Entretien: Férid Boughedir (1ère partie)

Le 04 septembre 2024

La carrière de Férid Boughedir ne débute pas et ne s’arrête pas avec Caméra d’Afrique. Bien avant 1983, année de la sortie de son documentaire, ce cinéphile passionné avait déjà rédigé des critiques sur le cinéma, créé quelques courts métrages et collaboré avec des cinéastes internationaux. Après cette date, il a également publié de nombreux ouvrages et réalisé diverses fictions, dont Halfaouine, l’enfant des terrasses, le film qui le fera véritablement connaître. Pourtant, c’est bien le réalisateur de Caméra d’Afrique que j’ai souhaité rencontrer. Ainsi, dans le cadre du Festival cinémas d’Afrique, nous avons longuement discuté sur les pionniers des cinémas africains et sur cette période extraordinaire qui a vu émerger des œuvres filmiques puissantes et militantes.

Vous êtes auteur, critique, professeur, expert du cinéma panafricain et cinéaste tunisien. Vos films comme Halfaouine, l’enfant des terrasses projeté lors du Festival de Cannes en 1990, Un été à la Goulette en 1996 ou Parfum de printemps en 2016, ont été primés et reconnus tant au niveau européen qu’africain. Pourriez-vous me dire ce qui vous a amené à l’âge de 19 ans, à créer votre premier film amateur?

Tout d’abord, je précise que je suis beaucoup plus connu dans la deuxième partie de ma carrière, avec mon film de fiction Halfaouine [le film le plus vu en Tunisie]. Mais comme c’est un entretien dans le cadre du Festival cinémas d’Afrique, ce sera donc le premier Férid Boughedir qui va vous répondre, pionnier du cinéma africain. Pour répondre à votre question, j’aimerais dire qu’elle est complexe. Je viens d’une famille de lettrés. Mon père était le doyen des journalistes de langue arabe, nouvelliste, dramaturge, et surtout critique culturel. Son père était libraire. Nous vivions dans le quartier populaire d’Halfaouine, dans Tunis. D’où sont sortis beaucoup d’artistes d’ailleurs. Pendant le fameux mois du Ramadan, il y avait des forains qui s’installaient avec par exemple des projections de films en 16 mm. Des films comme Tarzan ou Le Corsaire rouge avec Burt Lancaster [de Robert Siodmak]. Ces films étaient projetés bobine par bobine. Ce qui signifie que nous devions à chaque fois payer au début de chaque bobine. Comme nous étions pauvres, nous ne pouvions jamais voir la fin, ce qui était extrêmement frustrant.

Combien durait chaque bobine?

Il y en avait quatre par film, si je me souviens bien. Comme c’était du 16 mm, il y en avait un peu moins que si ces films avaient été en 35 mm.

Pourtant, étant des productions hollywoodiennes, ces films auraient dû être en 35 mm.

Oui, mais ces copies en 35 mm étaient converties en 16 mm, afin que ces films soient insérés dans des projecteurs 16 mm. Les «majors» [grands studios américains] fabriquaient des copies 16 mm pour l’exportation de leur production cinématographique. Et donc, pour revenir à votre question, c’est probablement cette frustration de n’avoir jamais pu voir la fin des films qui m’a poussé à faire du cinéma. [Rires.] Mais mon vrai amour du cinéma s’est déclenché quand j’étais au lycée français de Tunis. Il existait un ciné-club où chaque dimanche matin, mes professeurs présentaient des films suivis d’un débat. Alors qu’avant, une projection était pour moi un simple divertissement grâce au ciné-club, j’ai découvert qu’un film était bien plus riche, avec ses symboles et son sens caché. Des films comme ceux d’Elia Kazan, Un homme dans la foule par exemple. J’étais fasciné.

Les films qui étaient projetés dans ce ciné-club étaient-ils tous occidentaux?

