Entretien avec Emilie Bujès 2/2

Le 26 avril 2023

En créant des compétitions distinctes au sein du festival, Visions du Réel rend précisément compte de l’hétérogénéité des pratiques et des formats. Sur quels critères objectifs et subjectifs, vous et votre équipe de programmation procédez à la sélection des films ? Appliquez-vous les mêmes critères avec un film qui commente la réalité se servant de « l’effet du réel » et un film construit sur un rapport très personnel et parfois transgressif à la réalité ?

 

Nous abordons tous les films de la même manière. À vrai dire, c’est compliqué de décrire les critères avec lesquels nous travaillons. En premier lieu, ces critères sont assez subjectifs, même si nous sommes un peu protégés de cette subjectivité par le fait que nous soyons un groupe de personnes qui effectue ensemble la sélection. Mais les critères sont identiques. Ensuite, il existe le critère basé sur l’expérience et les émotions vécues durant le visionnage. Après 3000 films visionnés et en sachant que nous sommes un public difficile, nous nous posons toujours les questions suivantes : sommes-nous étonnés, impressionnés ou émus ? Avons-nous découvert un thème méconnu, pas encore exploré ?


Avec 3000 films inscrits, comment conservez-vous une certaine « fraîcheur » dans le regard durant le processus de sélection ?

 

Pour vous dire honnêtement, nous n’en gardons pas vraiment. Après avoir vu 12 heures de films, l’œuvre qui arrive encore à nous toucher doit forcément être spéciale. Il y a des moments où je regarde le film comme une technicienne (j’aimerais que ce ne soit pas le cas), mais il y en a d’autres où le film va m’emporter. J’avoue qu’à un certain moment du processus de sélection, je vis toujours cette expérience où je me sens tellement fatiguée et saturée que seul un film qui arrive à m’émouvoir viscéralement m’aide à dépasser ce stade-là. Souvent, avec la disponibilité et à tête reposée, je revois les films qui m’ont justement touchée et la plupart du temps, ils gardent cette puissance émotionnelle. Alors oui, nous n’avons plus la fraîcheur, mais un regard très affûté qui nous permet de mieux voir ce qui fonctionne bien ou moins bien, avec évidemment une grande marge de subjectivité.


Après toutes ces années de visionnage, pensez-vous que vos émotions se basent sur des thèmes qui vous touchent en particulier ou de préférence sur le procédé dont la/le documentariste va articuler le langage cinématographique avec le sujet traité, par exemple ? Qu’est-ce qui, en somme, continue à vous émouvoir dans les films du réel ? 

 

Il y a différents types d’émotion. Par exemple, il y a les émotions rationnelles, car les films sont des documentaires qui traitent justement du réel. Je suis quelqu’un de sensible et je pleure beaucoup en regardant des films. Il existe plein de thèmes qui me touchent au sens littéral, car certains peuvent être durs et d’autres bouleversants. Ces émotions sont également liées aux propositions de cinéma. Il existe forcément un plan que je trouve très beau ou une scène qui « s’envole ». Ils peuvent être tellement bien construits qu’ils me donnent envie de rester immergée dans ce film pour toujours. Ainsi, certaines émotions sont liées à ce qui est raconté, et d’autres à comment s’est raconté. C’est mon métier de savoir cela et de savoir comment ces images sont produites, car cet aspect-là influence également sur mes émotions. Selon moi, pouvoir justement raconter certaines choses avec la grâce, la distance, la modestie et la retenue nécessaire, c’est magique.


En l’occurrence, avec votre bagage artistique, pensez-vous qu’il y ait également la dimension esthétique qui participe à votre sensibilité pour certains films ?

 

Sans doute, mais fondamentalement quiconque est sensible à l’histoire de l’art va s’absorber dans les œuvres et les analyser avec précision. Beaucoup de personnes ont une sensibilité esthétique plus ou moins aiguë. En revanche, le fait de visionner énormément d’images m’a permis de développer un regard plus aiguisé et d’être capable de déceler quelles sont les techniques ingénieuses que tel ou telle cinéaste a créées pour produire un plan complexe.


J’ai été intriguée par le titre de cette nouvelle édition : « Aux frontières du réel ». Pouvez-vous nous en dire plus ? 

