Festival Visions du Réel - Nyon 2020

Le 14 mai 2020

Documentaire = images réelles, vraiment?
Dans la section courts métrages, bien utile pour prendre la température des créations cinématographiques à travers le monde, le triptyque traditionnel du documentaire, recherche-tournage-montage, est mis à mal. On explore d’inventives manières de témoigner de la réalité. Un documentaire peut alors être créé avec des acteurs, des animations ou des éléments fantastiques.

Le found footage (utiliser des images tournées par d’autres) et ses dérivés contemporains sont monnaie courante. Plusieurs œuvres sont fidèles au concept fondateur du film d’archive, comme le puissant La Bobine 11004 dont la bande image est un superbe remontage d’une pellicule américaine censurée pendant des années car montrant les dégâts de la bombe à Hiroshima. Aucune voix, mais des cartons de texte dont la sobriété est un hurlement.

Une part grandissante des films déplace toutefois cette tradition et, comme une jam de jazz, improvise à partir d’elle. Le touchant Bella par exemple prend sa source sonore dans la lecture de lettres réelles, trouvées par la réalisatrice, tandis que ses images sont fictionnelles: tantôt très granulée, tantôt numérique, la texture artificielle des plans mime le passage du temps et permet au spectateur de situer les scènes. Le tournage fictionnel récupère un éclat de réel par sa matérialité. C’est un effet saisissant qu’on souhaite voir plus souvent.

Grande réussite pour The First Bridge, de la bien connue Laila Pakalnina, qui utilise une pellicule Kodak noir et blanc pour filmer un simple pont, avec les plus beaux cadrages de cette sélection. Sans voix, ces douze minutes où se succèdent des plans statiques du premier pont construit entre la Lettonie et la Biélorussie sont une réussite formelle et expressive. Nul besoin de narration pour évoquer la puissance d’un pont. Juste un œil aiguisé et sensible.

Une autre pratique récurrente, aux antipodes esthétiques des images vieillies et cependant similaire par son décalage avec les tournages traditionnels, est l’utilisation d’images virtuelles. Peu fécond dans The Ride (uniquement composé du ciel de Google Earth) cet usage est prodigieux dans My Own Landscapes d’Antoine Chapon, Sesterce d'argent du meilleur court. Le film du Français, qui n'est pas sans rappeler le travail de ses compatriotes Caroline Poggi et Jonathan Vinel, suit un militaire profondément heurté par la guerre qui se soigne par la création en 3D de paysages idylliques. Avare en plans réels, la réalisation nous plonge dans des programmes informatiques, où sont modélisés arbres, rochers et autres plages de sable clair. Film relaxant sur les atrocités de la guerre, le paradoxe fait mouche.

Les créations suisses ne marqueront pas cette section; le timide Trio suit trois adolescents sans savoir quoi en faire tandis que Brothers - A Family Film, bien que plus réussi, peine à dépasser l’anecdotique ou le déjà-vu dans la relation fraternelle qu’il nous expose. On leur préférera, en compétition nationale, le superbe Queen.

La réussite, elle sera finlandaise. À nos yeux en effet, les deux films qui sortent du lot, bien que très différents, viennent tous deux de Finlande. Le premier, On Hold (Prix du Jury des jeunes), part d’un décalage simple mais explosif: faire jouer à des cinquantenaires les témoignages de jeunes garçons en pleine crise d’adolescence. Cette idée de Laura Rantanen s’accompagne d’un dispositif formel maîtrisé, à base de plans minutieusement composés, et d’une pluralité de sujets abordés, toujours avec profondeur. Se révèle lentement la jeunesse finlandaise, bien plus protéiforme qu’on ne la résume souvent. Elle peut être raciste, elle peut aussi être touchante, révoltée, pleine de doutes…

Le second, The Fantastic, joue avec ce fameux rapport entre image et son, qui a donné au cinéma tant de chefs-d’œuvre. Devant nos yeux, ce seront des paysages. Fréquemment vides, mais comme prêts à exploser. Des contrées froides à la frontière entre Chine et Corée du Nord. En bande sonore: des interviews de la réalisatrice, Maija Blåfield, avec des Coréens qui ont quitté le nord de leur pays. Ils parleront des films occidentaux qu’ils regardaient illégalement. Ce qu’ils y voyaient, ce qu’ils y découvraient ébahis, ce à quoi ils croyaient. Ici les images subiront des traitements numériques, des déformations, des altérations, des aberrations chromatiques. Le spectateur naïf croira que le sujet est la Corée du Nord, cette dictature et les prétendus esclaves qui y vivent. En réalité, le sujet, par un habile jeu de métaphores, c’est l’Occident lui-même. Tout ce qu’il projette dans ses films. Tous ces malaises qu’il soulage, transforme ou justifie, grâce au cinéma. James Bond, au travers des témoignages des Coréens, nous rappelle que le cinéma n’est pas une fenêtre sur le monde. Ou si peu. Et qu’il est plus proche du voile, du vernis à ongles, ou de la brosse à vêtements qui retire les impuretés d’un smoking brillant. Le cinéma n’est pas le réel - et c’est grâce à ce décalage qu’il nous en informe tant.

Christophe Pithon