Entretien: Férid Boughedir (2ème partie)

Le 18 septembre 2024

Suite de l'entretien de Férid Boughedir lors du Festival cinémas d'Afrique Lausanne. Voir la première partie dans CF n. 928 pp. 4-5.

Alain Robbe-Grillet était l’un des fondateurs du Nouveau roman, regroupant des écrivains qui ont questionné les conventions d’écriture dites romanesques.

Oui, effectivement. Il était le pape de ce mouvement et contre le roman classique de Balzac. Au cinéma, il déconstruisait l’histoire au fur et à mesure. J’ai dû d’ailleurs prendre momentanément en main la direction du tournage car Robbe-Grillet avait été hospitalisé. Après ce tournage, je suis rentré en Tunisie pour réaliser un film surréaliste avec Claude d’Anna, La Mort trouble. Et comme Robbe-Grillet, Fernando Arrabal est venu en Tunisie pour filmer son enfance dans l’Espagne de Franco. Après avoir visionné mon film, il m’a engagé comme assistant pour son premier long métrage autobiographique subversif et anarchique, Viva la muerte! Le destin m’a donc mis en position d’être l’assistant de deux francs-tireurs, des écrivains devenus réalisateurs. Ce fut une grande leçon de liberté. Ainsi, avec le cinéma de Sembène et de Chahine, et celui de deux Occidentaux à l’esprit libre, je me suis débarrassé de tout académisme.

Lors de la 1ère édition des Journées cinématographiques de Carthage (JCC), vous aviez découvert le film d'Ousmane Sembène, La Noire de… de 1966, premier long métrage du cinéaste sénégalais (qui a d’ailleurs reçu le Prix Jean Vigo). Quels sont les éléments formels et scénaristiques qui vous ont particulièrement marqué?

J’ai ressenti un véritable choc en voyant ce film car j’ai découvert un regard autre. Par rapport aux films hollywoodiens qui ont des conventions pour chaque genre, avec La Noire de…, qui a été créé en même temps que la Nouvelle Vague, Sembène a décloisonné le cinéma de certains codes classiques. Il a réussi à cadrer l’essentiel. Par manque de moyens aussi. Et par son choix de montage et de cadrage, il a ainsi traduit l’essentiel tout en exprimant de l’indignation, de la colère, du respect de l’humain, de la dignité. La fin du film est d’ailleurs magnifique. Son employeur blanc va à Dakar pour rendre les affaires de son ancienne servante.

Il rend aussi le masque que Diouana leur avait offert. Un objet nostalgique qui exprime l’enjeu politique et identitaire sous-jacent du film.

Oui tout à fait. Après la mort de Diouana, ce masque accroché dans sa chambre, alors qu’il était méprisé avant par son employeur blanc, se charge dans les mains de ce dernier, d’une nouvelle signification. C’est donc une manière de filmer, un peu comme Wim Wenders dans Paris, Texas avec la musique de Ry Cooder par exemple. Un minimalisme visuel et sonore qui vous transporte.

La Noire de… s’exprime avec un langage cinématographique que je définirais comme occidental, entre la Nouvelle Vague et le cinéma soviétique. Un langage politique qui accorde une attention particulière à l’esthétique. Cette dernière qui va aussi nourrir le symbolique.

Je trouve justement que l'un des points faibles du cinéma d'Ousmane Sembène est son influence du cinéma soviétique. En tant qu’écrivain, il s’est vite aperçu qu’une partie du peuple, étant analphabète, ne pouvait pas lire ses romans. Il décide donc de devenir cinéaste et de communiquer avec les images. Comme il était gauchiste voire marxiste, il a étudié le cinéma à Moscou. Dans Borom Sarret [Le Charretier], la séquence du policier qui prend la médaille du charretier, il la filme avec des plongées et contre-plongées. Et comme dans Le Cuirassé Potemkine [de Sergueï Eisenstein], ces prises de vue vont métaphoriser la lutte des classes. Je trouve que le choix d’utiliser un langage filmique des années 1920 me semble inutile. En réalité, Sembène était plus révolutionnaire dans le fond que dans la forme. Certains gros plans dans Ceddo étaient des coquetteries formelles.

Oui, mais les gros plans du marquage au fer rouge sur la peau des esclaves nourrissent justement son cinéma militant.

Oui, c’est vrai. Ces plans-là ne me dérangent pas trop. En fait, je n’aime pas les zooms ou faire passer la caméra dans les trous de serrure. Je préfère les travellings lents, la neutralité technique, comme dans mon film, Halfaouine.