 

Chaque année, je choisis des titres qui me paraissent amusants. L’année dernière, c’était : « Retour vers le futur ». Pour cette nouvelle édition, c’est : « Aux frontières du réel ». Celui-ci se réfère à la série américaine X-Files. Hormis l’aspect ludique, ce titre aide précisément à évacuer les définitions un peu trop arrêtées, notamment entre art contemporain et cinéma, ou entre documentaire et fiction. Ce titre permet tout d’abord à ne pas se demander de quel côté ni de quelle manière se placer. De nos jours, la frontière n’est pas claire. Si toutefois elle devait l’être, ce serait du côté de la production. Car un documentaire, un film d’artiste ou de fiction, n’est pas produit sur un mode identique. De ce fait, c’est le produit fini qui m’intéresse. En définitive, les films ont un auteur ou une autrice qui exprime un point de vue. À partir de là, si ce dernier doit passer par une mise en scène qui permet de mieux exprimer le sujet, personnellement, je ne trouve pas cela problématique. Quoi qu’il en soit, dès le moment où il y a un usage de la caméra, un choix d’un angle ou de montage, le réel est fabriqué. Dès lors que nous acceptons cette idée de construction (fabrication), nous pouvons finalement ouvrir les portes à autre chose.


Avec ce titre, « aux frontières du réel », Visions du Réel met à nu l’illusion de la réalité des images « documentaires », et s’affiche comme un festival de cinéma du réel qui assume sa dimension fictionnalisante et intersubjective. Est-ce le choix de Visions du Réel d’accorder une égale importance à différents régimes esthétiques, d’une apparente objectivité à une subjectivité plus ou moins marquée ou celui de l’expérimentation ? Est-ce précisément cet aspect-là qui vous distingue des autres festivals internationaux ?

 

Je ne sais pas. Je pense que cette question-là est présente d’une manière générale comme elle est dans le cinéma globalement. Il y a bien sûr des festivals plus « classiques » et plus proches des pratiques télévisuelles et de cette idée de pseudo-objectivité. Néanmoins, nous avons tous conscience que le cinéma du réel prend pas mal de liberté, et c’est un aspect positif.


Certains films sélectionnés pour la compétition Burning Lights ou pour celle des moyens et courts métrages pourraient aisément intégrer les espaces muséaux car très expérimentaux. Notamment, Still Film de James N. Kienitz Wilkins ne pourrait-il pas être exposé au MoMA par exemple ? 

 

Oui, très clairement.


Quelle est la raison de cette mise en valeur de ce cinéma d’expérimentation dans le domaine du cinéma du réel ?

 

Parce que cela demeure du cinéma du réel, mais qui s’étend jusqu’au point le plus aventureux. Avec les 163 films, notre travail est d’effectuer une sélection qui soit la moins ennuyeuse possible. De plus, il existe une nouvelle génération de cinéastes qui utilisent ou réinventent un langage. Still Film n’est pas une œuvre de fiction, mais de quelqu’un qui réfléchit sur l’histoire des images, son rapport à l’image, certains moments du cinéma, le contexte de son visionnage à des périodes données et la question du souvenir du film. Ce film-là parle surtout de quel mode une culture de cinéma, en tant que fonction mémorielle, nous marque à travers des œuvres cultes. Pour tous ces aspects précisément, Still Film, et certains autres qui construisent les images avec une voix off signifiante, par exemple, ont leur place à Visions du Réel. La musique peut également énormément agir sur une image. J’ai effectué mon mémoire de fin d’études sur le rapport du son à l’image. Le fait que le son agisse à un endroit plus inconscient du cerveau que celui pour l’image m’intéresse beaucoup. Il y a 15 ans, la musique était interdite dans le cinéma du réel. Elle était considérée comme un facteur trop subjectif et romantique. Mais la nouvelle génération de documentaristes intègre la musique dans leurs films, car elle embellit les images. Et le cinéma du réel a aussi le droit d’être beau. De ce fait, il est primordial pour moi que le programme puisse embrasser tous ces aspects et réfléchir sur toutes les possibilités de la production audiovisuelle.


Ce qui m’interpelle est que vous utilisez le terme « aventureux » au lieu d’« expérimental », pourquoi ? 

 

C’est une stratégie de communication, car le mot « expérimental » fait peur au public. Je ne l’utilise jamais. En France, ce terme véhicule plein de choses trop absurdes. Il peut induire que les cinéastes ont gratté sur la pellicule, par exemple. Je pense que le terme « expérimental » est très galvaudé et qu’il renferme une idée d’une œuvre ennuyeuse, trop intellectuelle, incompréhensible. « Expérimental » possède une connotation trop négative. Je rejette le mot avec force, mais pas le principe, car il existe bien sûr des films expérimentaux.


Propos recueillis par Kim Figuerola


(La première partie de cet entretien a été publié dans le numéro 898, pp. 23-24)