Entretien: Claude Barras
Le 11 décembre 2024
Nous avions adoré Sauvages (voir notre numéro 930), sorti le 16 octobre dernier dans les salles obscures romandes. Ainsi, lorsque nous avons appris que, près d’un mois plus tard, Claude Barras serait de passage à Lausanne dans le cadre du Festival Cinéma Jeune Public, l’occasion de le rencontrer nous a semblé trop belle. Nous voulions absolument le questionner sur l’écologie, le stop motion et, surtout leurs rapports. Entretien.
Première question très générale: comment est née cette idée de travailler la problématique de l’exploitation de palmiers à Bornéo et de l’utiliser dans un film en stop motion?
J’évacue la dernière partie de la question car le stop motion est la seule chose que j’aime et que je sais faire, et c’est la même chose pour les équipes avec qui je travaille. Je ne me sens pas totalement réalisateur au sens classique. En faisant de l’animation j’ai l’impression de faire de la fiction, mais aussi de l’artisanat et un peu de direction d’acteur lorsque l’on travaille les voix. Mais je ne me verrai pas faire autre chose. C’est ma manière de faire du cinéma, et il est vrai que pour un film avec des animaux «réalistes», je préfère cette voie-là au procédé consistant à filmer des animaux en les dirigeant et en faisant croire qu’ils sont sauvages, comme dans Bambi sorti récemment. Donc même si j’avais le choix, pour un tel sujet je choisirais toujours l’animation plutôt que le «live action». Sinon l’idée de Sauvages est née quand je faisais la promotion de Ma vie de Courgette en 2016. J’avais lu un article de l’UICN (Union Internationale pour la Conservation de la Nature) me semble-t-il qui répertoriait une liste d’animaux en voie d’extinction. L’article disait que d’ici 2030 il n’y aura plus d’orangs-outans sur Terre. La déforestation ne s’est jamais arrêtée et va se poursuivre, malgré tous les labels «huile de palme responsable». C’est évident que l’on va vers une catastrophe terrible et en prendre conscience m’a fortement secoué. J’ai par la suite lu Un fléau si rentable et d’autres livres d’Emmanuelle Grundmann, une primatologue devenue lanceuse d’alerte après avoir vu des pans entiers de forêt disparaître. Ce qui est hyper intéressant, c’est que l’huile de palme est de base excellente pour la santé et aussi gustativement. Mais quand elle est accaparée par l’industrie, cela devient catastrophique. L’huile de palme est utilisée pour tout et même pour fabriquer du biocarburant, ce qui montre bien l’absurdité du système! En bref c’est un sujet terrifiant. Il fallait que je trouve des gens qui résistent à cela et que je travaille avec eux pour réaliser un film qui donne envie de lutter.
On peut dire que c’est un film militant…
Oui on peut le dire. Mais le film vient aussi de ma propre réflexion et de mon parcours. Je viens des Alpes; mes grands-parents étaient des paysans de montagne. Si je me souviens de ce qu’ils me racontaient de leur vie quand ils étaient jeunes, les instruments avec lesquels ils travaillaient qu’ils fabriquaient eux-mêmes! On est presque passé chez nous du néolithique au tracteur en une ou deux générations. Un peu en décalé, on vit tous le même déracinement, ce qui nous mène vers une sorte d’aveuglement collectif. L’autre thématique du film était donc aussi la transmission entre les générations et le rapport à la modernité.
Ce qui m’a frappé dans Sauvages, c’est l’attention portée aux détails dans la reconstitution de la nature. Par la fixité des plans occasionnée par le stop motion, les spectateur·rice·s ont vraiment le temps d’observer chaque détail de la forêt. Il y a finalement presque une dimension documentaire, ce qui peut sembler paradoxal puisque ce sont des moyens totalement artificiels qui sont employés. Est-ce que selon vous le stop motion permet un plus grand «réalisme»? Ou du moins une animation davantage «matérialiste»?
Au niveau du résultat, je l’ignore. En revanche, au niveau des contraintes imposées par le stop motion, je dirais que oui, car de fait on travaille avec de la matière. Cette matière, on la touche, on la met en forme, on l’éclaire, on la fait bouger. Il y a donc un véritable rapport au «réel», bien que ce «réel» soit une maquette. Il y a quelque chose de concret. Je dirais qu’il y a également une dimension presque mystique. Ce n’est finalement pas loin des premières statuettes du néolithique ou du paléolithique. Créer des miniatures d’animaux et d’êtres humains est quelque chose qui est à mon avis ancré très profondément dans l’imaginaire de l’être humain. Qu’on le veuille ou non, je pense qu’on sent ce lien lorsque l’on travaille avec des figurines de stop motion. On est en quelque sorte nous-mêmes pris dans la matière que l’on fabrique, plus en tous cas que si on était derrière des ordinateurs. Par rapport à l’aspect documentaire, je pense aussi que le son a un grand rôle là-dedans. On a fait des prises de son in situ, dans des lieux qui correspondent vraiment au film. Les heures sont également respectées, puisque selon les heures de la journée des animaux différents se manifestent. On tenait à respecter la langue de la forêt de la même manière que l’on respecte la langue penan, car on voulait être à la hauteur de la prétention du film qui est de plonger le spectateur dans la nature et de le faire sortir de la bulle humaine dans laquelle il s’enferme. Ce serait sans doute mieux d’emmener les gens directement en forêt, mais le cinéma peut être malgré tout un moyen de réancrer les gens et de permettre au spectateur de retrouver une sensibilité pour le vivant. Je lis beaucoup le philosophe du vivant Baptiste Morizot qui dit que nous ne vivons pas une crise écologique mais une crise de la sensibilité aux autres vivants. On ne les voit plus, on ne les entend plus. Le cinéma peut être l’occasion d’à nouveau les voir et les entendre, même si c’est paradoxal car cela se fait à travers un écran.
