, une nouvelle camarade de classe lui proposera d'intégrer une chorale.
Tiré d'un fait divers, ce portrait d'une adolescente piégée dans une affaire de moeurs dans une école traîne en longueur. La construction dufilm en flash-back successifs (avec des ruptures temporelles souvent invisibles) ne facilite en rien la compréhension de l'intrigue, cela d'autant plus que les éléments constitutifs du passé malheureux de HanGong-Ju ne sont distillés qu'au compte-gouttes. Et cela jusqu'à lafin, histoire sans doute de garder un certain suspense. Objectif non atteint : si les séquences sont fluides, le constant passage du présent au passé et la complexité du puzzle à reconstituer finissent par avoir raison du spectateur. Les images (et leur choix) sont pertinentes, le jeu des actrices est remarquable, mais le personnage central, dans son mutisme récurrent et ses réactions imprévues, garde quelque chose d'obscur.

Fish and Cat de Shahram Mokri, Iran
Des jeunes gens s'installent autour d'un lac, près de la mer Caspienne, où doit se tenir un festival de cerfs-volants. Fish and Cat suit les pas d'une douzaine de participants et de campeurs qui donnentl'impression de se trouver là par hasard. C'est le temps des retrouvailles, des souvenirs amoureux, la bonne humeur semble de mise,mais quelques inquiétants personnages rôdent dans la forêt des alentours. Il est suggéré qu'un restaurant de la région servirait dela viande humaine (un fait divers remontant à 1997, si l'on en croit le pré-générique du film)... Toutes ces rencontres paraissent décalées, menacées ou empreintes de mystères. On est proche d'un long cauchemar éveillé, construit de façon fluide sur un seul et même plan-séquencede 2h10. Un très beau film, sans doute l'un des plus originaux du festival sur le plan formel. Fish and Cat est souvent envoûtant, défiant les conventions du cinéma et tentant de créer une notion de continuité temporelle surprenante et angoissante à la fois. La fréquente superposition des dialogues et de plusieurs récits (en voix off), lesmélanges du passé et du présent, les non-dits et l'absence de pointsde repères narratifs font pourtant de ce film un exercice de stylecertes brillant, mais qui échappe, partiellement en tous cas, à toutevéritable signification et qui laisse perplexe.

Siddharth de Richie Mehta, Inde
Inspiré d'un fait réel, le film raconte la quête d'un père de famille, pauvre et illettré, qui tente de retrouver son fils de 12 ans.Siddharth1

Il l'avait envoyé travailler dans une autre province pour qu'il gagne un peu d'argent et qu'il puisse aussi subvenir aux besoins de sa famille, mais l'enfant ne donne plus signe de vie. Réparateur de fermetures Eclair, le père quittera New Dehli pour Bombay, dans un voyage qui lui fera découvrir tous les trafics qui menacent les jeunes Indiens.
Un scénario très linéaire, sans surprises, qui entraîne le spectateur dans la vie cachée des mégapoles indiennes. Le père découvrira - et nous avec lui - tous les problèmes de survie qui se posent dans les quartiers pauvres des villes, toute la misère urbaine, la corruption et la violence. Film intéressant et sensible, avec un côté fortement documentaire, Siddharth se présente comme une douloureuse plongée dans la misère et le chaos.

The Square de Jehane Noujaim, Egypte
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The Square a multiplié les récompenses depuis sa première mondiale et son Prix du public en 2013 au Sundance Film Festival. En s'attachant de près à quatre ou cinq manifestants de la place Tahrir, le film plonge au coeur de la révolution égyptienne et relate au quotidien les réactions, les combats et les conflits de ces quelques protagonistes qui se connaissent tous et se respectent.

Le documentaire de Jehane Noujaim traverse les quatre années de la révolution, des débuts du Printemps arabe de 2009 jusqu'en 2013, en passant par la disparition de Hosni Moubarak, les craintes de la répression policière et militaire, la montée en puissance des Frères musulmans et la chute de Mohamed Morsi.

Même si les événements sont connus, le film tient en haleine : prises de vues étonnantes de la place Tahrir, confessions émouvantes des intervenants, images tragiques des brutalités policières, nombreuses scènes d'actualité inédites, tout est parfaitement maîtrisé par une caméra qui a choisi la bonne distance et qui, jour après jour, mois après mois, manifestation après manifestation, a pu suivre de tout près les protagonistes et les événements. The Square, c'est la «révolution vécue de l'intérieur», à travers un documentaire remarquable.

A noter encore...

Les manuscrits ne brûlent pas de Mohammad Rasoulof, Iran
Avec le cinéaste iranien Mohammad Rasoulof, le cinéma devientrésistance. Un film courageux et important.

Pelo Malo de Mariana Rondón, Venezuela
Une mère élève ses deux enfants dans un quartier populaire de Caracas

'Til Madness Do Us Part de Wang Bing, Chine
Une cinquantaine de Chinois vivent enfermés dans un asilepsychiatrique. Leurs contacts avec l'extérieur, ou avec les médecins,sont très rares.Certains sont là depuis plus de vingt ans. S'ils ne l'étaient peut-être pas à l'origine, nous dit le cinéaste, leurs vies
de détenus vont se charger de les rendre fous...Un documentaire par moments poignant, mais beaucoup trop long (plus de quatre heures).
ToKillMan1

To Kill a Man d'Alejandro Fernandez Almendras, Chili
Un père de famille est attaqué par un voyou qui, plus tard, s'enprendra aussi à son fils.

Un classique du film noir, une histoire devengeance.

Un cinéaste chilien brosse untableau pessimiste de lasociété de son pays, un monde implacable, quasiment sans espoir.

 

 

Au revoir l'été de Koji Fukada, Japon
Mikie, accompagnée de sa nièce, s'installe pour l'été au bord de la mer. Elle doit terminer sa thèse. Toutes deux vont vivre quelques émotions amoureuses : Au revoir l'été est un marivaudage japonais qui fait parfois penser à Rohmer, mais ne dépasse jamais le niveau de jolis tableaux mélancoliques. Un ou deux coups de projecteurs intéressants sur la société nippone.

Quick Change d'Eduardo W Roy Jr., Philippines
Tableaux de la transsexualité et de la prostitution dans les bas-fonds de Manille. Un monde marginal, sordide et corrompu, dans lequel onpratique illégalement la chirurgie plastique. Un film qui se veut essentiellement descriptif, mais où le point de vue du cinéaste n'apparaît guère.

Antoine Rochat