Festival Visions du Réel, Nyon 2024

Le 01 mai 2024

Sous-titrer la 55e édition de Visions du Réel (VdR), «L’œil du cyclone», peut prêter à sourire. Ce temps d’accalmie énoncé est-il celui du festival? Car autour du «nous» festivalier, les empreintes réelles du monde sont bien tourmentées: un des conflits les plus violents et meurtriers du 21e siècle se déroule sous nos yeux au Proche-Orient, chaque mois de l’année atteint un record de température depuis le début de leur relevé en 1873, jamais le droit d’asile n’a été aussi bafoué que depuis la Convention de Genève de 1951. Selon VdR, avoir ce temps suspendu, ce temps de réflexion, serait se nourrir d’informations et s’inspirer de documentaires internationaux provenant de 46 pays, avant de retourner dans la tourmente du flux d’informations en continu. Un temps de respiration qui se retrouve donc dans les films visionnés par la rédaction.

Débutons avec le cinéma qui documente les réalités israélo-palestiniennes qui ont nourri cette édition. Suivront les films de fantômes qui documentent la disparition des salles de cinéma de Recife au Brésil ou ceux qui suivent les ombres des ressortissant·e·s maghrébin·e·s que l’Europe refuse de voir. En définitive, ce sont des mises en forme singulières et des choix forts de cinéma qui nous parviennent: filmer le ciel de la capitale libanaise pour documenter une réalité géopolitique. Filmer pour mieux sortir des vents assourdissants du cyclone informationnel, et offrir ce temps de réflexion au spectateur et à la spectatrice.


Réalités israélo-palestiniennes


A Fidai Film de Kamal Aljafari

Palestine/Allemagne/Qatar/Brésil/France, 2024

Catégorie Compétition Burning Lights

Prix du Jury

Le dernier documentaire de Kamal Aljafari s’inscrit dans une pratique expérimentale de subversion et de réappropriation d’archives filmiques palestiniennes, volées et cachées durant plus de quarante ans par Tel-Aviv. Elles sont des preuves évidentes de dépossessions territoriales et mémorielles des Palestinien·ne·s. En effet, le 6 juin 1982, lors d’une nouvelle intervention nommée «Paix en Galilée» (dans le cadre de la guerre du Liban), le Tsahal, l’armée israélienne, envahit la zone sud du pays et Beyrouth afin d’éradiquer l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et capturer son leader Yasser Arafat. Durant ce siège de deux mois, les militaires détruisent entre autres la bibliothèque de l’Institut des études palestiniennes, et emportent avec eux une des plus grandes collections au monde sur l’histoire de la Palestine. Ces exactions ne sont pas isolées car selon le cinéaste palestinien, depuis 1948, à chaque nouvelle terre occupée, des archives de tout genre sont dérobées. A Fidai Film est une œuvre «des dépossédé·e·s» et de sabotage qui crée non seulement «une contre-image» mais aussi une visibilisation du peuple palestinien, «en réponse au pillage des mémoires» et aux vagues de colonisation successives. Par l’usage d’archives filmiques, le procédé du «found footage» permet à Aljafari de subvertir des images du passé qui ont notamment nourri la propagande sioniste. En appliquant des touches rouge sang et des ombres fantomatiques sur la pellicule (symbole d’une réalité traumatique), son approche esthétique constitue de ce fait un acte politique de rébellion et de résistance, mais aussi de souffrance. Le terme «fidai» dérive de «fedayin» qui signifie en langue arabe «le combattant pour la foi». Une foi non religieuse mais une foi du retour. Il désigne également l’hymne national de la Palestine. A Fidai Film est par ailleurs ponctué de superbes images de ruisseaux et de fleurs empreintes de tristesse qui font écho au cinéma expérimental de Rose Lowder. Des scènes d’un paradis perdu. Un film puissant, tragique et poétique.


