Entretien: Renée Nader Messora et João Salaviza
Le 05 juin 2024
Après Le Chant de la forêt, Prix du Jury 2018 dans la catégorie Un certain regard, Renée Nader Messora et João Salaviza reviennent avec La Fleur de buriti, récompensé également à Cannes avec le Prix d’Ensemble. Projetée lors du dernier Festival Black Movie, cet ethnofiction est une nouvelle immersion dans la tribu des Krahôs, et donne à voir leur quotidien, leur immuable relation avec la nature et leur incessante lutte pour la survie de leur communauté. Rencontre avec ce couple charismatique de cinéastes portugais-brésilien très engagé.
Avant de rentrer dans le vif du sujet, je souhaiterais savoir comment vous êtes entrés en contact avec la tribu des Krahôs. Pourquoi cette tribu en particulier?
Renée: En 2009, je suis allée sur le territoire des Krahôs pour la première fois parce que cette tribu avait demandé à un groupe d’anthropologues de filmer un rite funéraire. Étant cinéaste, j’y suis allée pour les aider dans ce projet. Après cette rencontre initiale, certains membres de cette communauté m’ont demandé de revenir parce qu’ils voulaient apprendre et créer leurs propres films. J’y suis donc retournée plusieurs fois, avec le soutien financier du Ministère de la culture. Et grâce à cela, j’ai pu constituer avec des amis ethnologues et activistes, un collectif de jeunes artistes visuels autochtones, «Vidéo dans le village» (Video nas Aldeias). Ce collectif leur permet non seulement de s’exprimer et de transmettre leurs revendications, mais de les rendre également visibles dans les médias, dans le monde de l’art ou du cinéma. Avec le temps, nous sommes devenus très proches.
La technologie est justement très présente dans votre film. Ce qui va à l’encontre de la représentation stéréotypée de «l’indigène» nu et vivant dans un passé obsolète. Ce qui signifie que leur choix de vie n’est pas technophobe mais bien anticapitaliste.
Renée: Oui absolument! Cet aspect est très important. Il faut que les gens comprennent que cette communauté vit dans le même monde contemporain que nous tous et que leur usage de la technologie est leur manière de combattre ce monde capitaliste qui détruit leur environnement et les menace de disparition.
João: J’aimerais préciser qu’au-delà de cette idée préconçue que nous avons d’eux, ce n’est pas parce qu’ils portent maintenant des habits, utilisent des téléphones mobiles ou regardent la télévision, qu’ils ont adhéré à cette vision du monde contemporain. Bien au contraire! Ils utilisent la technologie pour mieux se défendre et soutenir leur philosophie de vie. Avec des drones, par exemple, ils peuvent surveiller, protéger leur environnement et rendre compte de ce qui se passe sur leur territoire.
Jean Rouch a principalement filmé ses documentaires ethnographiques avec une caméra 16 mm synchrone. Ce format substandard semble également être votre choix de prédilection avec Le Chant de la forêt ou avec La Fleur de buriti. Quels en sont les motifs?
Renée: Pour nous, la pellicule 16 mm existe depuis presque le début du cinéma, et elle offre la possibilité de reproduire la réalité sur un mode bien plus fidèle. Ce format permet de traduire avec justesse l’environnement visuel des Krahôs. Car nous traitons ici d’une réalité qui est très ancienne d’une certaine manière.
João: Le 16 mm permet une véritable traduction du monde sensible de cette tribu.
Renée: Oui. De plus, les images analogiques de la pellicule Kodak peuvent par exemple restituer les multiples nuances de vert qui existent dans la forêt amazonienne. Contrairement à l’enregistrement numérique.
João: La caméra numérique ne possède pas cette mystérieuse alchimie qui existe dans le 16 mm. Le numérique est un mode d’enregistrer le monde qui ne nous convient pas, que ce soit pour des questions de conservation et d’esthétique. Nous faisons développer nos films dans un laboratoire en Roumanie car au Brésil il n'y en a plus. Les âmes de nos images voyagent aussi et nous aimons cette idée-là.
Renée: Cette attente des images est intégrée dans ce processus précieux de création car elle signifie que le film n’est pas la finalité. Il n’est que la partie visible de notre expérience avec les Krahôs. La notion du temps est cruciale. Nous devons nous adapter à leur rythme (et non le contraire) et ne pas leur imposer un comportement colonialiste.
