Festival de Cannes : Jeunesse en luttes
Le 26 août 2021
Pour accompagner ce premier texte centré sur la Compétition officielle (CO) du Festival de Cannes, nous proposons un aperçu qui appréhende également des œuvres de sections parallèles et qui dessinent une thématique commune autour d’une jeunesse forte et sans compromis, souvent incarnée par des femmes créant leurs propres valeurs.
Avant d'aborder des films qui appréhendent le point de vue des plus jeunes, nous revenons avec quelques lignes sur des films qui ont marqué par leur audace formelle et les moyens originaux de mettre en évidence l’artifice cinématographique. Pour ceux de la sélection officielle, nous serons succincts, ceux-ci ayant été traités par ailleurs.
Le Genou d’Ahed (CO), tout comme Synonymes (2019) avant lui, est imprégné de la vie de son réalisateur, Navad Lapid. Le film exprime la déroute intérieure du cinéaste israélien Y., confronté à une censure qui ne dit pas son nom. Des mouvements de caméra saccadés et des panoramiques vivaces marquent une rupture visuelle et interrompent la narration, signalant l’impasse dans laquelle se trouve le protagoniste. Les décors, des paysages déserts, reflètent l’absence de perspective tandis qu’un lac rempli de carcasses bovines devient le symbole de la naissance de la nation. Derrière la beauté, l’horreur. Derrière la séduction, la manipulation. Le jeu d’Avshalom Pollak renforce le sentiment d’incertitude et d’instabilité, tant l’alternance entre retenue, impulsivité et sincérité rend ses intentions imprévisibles. La manipulation (qui est également celle de tout cinéaste vis-à-vis de ses acteurs) de son personnage envers la représentante du Ministère de la culture, pour obtenir des informations confidentielles sur le régime israélien, est à l’origine d’excellentes séquences où désir et feinte se lient intimement. Durant celles-ci, différentes strates du récit se rejoignent, les récits enchâssés permettant d’éclairer le comportement de Y., et invitent à considérer l’artifice et la fiction comme des moyens de dénoncer la politique israélienne.
Dans Annette de Leos Carax (CO) l’artifice, théâtral en l’occurrence, est indissociable des événements survenant en dehors de la scène. Le spectacle devient le lieu où se révèlent les pulsions qui contamineront ensuite le réel. Visuellement, ceci s’exprime notamment par un jeu sur les couleurs. Le vert, présent dans le stand-up d’Henry (Adam Driver), finit par envahir le domicile conjugal (les arbres, la piscine) à mesure que le discours du comédien infiltre la réalité. Le chant, qui renvoie entre autres de manière stéréotypée aux différents seuils d’une relation, de la passion à la destruction, participe de cet artifice. Ainsi, si Annette ne cesse de renvoyer à la construction de l’image, la frontière entre le récit et notre propre réalité n’en demeure pas moins brouillée, tout comme la scène d’opéra décorée d’arbres se transforme en véritable forêt.
Le dernier documentaire du cinéaste algéro-brésilien Karim Aïnouz, Marin des montagnes (Marinheiro das montanhas, Séances spéciales), s’assume également comme représentation. Deuxième volet de ce qui apparaît comme un diptyque avec Nardjes A., présenté à la Berlinale en 2020 (voir CF n. 830), il revient sur la découverte par le cinéaste de la terre natale de son père: l’Algérie. Une Algérie plurielle, que le spectateur appréhende non seulement par le regard et la voix du réalisateur, mais aussi par son univers référentiel. Cette approche rappelle une tendance du cinéma brésilien (voir CF nn. 845 et surtout 846), autobiographique, à petit budget et qui veut rendre sensible les processus psychiques qui conditionnent notre perception. Plusieurs sources d’images donnent vie à cette cartographie mentale, dont des plans sur des personnes rencontrées lors de son voyage. Et ce sont surtout ceux-ci que nous retiendrons: des hommes et des femmes saisis dans leur quotidien ou prenant la pose, de manière fière mais sans assurance face à cet œil mécanique et étranger. Contre-pied des films d’explorateur qui insistent sur l’altérité, ce documentaire montre au contraire un quotidien somme toute banal, celui des cafés, de la rue, de l’attente. Une terre propice donc à la projection d’une vie rêvée (qui serait Karim Aïnouz s’il avait suivi son père en Algérie?) et qui parvient à embarquer le spectateur dans cette contemplation.
Autre (auto)biographie, le documentaire de Jean-Gabriel Périot (Une jeunesse allemande, Nos défaites). Le cinéaste re-tient des extraits de l’ouvrage de Didier Eribon, Retour à Reims (fragments) (Quinzaine des réalisateurs/QR), comme Thomas Ostermeier avant lui au théâtre, lu en voix over par l’actrice Adèle Haenel. Le texte, loin de se suffire à lui-même, prend un sens autre de par les images qui l’accompagnent, issues de films de fiction - de Godard à des auteurs inconnus -, de documentaires ou d'œuvres télévisuelles. La voix de l’actrice se fait silencieuse, leur laissant interpréter à leur manière le texte initial. Par ce mélange, Jean-Gabriel Périot trouve une manière originale d’inscrire de la fiction dans le documentaire, en donnant aux images la force d’étayer, d'interpréter ou de proposer un contrepoint au texte d’Eribon.