No Other Land de Basel Adra, Yuval Abraham, Hamdan Ballal et Rachel Szor

Palestine/Norvège, 2024

Catégorie Grand Angle

Prix du Public

No Other Land est profondément bouleversant. Réalisé par un collectif de quatre activistes palestino-israélien·ne·s, ce documentaire déjoue une certaine représentation manichéenne du conflit au Proche-Orient. Bien que tout les oppose, Basel Adra et Hamdan Ballal, militants palestiniens, Yuval Abraham et Rachel Szor, militant·e·s israélien·ne·s, collaborent afin de rendre compte de l’occupation et de la destruction de plusieurs villages de Masafer Yatta, dans les collines du sud d’Hébron (Cisjordanie). De cette alliance qui semble inconcevable naît un témoignage filmique qui débute en 2019 et se finit en 2023, quelques mois après l’attaque terroriste du 7 octobre perpétré par le Hamas en Israël. Le but du collectif est de décrire le désespoir et les souffrances du peuple palestinien spolié et déplacé dans son territoire d’origine. Ces actes d’agression et de transfert forcé par l’armée israélienne, Adra les enregistre sur son téléphone. Celui-ci devient son outil de combat, sa caméra de poing. Les images qu’il diffuse sur les réseaux sociaux attestent ainsi d’une colonisation implacable sur une zone que la Knesset avait déclarée, en 1980, comme militaire et inhabitable. À travers d’anciennes photos de famille, nous découvrons qu’une grande communauté palestinienne vivait de l’agriculture et de l’élevage de moutons dans cette région, avant le début de l’occupation des colons israéliens en 1967, juste après la guerre des Six Jours. Ainsi, No Other Land nous dévoile des manifestations de résistance fortement réprimées et la destruction systématique des maisons autochtones. Certains groupes tentent d’ailleurs de les reconstruire durant la nuit, mais se heurtent immanquablement aux bulldozers dès l’aube. Un cycle sisyphéen qui se termine majoritairement par une violence inouïe, et parfois la mort. La grande qualité du film réside dans le fait qu’il confronte l’abîme socio-culturel qui existe entre Adra et Abraham sur le conflit. Pourtant, même si leur amitié est questionnée, ils réussissent à maintenir le dialogue ouvert. Un grand acte de courage et d’humanisme.


Avant il n’y avait rien d’Yvann Yagchi

Suisse, 2024

Catégorie Grand Angle

Dans une approche bien plus individuelle, le deuxième documentaire du cinéaste helvético-palestinien rend également compte de la colonisation israélienne en Cisjordanie, mais se place en contre-pied de No Other Land. Initialement, ce film devait être réalisé avec son meilleur ami d’enfance. Mais ce dernier, devenu entre-temps un colon israélien, se retire du projet. Les séquences du début témoignent de leur brève collaboration et de leurs revendications opposées. Du reste, certaines scènes de cette région de la Palestine ont été filmées séparément. D’un projet cinématographique qui voulait refléter les deux côtés du conflit, Yagchi, après la trahison de cet ami, décide finalement de relater l’histoire tragique de sa famille. Avant il n’y avait rien est donc un récit intime raconté par le cinéaste lui-même. Il se rend de ce fait dans les territoires occupés pour découvrir ses ancêtres. À Jérusalem, dans la Bibliothèque nationale d’Israël, il retrouve des textes rédigés par son arrière-grand-père, qu’il croyait perdus. En effet, en 1948, lors de la Nakba (la «catastrophe» en arabe), qui fait suite à la proclamation de l’État d’Israël par David Ben Gourion, cet écrivain et le reste de sa famille ont dû tout abandonner pour s’exiler au Liban, laissant derrière eux des ouvrages précieux. Comme des milliers d’autres Palestinien·ne·s, ils furent dépossédés de leurs biens et forcés de quitter leur terre d’origine. Un exode contraint qui en rappelle d’autres. Celui de 1908, avec l’arrivée de milliers de Juif·ve·s, sous l’impulsion du mouvement sioniste de Theodor Herzl (en réponse aux pogroms et à l’antisémitisme en Europe), celui des années 1930, avec l’installation de rescapé·e·s de la répression antisémite (en raison de la montée du nazisme en Allemagne), et enfin celui de 1947, avec l’afflux des survivant·e·s traumatisé·e·s de la Shoah. Ainsi, face à une amitié sacrifiée dans un contexte socio-politique brutal, Yagchi découvre des histoires douloureuses. Un film poignant bien que nous déplorions une articulation pas très aboutie entre l’individuel et le collectif.