Pour revenir aux premiers festivals africains, cités dans votre documentaire Caméra d’Afrique, il y a le FESPACO (Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou) au Burkina Faso, qui est né en 1969. Il y a également la FEPACI (Fédération panafricaine des cinéastes) qui, elle, s’est mise en place en 1970 lors des Journées cinématographiques de Carthage (JCC).

Comme il fallait deux associations pour créer la FEPACI, les seuls pays qui en avaient une étaient le Sénégal (les Cinéastes africains associés) et la Tunisie. C’est pour cela qu’elle est née à Carthage. D’ailleurs en 1969, le FESPACO n’était pas encore un festival (ni jury ni compétition), mais une simple semaine de cinéma. C’est en fait le fondateur de Carthage [Tahar Cheriaa], un grand connaisseur du cinéma panafricain, et Ousmane Sembène, qui ont décidé que le FESPACO deviendrait un festival compétitif. Et donc, durant quelque temps, le festival de Ouagadougou et celui de Carthage se sont alternés. Une année au nord du Sahara, la suivante au sud du Sahara. Et ainsi de suite. Mais actuellement, le FESPACO étant devenu un événement majeur tant au niveau culturel qu’économique, ce jumelage n’existe plus avec les JCC. Il n’existe plus cet élan formidable et cette fraternité que j’ai capté dans Caméra d’Afrique.

Justement, en tenant compte de cette pluralité qui existait dans ce contexte des années 1970, et en prenant connaissance de votre documentaire Caméra d’Afrique de 1983 (d’ailleurs restauré en 2019 par le CNC [Centre national du cinéma et de l'image animée]), je me suis demandé pourquoi le mot «caméra» n’est pas au pluriel.

Il y a des gens qui le disaient au pluriel. Cela me plaisait au singulier car il signifiait une caméra enfin africaine qui fédérait toutes les caméras. Une caméra avec un regard africain. Et non plus une caméra européenne qui regarde les Africains. Ce film était pour moi comme un manifeste.

Pourtant le fait que «cinéma» soit au singulier nourrit cette idée coloniale d’une Afrique arrachée de toute sa diversité historique, culturelle et ethnique. De plus, les pays africains colonisés par les Britanniques, les Français, les Portugais ou les Hollandais, partagent le même trauma mais pas la même histoire.

Oui, vous avez raison. D’ailleurs maintenant quand j’écris sur les cinémas d’Afrique, je mets le «s».

Je me suis également fait la réflexion que le titre en anglais de votre film était très approprié: African Cinema: Filming Against All Odds. «Filmer contre toute attente» signifie que quelles que soient les conditions de création, de production ou politiques, on continuera à filmer.

Oui, c’est vrai. D’ailleurs, l’autre titre en français de mon film est, Cinéma africain: filmer contre les impossibles. Car c’est bien cela qui est au cœur de mon film.

La naissance des cinémas africains coïncide avec la période postcoloniale, à savoir les années 1950 et 1960. Votre documentaire, qui a nécessité dix ans pour le réaliser, est véritablement une anthologie filmique des vingt premières années des cinémas africains indépendants. Pourriez-vous nous parler du point de départ de votre film?

En 1974, j’ai commencé à réaliser ce film avec l’idée de récolter des témoignages. Le destin m’a amené à avoir déjà vu en Tunisie tous les premiers films de ce cinéma. Et mes expériences en tant que critique de cinéma pour le mensuel francophone Jeune Afrique, et la rédaction de ma thèse de doctorat sur le cinéma africain et arabe, entre autres, m’ont donné cette envie de parler de cette formidable période. De montrer par exemple des films d’Oumarou Ganda, ouvrier nigérien devenu cinéaste. Il a d’ailleurs joué le rôle principal dans un film de Jean Rouch.

Oui, dans Moi, un Noir.

Exactement. Et donc, ces films-là ne passaient pas encore dans les festivals. À Cannes et Venise, ils se sont mis plus tard à projeter des films d’Afrique «noire», mais je dirais par faux universalisme, pour une soi-disant diversité culturelle. D’ailleurs, ils ne sont montrés que dans les sections Un certain regard, la Quinzaine des cinéastes ou à Horizonti pour Venise. Et pour revenir à votre question, j’ai donc été témoin de ces temps où les Africains se sont emparés de la caméra pour raconter eux-mêmes leur propre histoire.