Ah oui, toujours. C’est d’ailleurs ce dont je parle dans mon documentaire, Caméra d’Afrique. Mais Tahar Cheriaa, le président du ciné-club qui était un visionnaire, a décidé de fonder les Journées cinématographiques de Carthage [JCC] et de consacrer ce festival au cinéma africain. À ce moment-là, il n’existait que le film africain La Noire de… [d'Ousmane Sembène], qui avait d’ailleurs reçu le tout premier Grand Prix des JCC en 1966. Pour moi, ce film a été une révélation. Créé par un inconnu venant de l’Afrique subsaharienne [le Sénégal], cette œuvre était puissante, réalisée sans moyens. Ce cinéaste proposait enfin un regard autre. Étant de culture arabo-africaine, je suis donc passé de l’admiration pour le cinéma mondial à ce cinéma-là. À des films comme Gare centrale (Bab al-Hadid) du cinéaste égyptien Youssef Chahine, qui est un vrai chef-d’œuvre, réalisé par quelqu’un qui avait étudié à Hollywood, et qui maîtrisait les techniques cinématographiques américaines. Nous n’étions pas que des consommateurs de la production occidentale, mais nous pouvions devenir également les créateurs et producteurs de notre propre cinéma. De créer des films non commerciaux, d’exprimer nos cultures avec nos propres touches artistiques et points de vue sur le monde. Et donc, entre l’Africain du sud du Sahara (Sembène) et l’Arabe du nord du Sahara (Chahine), ces deux maîtres m’ont dit que je pouvais faire un cinéma à partir de ma culture tunisienne, de me saisir de la caméra et d’enlever tout complexe d’infériorité. Je précise d’ailleurs que je ne suis allé dans aucune école de cinéma. [Rires.] Je viens de l’amour du cinéma. Les JCC se voulaient à la fois panafricaines et panarabes, dans une idéologie postcoloniale, si bien décrite par Frantz Fanon, psychiatre noir d’origine guadeloupéenne, qui avait écrit Les Damnés de la Terre, la grande bible des colonisations. Avec l’idée que le cinéma allait nous décoloniser et supprimer l’aliénation, et créer ainsi un homme nouveau.

De culture à la fois arabe et africaine justement, par vos origines familiales et votre formation au lycée français, vous aviez dès le départ un pied entre l’Afrique et l’Europe. Comment en êtes-vous arrivé à devenir l’assistant du réalisateur français et écrivain Alain Robbe-Grillet, d’ailleurs scénariste d’Alain Resnais dans L’Année dernière à Marienbad, ou du cinéaste surréaliste espagnol Fernando Arrabal?

J’ai commencé par le cinéma amateur. J’ai d’abord étudié la littérature française à Rouen, car avec la bourse que j’avais obtenue, je ne pouvais pas m’inscrire à l’université à Paris. Mais Rouen étant près de Paris, je m’y rendais régulièrement pour aller à la Cinémathèque française. Je me suis acheté une caméra Paillard-Bolex d’occasion et j’ai créé un court métrage que j’ai perdu, Paris-Tunis. Nous sommes dans les années 1960. Après, quand je suis rentré en Tunisie, je suis devenu critique de cinéma, et j’ai travaillé en tant que coscénariste dans Mokhtar [de Sadok Ben Aïcha], un film intellectuel de 1968. Quand Alain Robbe-Grillet est venu en Tunisie pour une tournée de conférences, le ministre de la Culture lui a proposé de créer un film en coproduction. Car entretemps, après avoir écrit le scénario de L’Année dernière à Marienbad, Robbe-Grillet était devenu cinéaste. Mais à ce moment-là j’étais à Paris, pour faire mon premier long métrage, noir-blanc, en 16 mm, Le Roumi, qui n’est d’ailleurs jamais sorti. Et là, on me propose d’être le second assistant de Robbe-Grillet. Je prends l’avion de Paris à Bratislava en Slovaquie. Ainsi, débute ma collaboration avec lui, avec sa méthode d’improvisation, déconstruite un peu comme dans ses romans...

Propos recueillis par Kim Figuerola

(Vous retrouverez la 2e partie de cet entretien dans notre prochain numéro, le n° 929)