Jeunes luttes féminines
Plusieurs films donnent à voir le point de vue des plus jeunes, notamment dans la sélection de la Semaine de la critique (SC). Dans cette dernière, mentionnons tout d’abord Olga - Prix du meilleur scénario -, du cinéaste suisse Elie Grappe, qui porte sur une jeune gymnaste ukrainienne qui refuse de voir dans le sport un enjeu politique. Elle devra pourtant se positionner, tant les événements survenant dans son pays se feront envahissants. De facture classique, le film mêle intelligemment ces deux fils narratifs, avec maîtrise et efficacité.
Autre lutte, celle d’Agata, dans Piccolo Corpo de Laura Samani (SC), qui traverse l’Italie à pied pour donner à son fils mort-né la chance d’accéder au paradis plutôt que d’errer dans les limbes. Récit minimal et contemplatif qui tient son spectateur par les paysages aux tonalités froides et mélancoliques et le jeu complémentaire de ses deux acteurs principaux, qui se lient d’amitié pendant la quête d’Agata.
Rehana Maryam Noor d’Abdullah Mohammad Saad (Un certain regard/UCR) et La Colline où rugissent les lionnes de Luàna Bajrami (QR) dressent également le portrait de femmes fortes qui refusent le rôle qui leur est attribué par une société patriarcale. Dans le film bangladais, la protagoniste Rehana évolue dans des décors sombres et étouffants, ceux de l’université de médecine dans laquelle elle est chercheuse. Ce qui se présente d’abord comme une dénonciation d’un abus sexuel devient, au fil de la narration, bien plus flou. Sans compromis face à ses principes, Rehana en viendra à une forme de violence vis-à-vis de sa fille en même temps que le doute s’insinue sur la nature de l’abus dont elle pense avoir été témoin. De la visée contestataire le film bascule malgré lui dans un discours inverse: pour qui refuse tout compromis avec le système, aussi injuste soit-il, ne peut que s’obstiner dans la marginalisation et la violence.
Trois adolescentes sont, dans le film de la très jeune réalisatrice Luàna Bajrami, les protagonistes de cambriolages. D’abord contemplatif et minutieux dans la description du milieu rural dans lequel elles vivent au Kosovo, le film joue ensuite avec les codes du genre du film de casse. C’est la première partie, contemplative et taciturne, laissant une place importante à l’expression non verbale des héroïnes, qui constitue le véritable intérêt de cette œuvre.
Visions sociologiques de l’enfance
Dans Libertad de Clara Roquet (SC), c’est à travers le regard d’une adolescente, Nora, que se construit le récit. Avec sa famille, représentante d’une bourgeoisie décadente, elle passe les vacances d’été dans une villa au bord de mer. En plus de la grand-mère qui souffre de la maladie d’Alzheimer, sont présentes une employée de maison ainsi que sa fille Libertad, fascinante aux yeux de la protagoniste principale. Par des jeux de miroirs et de substitutions plus ou moins subtils, les deux classes, séparées dans une vision passéiste, tendent à se confondre, alors que les adultes cherchent à les maintenir. Ce sont aussi les dynamiques relationnelles qui sont habilement mises en évidence, montrant comment les dispositions intérieures d’un personnage sont conditionnées par l’interaction, plus que par leur profil psychologique. Film sociologique donc, aussi bien sur les rapports de classe que sur l’adolescence, réalisé avec finesse.
Contrepoint à celui-ci, Petite Nature de Samuel Theis (SC) qui aborde de manière originale le rapport entre un enseignant de banlieue et Johnny, un enfant de sa classe. La relation singulière entre ces deux, plutôt que du professeur avec l’ensemble de ses élèves, est au centre de ce film. Avec des dialogues bien écrits et une bonne touche d’humour, il capte l’évolution de ce lien, tout en montrant comment ce dernier est conditionné par l’environnement familial duquel est issu Johnny, et surtout du comportement de sa mère avec les hommes.
Dans Un monde de Laura Wandel (UCR), l’école apparaît comme le lieu où les enfants se confrontent non seulement à leurs peurs et incompétences, mais surtout à la pression sociale et au mobbing conduisant des boucs émissaires à devenir eux-mêmes bourreaux. Pour être au plus proche de la perception des protagonistes, Nora et son frère Abel, tous deux très convaincants dans leur rôle, une longue focale qui rend l’environnement flou est utilisée. Les adultes, surtout hors champ, apparaissent comme des figures absentes, bien impuissantes à intervenir sur ces dynamiques relatives aux groupes.
Bruno Reidal (SC) également saisit l’environnement à travers le prisme d’un adolescent, quoique bien particulier: un jeune psychopathe, pour qui désir et mort sont inextricablement liés. Loin de la vision habituelle du monstre sanguinaire, le réalisateur Vincent Le Port nous confronte à un garçon inhibé, qui n’a de cesse de lutter contre ses pulsions. Inspiré du journal intime du véritable Reidal, né au début du XIXe siècle, le film transcrit la subjectivité du point de vue par le refus de confirmer ou infirmer à l’image les dires du protagoniste, même si la dureté du milieu paysan, ainsi que le poids de la religion, apparaissent nettement comme des catalyseurs.