Ce geste est d’autant plus fort car s’emparer de la caméra, une invention technique occidentale, devenait le symbole de leur émancipation du joug colonial.

Oui totalement. C’est comme dans la littérature, avec par exemple des écrivains algériens francophones comme Kateb Yacine. Il considérait la langue française comme un butin de guerre dans la lutte contre le colonialisme. Et donc, le point de départ de mon film était la chance d’être là et de pouvoir filmer cela. D’ailleurs celui-ci s’appelait African Image au départ. [Rires.] Avec du 16 mm, j’ai filmé à Carthage et Ouagadougou.

Je trouve que Caméra d’Afrique, dans le contexte de l’émergence des Nouveaux cinémas africains du Nord et subsahariens, rend très visibles les enjeux mémoriels, historiques, identitaires et politiques.

Oui, tout à fait. Mais aussi économiques.

Car il démontre aussi que le nerf de la guerre est la distribution et la mainmise des grandes sociétés de distribution occidentales dans les salles de cinéma africaines.

Bien sûr. C’est Tahar Cheriaa qui a découvert cela. Quand il a tenté de passer des films locaux dans les salles, les Américains ont mis leur veto alors que la Tunisie était un pays indépendant depuis 1956. Il a donc poussé le Ministère de la culture à projeter une fois par trimestre un court métrage tunisien. Ce n’est rien. Mais cela a suffi pour que les États-Unis boycottent les salles durant un an. Le peuple tunisien n’a pas pu voir des films américains pendant tout ce temps. Cheriaa a décidé de frapper plus fort et de nationaliser la distribution. Et contrôler ainsi le quota de films locaux et étrangers.

C’est-à-dire que les recettes venant des projections de films américains pouvaient servir à produire leurs propres films.

C’est ça. Comme Charles de Gaulle, après la Libération. Alors nous, en Afrique, nous avons fait cela. D’ailleurs, accusé par les Américains de communisme, Cheriaa avait été emprisonné car les enjeux économiques étaient trop conséquents. C’est une lutte sans pitié. Malheureusement, notre cinéma africain est tombé dedans. Donc, il y a dans mon documentaire, cette nécessité de créer un front uni et solidaire. Mais ce qui est curieux, c’est que mon film est bien plus fort maintenant qu’à sa sortie. Parce qu’à l’époque on baignait là-dedans. Maintenant avec les désillusions, le panafricanisme et le marché commun qui n’ont pas fonctionné, les seuls débouchés sont devenus les festivals pour être reconnu chez soi et internationalement. En fin de compte, nous sommes revenus au début. C’est-à-dire c’est la France qui montre nos films, les produit et décide lesquels sont artistiques ou pas. Cela influence fortement la manière de réaliser des films pour les cinéastes africains. Consciemment ou inconsciemment, ils veulent plaire et créer des œuvres que les cinéphiles occidentaux attendent. Ce qui est en fait positif car le cinéma africain peut demeurer un cinéma d’auteur. Mais il est orienté vers les clichés qu’ont les Occidentaux et qui vont conforter leurs préjugés. Pour en revenir aux enjeux de Caméra d’Afrique, il existait le rêve de ces pionniers, comme Ousmane Sembène, de créer un cinéma national et de décoloniser les images.

Caméra d’Afrique mêle des séquences tournées en 16 mm et des archives filmiques en noir-blanc et en couleur. Des extraits de films et entretiens avec des cinéastes pionniers tels que Ousmane Sembène, Oumarou Ganda, Safi Faye, Med Hondo, Jean-Pierre Dikongué Pipa, Souleymane Cissé ou Djibril Diop Mambéty. Nous notons une évolution tant dans la forme que dans le contenu.

Oui, clairement. D’ailleurs qu’en pensez-vous? Je donnerai la clé de cette évolution ensuite. [Rires.]

Le film étant une empreinte socioculturelle qui va rendre compte de son histoire et de l’histoire du pays, la visibilité de cette évolution passe avant tout par là. Dans votre documentaire, on débute avec Borom Sarret de Sembène, qui s’est approprié le langage occidental, pour passer plus tard à Touki Bouki de Mambéty, avec un nouveau langage. Un film que j’ai particulièrement aimé. Il est magnifique.