Under A Blue Sun de Daniel Mann

Israël/France, 2024

Catégorie Highlights

Under A Blue Sun nous offre le point de vue d’un cinéaste et auteur israélien sur la colonisation des terres palestiniennes, et en particulier celle dans le désert de Neguev, au sud d’Israël. Une région immense qui a accueilli le tournage de Rambo III de Peter MacDonald en 1986, trois ans avant la fin de la guerre froide. L’originalité de Mann est d’articuler la représentation idéologique de ce film à l’aulne de l’expropriation et de la politique coloniale israélienne. Plaçant le désert au centre de la problématique, il souligne comment l’occupation d’un territoire permet non seulement de le transformer mais d’écrire un nouveau narratif sur une histoire existante, au risque de l’annihiler. Le récit de Rambo (Sylvester Stallone) combattant les moudjahidines et les Soviétiques en Afghanistan possède une forte teneur propagandiste. Le fait d’avoir réalisé ce film dans un désert israélien, et non afghan, confère au paysage (au décor) un enjeu géopolitique. Selon Mann, l’autorisation du tournage avait été fournie par l’armée israélienne, allant même jusqu’à prêter des armes, des équipements et des figurants. Cette collaboration étroite entre la production cinématographique américaine et le Tsahal a fortement contribué au travestissement de ces terres autrefois arabes. Une transformation géographique exprimée dans le documentaire par le changement chromatique du rouge au bleu, comme une forme de «dénaturalisation» territoriale. En effet, avant la colonisation de 1948, le désert de Neguev (nommé «Naqab» en arabe) appartenait à la communauté des Bédouins. Ces Arabes palestinien·ne·s vivent actuellement dans des conditions précaires, dépourvues d’infrastructures de base, comme l’évacuation des eaux usées et l’électricité. Par ailleurs, la forêt de pins, filmée dans une longue séquence, Mann en fait le symbole violent de la colonisation. D’après le cinéaste, planter ces arbres est pour les autorités israéliennes une méthode connue pour chasser les Palestinien·ne·s de leur territoire. Pour Bashir (le bédouin palestinien du documentaire), Rambo III symbolise la dépossession de ses terres et la représentation d’un espace sans loi. Ainsi pour Mann, Under A Blue Sun a pour objectif d’éclairer ces deux thèmes par le biais d’une fiction, produit de l’impérialisme américain (un soleil bleu), qui démontre que l’expropriation ne date pas d’hier et qu’elle est inhérente «au fondement de l’État d’Israël».


Autres réalités

Quelle position avoir face à un sujet auquel on est insensible, voire réfractaire? Présenté en Compétition nationale, Feu Feu Feu (Pauline Jeanbourquin, Suisse, 2024) suit le parcours de Juliette, une jeune adulte s’apprêtant à entamer des études de sage-femme. Fervente utilisatrice de TikTok, elle partage sur les réseaux sociaux le don de coupe-feu qu’elle aurait hérité de sa grand-mère. Entourée de sa troupe de scouts, le temps d’un été, Juliette évoque son savoir et ce qu’il implique pour elle. Hélas, au-delà de son propos, ce portrait d’une «sorcière moderne» oublie de prendre la distance nécessaire pour questionner son sujet et finit par lasser, malgré sa courte durée.

Feu toujours avec Burning Out (Saskia Gubbels, Pays-Bas, 2023), documentaire présenté dans la catégorie Grand Angle. Gerrie, le commandant d’une caserne de pompiers d’Amsterdam depuis des dizaines d’années, est confronté aux changements de la société qui l’entoure. Circonspect face aux décisions prises par sa hiérarchie, l’homme qui a donné sa vie pour son engagement oscille entre doute et incompréhension. Sans jamais être dans le jugement, un film aussi brillant qu’intelligent.

My Stolen Planet (Farahnaz Sharifi, Iran/Allemagne, 2024) faisait partie de la catégorie Highlights du festival. À travers ses propres images d’archives, mais aussi celles d’inconnu·e·s, la réalisatrice iranienne documente l’histoire récente de son pays. Alors exilée en Allemagne, elle revient sur les deux mondes de son quotidien qui s’opposent depuis sa plus jeune enfance: celui des gens qui dansent, où elle peut être elle-même, et celui dicté par l’ayatollah. Une projection forte en émotion, et sans aucun doute un coup de cœur du festival.

Highlights encore avec Reas (Lola Arias, Argentine/Suisse/Allemagne, 2024). Un film musical débordant de vitalité qui rejoue l’incarcération de femmes cis et personnes trans dans une prison désaffectée de Buenos Aires. Malgré ses personnages hauts en couleur et sa réalisation soignée, le documentaire n’occulte pour autant pas les traumatismes et la violence de l’expérience carcérale commune aux protagonistes.

