Entretien Jenna Hasse

Le 05 avril 2023

Nous avons rencontré la réalisatrice lausannoise Jenna Hasse à l’occasion de la sortie en salle : « L’amour du Monde » dans les salles romandes le 5 avril. Le film a connu sa première mondiale à la Berlinale en février dernier, ou le jury de la section « Generation » lui a décerné une mention spéciale. 

 

Est-ce que tu peux un peu me parler de la genèse du film ? De ce processus que représentent l’écriture et la réalisation d’un premier long métrage de fiction. 


C’est une épopée ! (…) Ça a commencé avec la bourse SSA en 2017. Au tout début c’était une adaptation fidèle de « L’amour du monde » de Ramuz, donc j’ai essayé d’adapter le roman choral dans les années 1920, l’arrivée du cinéma dans le Lavaux. J’ai finalement placé l’histoire aujourd’hui à Rolle et à Allaman, le lieu où j’ai grandi. Le projet s’appelait alors « Les Imaginaires » et les trois personnages principaux étaient déjà présents.

J’ai fait une résidence de deux mois à Allaman où la recherche documentaire a débuté au contact des pêcheurs, et un stage ensuite le printemps d’après dans un foyer avec des enfants. (…) le scénario s’est affiné, mais il n’a jamais vraiment changé. (…) J’ai réécrit ce film jusqu’au premier jour de tournage. On a eu seulement 4 semaines et demie, alors j’ai dû couper, et idem au montage.

 

Le personnage principal : Margaux est dans une posture qui relève beaucoup de l’observation, et au-delà de ça le silence joue un rôle important dans ce qui la lie à Juliette, puis à Joël, le pêcheur. Ce, par opposition à un monde des adultes plus bavard. Pourquoi ce parti pris ?

 

Je ne suis pas quelqu’un qui écrit des dialogues où les conflits sont exposés et clairs. (…) Margaux c’est un personnage qui revient dans mes courts, un peu un alter ego. Elle peut ressembler à moi, à ma sœur ou à des femmes qui m’ont entourée. Je m’inspire beaucoup du réel lorsque j’écris, notamment de territoires que je connais ou d’observations documentaires. Ce personnage de Margaux nous emmène, et nous permet de passer dans des mondes comme si elle en est le témoin. Ce n’est pas elle que leur réalité est révélée, parce que j’en ai fait l’expérience lorsque je les ai explorés, même si ce n’est pas du tout du documentaire. (…)

J’ai l’impression que c’est aussi lié à son âge, elle baigne encore dans l’enfance. Et du coup, verbaliser, mettre des mots sur ses émotions, affronter le monde, s’exprimer. Ce sont des choses que l’on fait plus tard. Je crois qu’il y a à la fois quelque chose de fort lié à l’enfance, et à ce que les mots n’arrivent pas à dire, qui est très beau. Et à la fois, le manque de ça. Les adultes parlent trop, les enfants pas, et Margaux elle se situe entre deux.

Au cinéma ce que j’aime c’est que tu peux tout raconter par un plan serré sur les yeux. C’est l’endroit pour raconter l’intériorité des personnages au travers du visuel, et du sonore qui ne passe pas seulement par la parole. Il y a l’importance des visages aussi. Cela me plaît que mes personnages n’arrivent pas trop à s’exprimer.


Le jeu de tes acteur.ices sonne très juste et vrai. Comment s’est passé le travail avec les enfants ?

 

On a passé du temps ensemble avant le début du tournage. C’était aussi important pour moi qu’ils comprennent d’où vient l’histoire. C’est important de créer du lien. Eux avec l’équipe, et également entre eux. Sur le tournage cela va très vite, d’où l’importance de tout ce travail en amont.


Le lac Léman occupe une place importante dans le film, pouvez-vous nous parler de la manière dont vous l’avez filmé ?

 

Je suis née au Portugal, au bord de l’Atlantique. J’ai l’impression que je filme le lac autrement au sens où il y a une volonté de grand espace, de cette mer. Il y a cette envie de retrouver cet univers marin qui passe par le fait d’augmenter les lumières pour arriver à quelque chose de très blanc, de iodé.

Le lac permet de s’évader, mais il a également quelque chose de très fermé, mais dans le j’avais cette envie de filmer les bords du Léman, et cette petite forêt comme la volonté de Margaux de s’échapper du réel de la Côte. Cela passe par le corps de Joël, par ses promenades avec Juliette. Margaux s’échappe de sa réalité : le chamboulement que représente la séparation de ses parents et elle est entourée de personnages qui vivent des deuils. C’est dans cette nature qu’ils les vivent, qu’ils s’élèvent ce qui passe par le traitement de la lumière (…)


Comment s’est imposée la symbolique du héron ?

 

Il y avait dès le début cette fuite à la fin. Juliette disparaissait dans la forêt où elle retrouvait un lien avec un animal. (…) Un jour j’étais avec les pêcheurs et on a entendu les cris de ces hérons et c’est eux qui m’ont dit en plaisantant, comme dans le film : « C’est le dinosaure d’Allaman ». (…) J’ai appris aussi qu’il existait des légendes liées à cet animal en Indonésie – lieu où réside habituellement un des personnages du film – dans un village où a lieu un massacre dans les années 1970. Ce qui rejoignait la démarche de deuil par rapport à sa mère.