Entretien: Basil da Cunha

Le 03 juillet 2024

Comme les deux précédents films du réalisateur Basil Da Cunha, Manga D’Terra (voir CF n. 924 pp. 6-7) a pour décor le quartier en périphérie de Lisbonne, Reboleira, dans lequel il vit et où la majorité des résidents sont issus de l’immigration, notamment du Cap-Vert. Parmi ceux-ci, Eliana Rosa, compagne du cinéaste, dont le personnage Rosa, dit Rosinha, a laissé ses deux enfants au pays tandis qu’elle espère trouver du travail au Portugal. Dans son parcours, qui apparaît de prime abord comme une descente aux enfers, la solidarité pour une part, la musique d’autre part, apparaîtront comme autant de promesses d’un avenir meilleur.

Pour discuter du film, nous nous sommes rencontrés avec son auteur au Café du Simplon à Lausanne. Familier des lieux, Basil Da Cunha a été accueilli par des sourires et des remarques amicales et, quand bien même nous nous rencontrions pour la première fois, la discussion avait un ton amical, sans formalité aucune. De propos informels, la conversation a naturellement dévié sur le film, sur la manière dont celui-ci est étroitement lié avec la vie du quartier de Reboleira.


Quelle est la part laissée à l’improvisation dans ton film?

Manga D’Terra est le film le moins écrit que j’ai réalisé, il est très improvisé, même si, dans les grandes lignes, il était déjà scénarisé. J’avais en tête le début, le milieu et la fin de chaque scène. Les acteurs sont mis dans des situations où, en général, ils vont jouer ce que j’ai prévu, mais en mieux. Un exemple parlant dans le film est lorsque le gars de Lucinda va acheter des clopes et revient cinq heures après. C’est une situation que j’ai déjà vue cent fois: ils se fâchent, ils se remettent ensemble, ils se fâchent. Quand je demande à Lucinda si elle m’autorise à filmer ce moment, elle est fâchée contre lui, elle l’a jeté de la maison et se réjouit de prendre sa revanche. Dans le film, ce sont vraiment les deux frères de Lucinda qui sont avec son mari et ils sont tous les trois vraiment «foncedés». C’est donc une scène improvisée quoiqu’avec des intentions de jeu. Ils savent qu’ils doivent venir et demander à manger, mais ils ne savent pas comment elle va réagir, ni elle comment eux vont jouer.

Un autre exemple est quand Rosinha, sans domicile, dort chez un homme âgé. Lui commence à raconter l’histoire de la musique qu’ils sont en train d’écouter et qui parle d’un amour impossible. Il raconte qu’il l’a fait écouter à une fille de 14 ans dont il est amoureux. Ce n’est pas quelque chose qui était prévu, mais c’était intéressant car ça résonnait avec l’histoire du film. Le fait que le plan de tournage ne soit pas très rigoureux donne une liberté énorme au film.


Le découpage de celui-ci donne l’impression d’une construction par séquences, avec des personnages qui apparaissent puis disparaissent au fil du récit, notamment Zé Bula, auquel Rosinha semble attachée et qu’elle cachera chez elle avant qu’il ne soit arrêté par la police.

Dans ce cas-là, je voulais déjouer les attentes à propos d’une histoire d’amour entre Rosinha et Zé Bula. Je ne voulais pas accorder trop d’importance à un personnage masculin. C’est un film sur les différentes façons d’être femme, sur leur force et leur résilience. Dans le quartier de Reboleira, ce sont des femmes que l’on voit surtout dans la rue. À cinq ou six heures du matin, ce sont elles qu’on voit partir au travail, après avoir préparé le déjeuner. Ce sont elles qui tiennent le quartier. Je trouvais important d’amener cette puissance de frappe de femmes qui viennent d’ailleurs.


Est-ce que la présence de Zé Bula permettait aussi d’introduire dans le récit la question des violences policières, présentes en arrière-fond dans ton court métrage 2720, sorti en 2023 également?

Les violences policières sont effectivement une strate sous-jacente du film, même si dans Manga D’Terra ce sont des mecs de la salle de sport qui ont joué ce rôle et qu’ils n’osaient pas être si méchants que la police. Leur présence vient perturber l’équilibre du film où tout le monde peut s’introduire partout dans le quartier, comme la caméra.


Comment Manga D’Terra se distingue-t-il pour toi des autres films tournés à Reboleira? Était-ce une manière d’offrir une perspective différente sur ce quartier?

Une perspective, mais aussi un genre différent. Até ver a luz est un film de genre, un peu mystique, noir, sur les voyous de ma génération. O fim do mundo porte sur la nouvelle génération. Il a été filmé avec des enfants d’amis à moi. C’est plutôt un teen movie, seulement qu’entre le moment où je l’écris et je le tourne, ils ont quand même un peu trop grandi pour que ce soit Stranger Things version gangster, mais ça reste un teen movie. Avec Manga D’Terra, on entre dans le music-hall avec des meufs. Les bourgeois, quand ils entrent dans le quartier, ont une approche très naturaliste: sans lumière, sans médiation d’un genre. Moi, mon truc c’est plutôt de chercher une ambiance où l’on s’amuse, où l’on ose des trucs, avec une image travaillée, un montage assumé. L’étape d’après c’est d’amener la machinerie, notamment pour des travellings faits à la grue. Mon prochain film sera un film choral. Un film de super-héros, avec un Créole qui tabasse des policiers.

      

Après les deux premiers moments chantés, on voit Rosinha se réveiller, ce qui n’est plus le cas par la suite. Est-ce que le statut de ces séquences change, étant d’abord onirique puis ancré dans la réalité, affirmant ainsi l’émancipation de la protagoniste?

Il y a un travail primaire dans la nuit qui est un travail sensuel avec une explosion de lumière. Ce sont des moments magiques. Eliana Rosa se sublime à travers la musique, quand elle monte sur la scène, elle se transforme en diva. La musique pour elle, c’est ce qui va lui permettre l’admiration, le respect, de dépasser les adversités et d’y répondre. Et à la fin il y a une scène où toutes les personnes qui l’ont mise à mal et les autres, dont moi, sont réunis. La musique est plus forte que le reste. Après rêve ou pas rêve, peu importe. Le rêve et la réalité sont des choses qui s’entremêlent. Est-ce que ce moment où elle chante à la fin est un rêve? Je n’ai pas besoin d’y répondre, car j’y crois.

     

Comment avez-vous travaillé avec Eliana Rosa pour l’élaboration de son personnage? Est-ce qu’elle avait, comme les autres interprètes, reçu peu d’indications de jeu?

Avec elle, c’était un peu différent. Quand elle est arrivée au Portugal du Cap-Vert, elle a fait une école de théâtre. Quand elle arrive dans le quartier où on a notre culture du cinéma, on travaille depuis plusieurs années ensemble et on a notre méthode. Avec elle, il fallait plutôt enlever des choses, par exemple dans la façon expressive de poser sa voix, qui fonctionne très bien dans un certain type de cinéma. On a travaillé à rendre son jeu un peu plus physique et moins généreux. Il n’y a pas besoin de signifier ce qui est ressenti, il faut se concentrer sur les situations et sur ce que les gens te donnent.


Propos recueillis par Sabrina Schwob