Highlights toujours, après un Bacurau (2019) gorgé de sang et de propos politiques anti-américains, Kleber Mendonça Filho revient à une histoire plus intimiste basée sur des images d’archives. Découpé en trois parties, Pictures Of Ghosts (Brésil, 2023) rend d’abord hommage à sa mère décédée qui a érigé un appartement aux abords de l’océan à Recife, logement qui est devenu un véritable plateau de cinéma. Le réalisateur y a mis en scène des drames larmoyants et des films d’horreur sanglants. Les deux autres sections de Pictures Of Ghosts documentent la gloire passée des grandes salles de cinéma du 20e siècle. Convertis en églises évangéliques, bureaux ou espaces désaffectés, ces mastodontes du passé sont des témoins des transformations du rapport à l’image. Accompagnée par un splendide montage alternant entre les images d’archives et des séquences des films tournés dans la ville brésilienne, l’œuvre est également un hommage amoureux à cette gloire passée d’une forme de cinéma. Un peu trop larmoyant peut-être, le film démontre comment celle-ci a été condamnée, oubliant toutefois que les mutations sociales et technologiques ont permis au cinéma d’évoluer et de se démocratiser.

Parmi les longs métrages découverts en Compétition internationale, citons Far West (Pierre-François Sauter, Suisse/Portugal, 2024). Angela et Jair vivent au Cap-Vert. Ensemble, ils parcourent les terres volcaniques de leur île pour trouver subsistance, notamment grâce à la pêche. À travers sa longue première partie composée de plans fixes précisément cadrés, Far West installe son rythme lent et mutique. Ce procédé prend tout son sens lorsque, dans un deuxième temps, des aficionados de la pêche au gros, bruyants et surexcités, viennent faire éclater un contraste absurde rendant flagrantes les inégalités.

Comment un calcul rénal peut-il nous faire voyager à travers le monde minéral? La réponse est donnée par Apple Cider Vinegar (Sofie Benoot, Belgique/Pays-Bas, 2024). Portée par les commentaires de Siân Phillips, une célèbre narratrice de documentaire animalier, une œuvre d’une grande légèreté apparente qui finit par faire montre d’une poésie évocatrice.

Être migrant·e pour espérer une meilleure vie. Pour fuir des contextes de guerre, de pauvreté ou de violences symboliques, les personnes migrantes sont animées par un désir brûlant d’améliorer leur quotidien. Sélectionné dans la catégorie Compétition Burning Lights, The Language Of Fire (Tarek Sami, Algérie/France/Qatar, 2024), les figures humaines sont filmées en 12 images par seconde, saccadées, enveloppées par une brume vaporeuse, transformée en ombre, mais dirigée par une lumière intérieure toujours vivace. Abandonnées à leur sort par l’Etat français, criminalisées par les partis politiques des lois xénophobes ou déconsidérées par les sociétés locales, Tarek Sami les personnifie. Elles sont caractérisées par une fureur de vivre tout en étant dépeintes comme écrasées par des décisions qui les dépassent. Un film important totalement servi par des choix formels novateurs.

Billy (Canada, 2024) de Lawrence Côté-Collins fut sans conteste l’une des expériences fortes du festival. Lorsque Billy agresse physiquement la cinéaste, elle ne pouvait imaginer que, des années plus tard, elle volerait à son secours. Incarcéré pour homicide, le jeune homme est diagnostiqué schizophrène. Ses innombrables vidéos vont permettre à Lawrence de l’aider à comprendre sa maladie afin de s’en sortir. Puissant, et important.

Dans Les Miennes (Belgique/France, 2024), la réalisatrice marocaine Samira El Mouzghibati convoque son entourage, dont ses trois sœurs et sa mère, dans un documentaire comme un road trip sur les traces de leur passé et des traumatismes qui y sont liés. Oscillant entre images d’archives, discussions entre les membres de la famille et témoignage d’une mère jusque-là restée silencieuse, Les Miennes narre un récit fort et passionnant. On regrettera néanmoins que le film ne parvienne pas - à l’instar du récent La Mère de tous les mensonges, lui aussi familial et marocain - à élargir son sujet au-delà du cercle privé pour nouer l’intime à une histoire plus universelle. 

Terminons par un objet filmique pas comme les autres. Dans The Diary Of A Sky (Liban, 2024), Lawrence Abu Hamdan documente, en pleine période Covid, le ciel de Beyrouth en se basant sur la bibliothèque digitale des Nations Unies. Alors que la terre entière est cloîtrée dans le silence du confinement, le réalisateur libanais recense les avions, drones, hélicoptères et autres engins volants de l’armée israélienne qui survolent illégalement la ville libanaise. À partir de ce point de départ très méthodique, il analyse cette surreprésentation aérienne et la pression qu’elle exerce sur la population qui vit en dessous. Derrière son apparence austère, The Diary Of A Sky est une œuvre passionnante et particulièrement bien ficelée qui témoigne d’une oppression sourde aux conséquences ravageuses.


Marvin Ancian, Kim Figuerola et Julien Norberg