Ce qui est notable également dans le film, c’est son rythme plutôt lent par rapport à d’autres films destinés à un jeune public. Est-ce qu’il n’y aurait pas une volonté presque «pédagogique», dans un sens positif, d’apprendre à ce jeune public un autre rythme que celui effréné dans lequel on vit (surconsommation, réseaux sociaux, etc.)?
Tout à fait. Mon pari c’est que les enfants n’ont pas besoin de cette sursimulation qui les rend captifs à travers les réseaux sociaux, mais également dans le cinéma. On est dans une phase globale d’accélération et d’intensification des stimuli. Je pense que c’est comme avec les antibiotiques, il faut toujours plus se stimuler pour sortir du bruit de fond général. Faire un pas dans l’autre sens peut être intéressant.
Le film se déroule à Bornéo mais s’hybride également avec des éléments rappelant la Suisse. On a par exemple une référence à la ZAD du Mormont. Comment votre rapport à la Suisse, à ses territoires et en particulier au Valais a infusé le film?
Par rapport au Valais, j’ai un avis assez iconoclaste que j’ai peu évoqué: je pense que l’orang-outan est à Bornéo ce que le loup est au Valais. C’est-à-dire une forme de vie libre et sauvage, que je trouve personnellement très inspirante. Cependant avec les gens sur place, qui sont à leur contact, une certaine diplomatie est nécessaire. Quand on est en contact avec le loup ou l’orang-outan, ce n’est plus une affaire philosophique mais une affaire concrète de l’ordre de la négociation. Or négocier avec des loups et des orangs-outans n’est pas évident, donc le plus simple c’est de les tuer et de considérer que leur place doit être le plus loin possible de l’homme, ce qui contribue à la catastrophe que nous vivons.
Le rapport à la technologie est assez ambivalent dans le film. On voit notamment Kéria alerter sur la situation de la forêt grâce aux réseaux sociaux. Aussi les Penans eux-mêmes utilisent la technologie et semblent loin d’être «déconnectés»…
Oui le rapport à la technologie est très ambivalent et compliqué dans le film. Je me devais d’être fidèle à ce que j’ai vu sur place sur la manière dont les Penans l’utilisaient. Ce qui m’a un peu interrogé, c’est que certains sont autant addicts que nous aux réseaux sociaux, mais ils sont au milieu de la jungle, ce qui est quand même assez paradoxal. Mais ils font aussi un usage communicationnel des réseaux sociaux: ils se donnent rendez-vous dans des lieux de résistance pour faire une manifestation ou monter des barricades. Ils documentent également les infractions commises par les compagnies à l’encontre de leurs territoires. Ainsi, à partir du moment où il y a des moyens de filmer et de documenter, le travail des compagnies est plus compliqué. Enfin, les téléphones portables leur permettent de cartographier la forêt. J’ai voulu placer tout ça dans le film. J’ai moi-même un rapport assez problématique à la technologie mais je ne peux pas non plus nier que c’est essentiellement grâce à elle que j’ai pu acquérir toutes mes connaissances au sujet de l’orang-outan et de la déforestation.
Dernière question: ce serait impossible pour vous de quitter le stop motion?
J’ai actuellement un projet de série plutôt documentaire sur notre rapport à l’alimentation. On s’y demanderait ce que c’est que manger, s’il faut tuer pour manger, ce qu’il se passe dans notre corps lorsque nous mangeons, ce que l’on fait de nos excréments, etc. J’aimerais faire une série documentaire avec un côté décalé et drôle pour les enfants. Ce serait je pense plutôt à base d’interviews de spécialistes, des philosophes, biologistes, etc., avec de l’animation plutôt dessinée. Donc quelque chose de plus léger. En revanche, la fiction à partir d’images réelles ne m’attire pas énormément.
Vous sauriez dire pourquoi?
J’aime raconter des histoires mais surtout dessiner. Je viens du dessin, donc l’animation est beaucoup plus naturelle pour moi.
Propos recueillis par Tobias Sarrasin