Entretien: Nadège De Benoit-Luthy

Le 19 juin 2024

Publier une critique (voir notre n. 923) avant de rencontrer la réalisatrice Nadège de Benoit-Luthy et l’actrice Déborah François pour évoquer leur dernière œuvre Pauline grandeur nature est un processus inhabituel. Il permet néanmoins de montrer qu’une réaction écrite, bien qu’elle se base sur des aspects objectifs et des sentiments particuliers, évolue au fil du temps et des rencontres.


Pourquoi avoir fait le choix de filmer une nature, des jardins, et pas une nature helvétique «plus stéréotypée» à l’instar des montagnes ou autres forêts moins domestiquées?

Nadège de Benoit-Luthy: Cela fait depuis plusieurs années que je veux travailler sur ce film. Je suis partie de la relation fille-mère qui constitue le noyau de mon histoire, et ensuite je suis allée chercher un métier qui pouvait correspondre. Je voulais effectivement la voir dans une nature plus «authentique», mais ça ne rentrait pas dans le cadre. Le métier de paysagiste fonctionnait mieux, car mon mari dirige une telle entreprise. Je savais donc où je mettais les pieds. C’était la nature, mais c’était aussi un milieu d’hommes, très ouvrier, très loin du métier de fleuriste. Je voulais aller dans ce milieu-là, montrer une femme qui cherche à faire sa place auprès de ses collègues masculins. Je voulais également voir de la nature à l’écran, ce qui a fait basculer mon choix. Ce sont des pièces de puzzle qui se sont agencées au fur et à mesure de mon tâtonnement.


Qu’avez-vous voulu raconter avec cette histoire contant le caractère quotidien du sexisme?

Déborah François (en regardant NBL): J’ai l’impression que tu voulais parler d’une femme dans un milieu d’homme parce que toi, tu es une femme dans un milieu plutôt masculin. Tu voulais donc transposer ceci à l’écran en l’utilisant sous la forme d’un miroir avec ton propre métier. On est quand même que 20% de femmes dans un corps de métiers, alors qu’on représente 50% de la population.

NBL: Très juste. En effet, cette thématique me parlait, car je la vivais dans le monde du cinéma, c’est clair, je suis quand même une femme parmi les hommes.


Qu’avez-vous pensé de l’histoire la première fois que vous avez lu le script?

DF: Le script m’a tout de suite plu. J’ai trouvé que c’était malin d’aborder ce portrait de femme avec quelque chose de très poétique et qui n’est pas du tout cafard. Les gens ressortent du film avec le sourire, c’est hyper tendre, c’est un feel-good movie. Même quand Pauline galère, elle est drôle. C’est important de parler de la féminisation des métiers, même si je déteste ce mot, c’est juste qu’on laisse des femmes accéder à ces rôles. Le métier ne devient pas plus féminin. J’aime beaucoup aussi la relation ambiguë avec la mère. Je trouve cela assez beau qu’elle doive se dégager d’elle pour devenir complètement mère, et se détacher du «je suis la fille de».


La thématique de la double journée de travail me rappelle le film À plein temps d’Éric Gravel (2022) qui s’approprie les codes du suspense et du thriller. Au début, j’ai été un peu surpris par Pauline grandeur nature, car les couleurs sont pastel, les plans sont très construits, la caméra est fixe et stable, contrairement à la nervosité d’À plein temps. Celui-ci démontre l’urgence de cette double journée, tandis que le vôtre adoucit tout en montrant que ces enjeux sont toujours existants.

NBL: (Rires.) Lorsque j’ai visionné À plein temps, je l’ai regardé complètement épouvantée en disant: «Quelqu’un a fait ce film avant moi!» J’ai tout de suite été détendue, car en fait ce n’est pas du tout le même film. En effet, il évoque une femme surchargée, mais pas de la même manière. J’aime partir du quotidien, je n’aime pas justement tout ce qui est thriller, je serai incapable de faire ça. Ce que j’aime ce sont les détails, couper les ongles de la mère, filmer des arbres. Il s’agit d’une poésie du quotidien.


Le cinéma écologique existe à plusieurs niveaux: réalisation, production, ou encore diffusion. Le cinéma est, en outre, la deuxième industrie la plus polluante aux États-Unis. Est-ce qu’il y a eu pour Pauline grandeur nature une réflexion sur la création d’un cinéma plus écologique?

DF: En France, je sais qu’il y a un désir de certifier les tournages «Ecoprod» pour faire un effort dans une industrie qui pollue. On veut faire des efforts partout. Pour Pauline grandeur nature, on n’aurait jamais coupé un arbre qui était déjà planté. On a cherché un arbre de culture dont le but était d’être vendu pour être replanté autre part. L’arbre choisi ne pouvait pas être vendu, car il avait trop grandi et était malade.

NBL: Je ne peux pas trop vous dire, malheureusement, car c’est la production qui réfléchit à cela, comme c’est elle qui va réfléchir au côté sanitaire pour le COVID. Bien sûr qu’elle est sensible à ces enjeux dans leur tournage. Mais j’ai de la peine à vous dire des choses concrètes.

DF: J’ai quelques exemples: on a tourné dans un rayon de 15 km en fait. On avait des gourdes au lieu des verres plastiques. Dans l’échelle de l’industrie du cinéma, on ne s’en sort pas mal.


Le cinéma de fiction suisse romand est peu diffusé dans les salles suisses. Comment réagissez-vous à la diffusion généreuse de votre film dans la région romande, d’autant plus qu’il a été tourné à Lausanne?

NBL: Je suis ravie et heureuse, parce qu’on ne sait jamais si le film va plaire et si les salles vont le projeter. Dans notre cas, les salles ont répondu présentes, tout en ne passant malheureusement pas le Röstigraben. Le succès potentiel du film pourrait aider à le faire circuler. Actuellement, il n’y a qu’un cinéma à Winterthur qui est intéressé. (Rires.) Toutefois, le film a été projeté à Soleure et les gens hurlaient de rire. Le public était conquis. Maintenant, ce sont les distributeur·rice·s qui sont frileux·euses.

Propos recueillis par Julien Norberg