Oui, ce film est vraiment magnifique. Mais Mambéty est plus jeune. Il a été nourri par le Cinema Novo du Brésil par exemple. Il ne voulait pas s’exprimer comme Sembène, et a donc créé un nouveau langage. Pour moi qui défends le cinéma d’auteur, une des clés de cette évolution, est qu’un auteur va restituer tout ce qui avait été nié et méprisé par les images coloniales, et nous le montrer de l’intérieur. C’est essentiel. Mais en réalisant Caméra d’Afrique, j’ai découvert que le regard avait changé au fur et à mesure.

Ce qui m’a frappé dans cette évolution, c’est qu’on passe du cinéma militant au cinéma que je dirais précolonial, vers une valorisation des traditions et des cultures locales.

C’est tout à fait vrai. C’est une mutation dans le regard. Au début, effectivement on va voir beaucoup de films d’opposition «Occident-tradition», avec des héros déchirés qui auraient vendu leur âme en s’intégrant dans la culture occidentale. Ensuite, il y a ces films définis comme «le retour aux sources aveugle», terme de Frantz Fanon qui démontre un retour idéal aux traditions et qui glorifie tout ce qui est folklore. Mais l’évolution dans mon film traite du fait qu’au début, les cinéastes africains qui s’étaient emparés de la modernité occidentale, ont encore sur leur propre culture une vision ou des traditions rétrogrades. Des traditions qui maintiennent les femmes en esclavage ainsi que la spiritualité par des charlatans, comme dans le film Saïtane de Ganda. Dans La Chapelle de Jean-Michel Tchissoukou, que je montre aussi dans Caméra d’Afrique, il y a un prêtre noir, pendant la colonisation, qui prêche à des élèves. Mais ce cinéaste congolais démontre aussi un féticheur, qui lui est le vrai détenteur de la sagesse. Il démontre par là que ce n’est pas la vision occidentale qui est valable mais bien l’africaine. Dans le dernier extrait que j’ai mis dans mon film, Finyé de Souleymane Cissé, on voit de nouveau dans les bois sacrés le grand-père qui vient demander aux dieux de l’aider à libérer son fils emprisonné. Ils lui répondent. Cela signifie que la vraie spiritualité existe et fait partie de notre culture. Et donc, j’ai voulu être honnête avec tous ces enjeux et ce changement d’expression. Ces vingt ans de cinémas africains ne sont pas monolithiques. Mais attention, c’est là où la déformation occidentale va commencer. Finyé montre une vraie révolte étudiante qui a eu lieu [à Bamako, Mali], un film qui concerne les Africains et qui s’adresse à un public local. Mais quand ce film passe à Cannes, et voilà l’effet pervers, les critiques occidentaux vont dire à Cissé que les révoltes des étudiants est un sujet qu’ils ont vu cent fois, mais que, ce qui est unique chez lui, ce sont les scènes de magie africaine. Et coïncidence ou pas, le film suivant de Cissé, Yeelen est totalement consacré à la magie africaine. Il n’est plus ancré dans la société malienne ni dans une Afrique légendaire et intemporelle. Il ne parle plus du tout aux prolétaires de son pays. Il a transformé son cinéma en produit vendable aux Occidentaux, consciemment ou inconsciemment.

On en revient au cinéma d’exotisme dont les images nourrissent une forme d’altérité réduite au rang d’objet de spectacle et de condescendance de l’Occident colonial.

Complètement. Il y a là une régression. Vers la fin, mon film parle de ce retour par la case Europe et France (financement, distribution, festival). Tout le contraire de Camp de Thiaroye [de Thierno Faty Sow et Ousmane Sembène] qui a été entièrement réalisé sans un sou de l’Occident, et qui montre comment l’armée française avait massacré des soldats sénégalais. Caméra d’Afrique était porté par un immense espoir dans un contexte global de décolonisation. C’était extraordinaire. Mais voilà, il y a eu l’échec du marché commun. Maintenant, les Occidentaux disent qu’ils gardent le cinéma africain comme touche «exotique» pour les festivals, tout en gardant la mainmise sur des écrans de salles africaines. Je ne suis pas contre, n’étant pas manichéen. Heureusement que la France défend la diversité culturelle.

Pour conclure, ce qui m’a également frappée à la fin de Caméra d’Afrique sont les preuves évidentes de l’impérialisme culturel américain et européen avec toutes ces affiches de films occidentaux dans les grandes capitales africaines. C’est un postcolonialisme pernicieux. Une autre forme de négation des identités et cultures africaines.

Oui, justement. Je voulais montrer cela pour provoquer une réaction d’indignation du public.

Propos recueillis par Kim Figuerola