João: La réalisation et la production prennent du temps. Nous sommes restés 15 mois chez eux, avec une petite équipe technique composée de 3 personnes et notre fille. Le film n’est qu’un détail, si je puis dire. Nous filmions selon le choix de la lumière ou la disponibilité des membres de la tribu. Cela crée ainsi une forme de ritualisation dans notre pratique filmique.
Il me semble donc que le choix du 16 mm peut ainsi refléter la résilience des Krahôs, dans une certaine mesure. La persistance de ce format face au numérique symbolise la survivance d’un ancien mode de vie au sein de l’actuel.
Renée: Ce que vous dites est intéressant. Je n’avais pas pensé à cela avant! Ce qui est crucial c’est que la technologie nourrisse et aille dans le sens de l’histoire que nous racontons. Les effets spéciaux et autres gadgets technologiques ne nous intéressent pas. Surtout s’ils ne contribuent pas à mieux traduire ce que nous filmons.
Le Chant de la forêt, votre premier film, est une fiction. Pour La Fleur de buriti, vous jouez clairement plus avec une ambiguïté narrative, entre documentaire et fiction, entre naturalisme et mysticisme.
Renée: Tout est fiction pour nous. La fiction trouve toujours une manière de s’infiltrer dans le documentaire.
Pourtant les scènes qui relatent les massacres et autres persécutions historiques perpétrés contre les Krahôs sont des reconstitutions fictives. Alors que les séquences où Patpro et Hyjnõ militent à Brasilia contre la loi sur les autochtones promulguée par le régime de Jair Bolsonaro sont bien réelles.
Renée: C’est bien le mot, le «régime» de Bolsonaro! Oui, tout à fait. Mais cette ambivalence existe car je pense que la seule approche possible pour aborder le chamanisme est la fiction. De plus, la fiction est une forme de préservation culturelle pour les Krahôs. Le chamanisme doit demeurer secret et ne pas être dévoilé. Ainsi, la fiction est l’unique stratégie pour qu’ils se sentent en confiance et puissent partager un peu de leurs rites ancestraux.
Entre improvisation et mise en scène, vous établissez à la fois une immersion et une distance, comme Jean Rouch avec ses amis nigériens. Comment définiriez-vous vos interactions avec les Krahôs?
João: Je pense que nous resterons toujours des «étrangers». Et il est important de garder cette conscience. Renée et moi sommes deux citadins blancs qui filment, avec notre bagage historique, émotionnel et intellectuel. Nous avons donc des automatismes qu’eux n’ont pas et vice versa. Nous sommes donc très attentifs à ce qu’ils nous disent. Il est primordial d’être à leur écoute. Et c’est bien pour cette raison que nous sommes restés 15 mois à filmer chez eux. Cela fait plus de 14 ans pour Renée et 10 ans pour moi que nous les connaissons. Certains sont devenus des amis. Nous sommes même comme une famille, avec les conflits que cela implique.
Le paysage sonore est essentiel dans votre film. Il démontre comment les Krahôs se servent des sons environnants pour vivre. Mais cette recherche sensorielle ajoute également une dimension animiste. Les forêts, rivières et animaux sont placés au même niveau que les humains. Le travail de postproduction a dû être conséquent.
João: Oui, totalement! Le problème est que le son direct ne restitue pas l’amplitude du réseau sonore qui existe véritablement dans la forêt tropicale. Nous avons ajouté plusieurs couches car nos oreilles n’ont pas la capacité de tout traduire. Nous savions que ces sons sont des indicateurs de survie pour cette communauté. C’est pour cela que ce travail sur la dimension sonore était important.
Le titre de votre film fait référence à la fleur de palmier (crowrã), cet arbre (buriti) qui pousse dans les forêts amazoniennes. Selon les cultures locales, il symbolise «l’arbre de vie». Il véhicule l’idée du cycle de vie, de la relation indissociable avec la nature, de la résilience et de la poésie mystique. Est-ce bien cela?
João: Oui, la fleur métaphorise la résistance. Il y a une scène finale que nous voulions réaliser dès le début, c’était celle de la naissance.
D’ailleurs la femme qui donne naissance s’appelle Crowrã.
Renée: Oui, vous l’avez compris!
João: La fleur et le bébé symbolisent la résistance. Mais pour nous l’arbre, le buriti, est un témoin qui a survécu à travers les siècles et l’Histoire. Il a vu les massacres des Krahôs des années 1940, ceux des années 1970 durant la dictature et ceux actuels. Nous aimons cette idée qu’il est encore là pour témoigner.
Propos recueillis et traduits de l’anglais par Kim Figuerola