Entretien avec Emilie Bujès 1/2

Le 05 avril 2023

La 54ème édition de Visions du Réel, qui se déroulera du 21 au 30 avril prochain, nous offre l’opportunité de discuter du festival et de sa programmation avec sa directrice artistique, Emilie Bujès. Née à Bourg-Saint-Maurice (France) et de formation historienne de l’art, cette Franco-suisse fut, entre autres, commissaire d’exposition au Centre d’art contemporain et enseignante en arts visuels à la Haute École d’Art et de Design (HEAD) à Genève. Elle a par ailleurs contribué, en tant que conseillère, programmatrice ou membre du jury, pour divers festivals internationaux du film, tels que la Quinzaine des réalisateurs à Cannes, le Lausanne Underground Film & Music Festival (LUFF), le Sundance à Park City et la Berlinale. 

 

Avant de discuter de la 54ème édition de Visions du Réel et de sa programmation, pourriez-vous nous dire quelles ont été les raisons premières qui vous ont amenée à vous passionner pour le cinéma ? 

 

Je pense c’est de là où je viens. C’est-à-dire, adolescente, c’était vraiment le cinéma qui m’intéressait le plus. Par la suite, je suis partie dans l’histoire de l’art et j’ai travaillé un moment dans l’art contemporain. Pourtant, je suis retournée dans le cinéma par accident, mais de façon logique. De plus, quand j’étais dans l’art contemporain, j’ai toujours travaillé avec la vidéo, l’image en mouvement ou les films d’artiste. Je ne me suis jamais trop éloignée du cinéma en fin de compte.


Pensez-vous que votre formation d’historienne de l’art vous a amenée à appréhender le cinéma du réel différemment et à avoir un regard particulier ?

 

Je ne sais pas, car tous les regards sont forcément différents. Même si parfois je me dis que j’aurais bien voulu étudier le cinéma, le fait de posséder un bagage moins académique, mais plus artistique me permet d’aborder les films avec plus de liberté.


Pensez-vous appliquer dès lors les mêmes outils d’analyse pour l’art vidéo, le cinéma expérimental que pour le cinéma du réel ?

 

Oui, je ne fais vraiment aucune différence en termes des contenus, des artistes et des films. Selon moi, la différence réside dans la diffusion et la présentation. En cela, je m’affilie totalement et intégralement au cinéma, car j’apprécie énormément son espace. C’est exactement cet aspect-là qui me manquait dans l’art contemporain. Bien qu’il soit parfois défini comme un espace autoritaire et sacré, dans lequel nous sommes censés être silencieux, ne pas consulter nos téléphones et rester souvent jusqu’à la fin de la séance, c’est cela que j’aime. Dans l’art contemporain, nous avons plutôt tendance à avoir des espaces beaux, mais peu confortables dans lesquels les œuvres tournent en boucle et le public est mal assis. C’est complexe de voir des œuvres dans de bonnes conditions. Néanmoins, je pense qu’il existe des films d’artiste qui pourraient être diffusés dans une salle de cinéma.


2023 marque votre 6ème édition en tant que directrice artistique. Quelles seraient, selon vous, les spécificités que vous avez amenées à l’identité actuelle de Visions du Réel, par rapport à vos prédécesseurs ?

 

J’aurais du mal à parler des prédécesseurs, car ils étaient tous différents. Mais Jean Perret, par exemple, était déjà intéressé aux films d’artiste qui se situaient plus du côté de l’« art ». En ce qui me concerne, il y a une volonté d’élargir le spectre des œuvres présentées et de demeurer ouverte aux films très hybrides ou fictionnels qui proviennent d’autres contextes. Avec l’ancienne directrice [Martine Chalverat], nous avons beaucoup travaillé à rendre l’événement plus festif et joyeux. Dans le terme festival, il y a « fête », nous avons donc voulu instaurer cette dimension-là. Pour moi, c’était important d’évacuer l’idée que le documentaire est ennuyeux. Ensuite, du point de vue de la communication, il était nécessaire d’élaborer de nouveaux formats, et notamment sur le plan digital. Nous avons créé des petits « trailers » pour toutes les sections qui permettent d’acquérir rapidement une impression sur le type de film à découvrir. En ce qui concerne les invités, c’était également important pour moi d’essayer d’avoir des personnalités plus connues, et identifiées dans d’autres cercles que celui du cinéma du réel, afin de toucher un spectre plus large de gens. Par exemple, pour la 50ème édition, nous avons eu Werner Herzog et deux ans plus tard, Emmanuel Carrère. Cette année, nous avons la cinéaste argentine Lucrecia Martel qui va également contribuer à l’élargissement du spectre.


Avec 163 films, dont 82 premières mondiales, provenant de 46 pays, la sélection officielle 2023 s’annonce vraiment très riche dans la diversité des thèmes abordés, des pratiques cinématographiques et des cultures représentées. Pourriez-vous nous parler de la nouvelle édition ? Possède-t-elle une couleur singulière ?

 

Il n’y a pas de couleur singulière, car il est impossible d’enfermer ces 163 films dans une seule. Et s’il y en a une, ce serait celle de l’arc-en-ciel. Mais l’idée fondamentale est justement de ne pas avoir de couleur et d’avoir dans chaque section, une sélection de films qui à titre personnel nous ont touchés. Sur cette base-là, nous choisissons des œuvres qui précisément vont aider à compléter le spectre des sujets, des formes et à élargir le public. Il est essentiel pour nous de rester le plus ouverts possible et d’avoir des films qui soient plus « pop », plus dans la fiction ou plus « artsy ». Nous pouvons citer celui qui est tourné dans un jeu vidéo ou celui qui mobilise des images d’archives.


Y a-t-il, une, voire plusieurs tendances communes à tous ces films ?

 

Non, mais nous pouvons constater un certain nombre de thématiques. Aussi, s’il y a une thématique qui vous touche plus particulièrement, nous proposons un parcours (une « porte ») qui vous aide à accéder aux films qui l’abordent et qui vous permet d’avoir une autre « entrée » à la programmation. Cette année, nous avons la réalité virtuelle, l’intelligence artificielle, les métavers, les conflits ou la famille. Mais le choix des films se fait également par le biais des différentes compétitions ou pays proposés.


Cette édition s’annonce aussi sous le signe de la parité, avec 50% de films réalisés par des femmes. Avec en particulier, une représentation largement féminine pour la Compétition nationale. Cette sélection a-t-elle été déterminée par rapport à une saison particulièrement fructueuse en œuvres de réalisatrices ou par une volonté politique ?

 

Je n’applique pas des quotas, car même en tant que femme je ne souhaiterais pas que mon film soit sélectionné parce que j’en suis une. Je trouve cette pratique dégradante pour tout le monde. Il s’agit bien sûr d’avoir une attention particulière à cette question, mais comme d’en avoir également à la diversité des pays et ne pas s’enfermer dans des points de vue trop occidentaux. Il s’agit de dépasser nos préjugés à tous les niveaux possibles. Avec deux directrices [Emilie Bujès et Mélanie Courvoisier], nous sommes effectivement un groupe de travail où il y a beaucoup de femmes. Néanmoins, à qualité égale, je choisis un film de femme, car il n’en existe moins. De même que, à qualité inférieure, je choisis le film réalisé par un homme. La qualité prime sur le genre. À Visions du Réel, nous avons de la chance d’avoir de nombreuses sections (compétitions internationales du long métrage, Burning Lights, moyens et courts métrages). Dans certaines, il y a plus de films d’homme et dans d’autres plus d’œuvres de femme. Pour 2023, nous avons invité deux femmes cinéastes, mais il s’agit avant tout de réfléchir le festival dans sa globalité.


Précisément, pour cette 54ème édition, vous avez Lucrecia Martel, comme invitée d’honneur, Alice Rohrwacher, comme invitée spéciale, et Jean-Stéphane Bron qui se prêtera à l’exercice de l’Atelier. Comment effectuez-vous le choix des invités ? 

 

C’est toujours un puzzle assez compliqué à faire, car je souhaiterais avoir aussi bien des hommes que des femmes. Même si en fait je serais contente d’avoir que des femmes. Pourtant, il est difficile de trouver des réalisatrices qui atteignent ce niveau de carrière et cette taille de corpus. Mais l’idée initiale est d’avoir des invités qui sont complémentaires (afin d’éviter la même typologie de films dans les trois rétrospectives) et qui peuvent représenter le cinéma contemporain, avec une diversité des approches, des formes et des pays. Cette année, nous avons l’Argentine, l’Italie et la Suisse. Trois mondes différents. Quand un ou une invité·e confirme sa présence, j’essaie de trouver les autres en fonction de ce premier profil. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que je trouve le juste équilibre. La sélection des invités est un travail conséquent, car elle va refléter une certaine idée de cinéma que nous voulons défendre. C’est donc un choix très politique. À nos yeux, ces cinéastes sont très important·es, car elles/ils vont justement rendre compte d’un cinéma contemporain extrêmement divers.


Propos recueillis par Kim Figuerola