Entretien avec Antoine Cattin

Le 05 octobre 2022

Zurich Film Festival

 

Entretien avec Antoine Cattin autour de son dernier film Jours de fête

 

Échappé de la section de cinéma de l’Université de Lausanne, Antoine Cattin s’est construit en une quinzaine d’années une œuvre d’entre-deux : à mi-chemin de ses origines jurassiennes et de la Russie, le pays où, jusqu’il y a peu, il avait construit sa vie. À mi-chemin aussi d’une forme documentaire brute, frontale, mais qui laisse toute sa place à l’humain. Après quelques courts métrages, il est salué pour son film La Mère, sorti en 2007 et réalisé avec Pavel Kostomarov. Il a suivi pendant plusieurs années le tournage sisyphéen d’un des derniers grands du cinéma russe, Alexei Guerman, un face-à-face détonnant raconté dans Playback (2012). Aujourd’hui, il revient en Suisse avec Jours de fête (Holidays), projeté au Festival du Film de Zurich. Un retour dont la face sombre est celle d’un quotidien brutalement interrompu par les événements récents et qu’il va falloir reconstruire ici.

Organisé autour des jours fériés, nombreux en Russie, Jours de fête suit quatre protagonistes qui, avec leurs failles et leurs exagérations, incarnent la complexité d’un pays traversé de contradictions. Le film, tourné entre 2016 et 2021, frappe bien sûr pour tous les signes d’instabilité qu’il a su capter, et dont les conséquences apparaissent maintenant comme inéluctables. Mais si la nécessité de le projeter aujourd’hui n’est pas à remettre en question, ne nous fions pas pour autant à notre volonté de reconstituer une histoire non encore advenue. Au moment de cet entretien, nous sommes en août 2021, dans le calme d’une cuisine lausannoise et ce qui frappe dans les mots d’Antoine Cattin, c’est l’attachement d’un cinéaste à ses « personnages », dont il parle longuement, sa croyance en un processus de réalisation qui devrait toujours plus intégrer l’autre, malgré les difficultés techniques que cela représente. Et le regard inquiet, curieux et concerné d’un homme partagé entre deux mondes, et qui n’appartient à aucun.

 

CF : Quelle était l’idée de départ pour un tel projet ?

AC : J’avais lancé l’idée des fêtes. Ça avait fait mouche ici, au point que j’ai gagné un prix de la SSA pour le scénario. Ça marchait bien sur le papier, avec cette symbolique et cette originalité des fêtes. Mais je pense que c’est mon regard occidental, de personne qui vient de l’extérieur. Après, mon côté caméléon, qui vit depuis vingt ans en Russie, m’a amené à transformer les choses. Je voulais faire un film dans la lignée du modèle anglo-saxon des intrigues dites character driven, construites par les personnages. Le risque, dans un projet comme celui-là, c’est d’accumuler trop de matériel, des heures et des heures de rushes, ce qui a été le cas. Il faudrait toujours visionner sur le moment, trier au fur et à mesure, en analysant ce qui manque. Mais je suis connu pour cette tendance à l’accumulation et le tournage, c’est aussi le moment où tu es en contact avec les gens, où tu interagis. Et avec autant de personnages, il y a tout le temps des choses qui se passent, en plus de la vie quotidienne qu’il faut gérer à côté. Je n’ose pas dire en matière de pourcentage ce qui a réellement fini dans le film. C’est un processus lourd à porter seul, d’où mon envie, à l’avenir, de revenir à des projets communs.


CF : Comment as-tu sélectionné les protagonistes ?

AC : Ç’a été différent pour chaque personnage. Je les ai quand même choisis en fonction des fêtes, en recherchant toujours le décalage. Pour le Nouvel An, très important en Russie, par exemple, je souhaitais le regard d’un saisonnier, parmi les Kirghiz ou les Ouzbeks. Mais c’était compliqué parce que ce sont des gens qui travaillent au noir, qui ont peur d’être à l’image. Finalement, c’est Dzhus [un des protagonistes du film] qui m’a contacté. On avait travaillé ensemble sur « Realsnost » (« la réalité », chaîne YouTube https://www.youtube.com/c/realnostcom/featured ), un projet précédent qui rassemblait des centaines de capsules vidéo filmées par les protagonistes rassemblés pour l’occasion et diffusées en ligne. Pour les autres, c’était au gré des rencontres, comme ça se fait souvent, à part Dina, la conductrice de trolley nationaliste, un profil que je cherchais aussi. L’idée était que tous les personnages se rencontrent à un moment donné, mais cela comportait le risque à tendre trop vers la fiction, qu’on voie ainsi les ficelles tirées par le réalisateur, donc j’y ai renoncé. Par contre, j’ai parfois provoqué certaines confrontations. Je ne crois pas en l’objectivité absolue : pour moi, tant qu’on respecte la vérité des personnages, on a le droit d’intervenir dans le réel, y compris au montage. Typiquement, c’est le cas de la chronologie, qui donne l’impression de se dérouler sur une année, alors que le processus a été beaucoup plus long. Ce que je trouve bien, c’est qu’on a des personnages qui ne sont pas d’une seule couleur, ils sont équivoques. Pour les gens d’ici, la figure de Dina surprend : nationaliste, elle se montre raciste vis-à-vis des autres populations présentes en Russie, mais elle tient aussi des discours extrêmement virulents à l’encontre de Poutine. Ce sont des prises de position qui découlent d’une longue histoire, mais qui échappent peut-être un peu à nos conceptions occidentales.


CF : D’où vient l’envie de faire tourner une partie des images par les protagonistes ?

AC : Justement du projet « Realnost ». Faire du documentaire aujourd’hui en utilisant cette méthode-là me paraît une évidence, surtout dans un milieu de jeunes, pour lesquels s’autofilmer et publier des vidéos de leur vie sur les réseaux sociaux est devenu une habitude. Mais tous mes personnages n’étaient pas formatés pour ça. Il faut qu’ils aient un intérêt dans le projet, qu’ils aient envie d’être devant la caméra. Quelquefois un peu trop, comme dans le cas de Dzhus, qui se filme tout le temps. Mais on arrive à des choses beaucoup plus intimistes qu’en étant là avec un opérateur. Bien sûr, la personne est consciente qu’elle se filme, mais être face à une caméra ouvre aussi à des situations inattendues, captées sur le vif, voire à se réapproprier la caméra pour faire passer un message politique, comme dans le cas de Dina. D’un autre côté, il y a tout une partie du matériel qu’on ne peut pas utiliser, soit parce que c’est trop mal filmé, soit parce que trop anecdotique par rapport au reste du film. Malgré les contraintes que je me suis imposées, je tiens à l’idée de privilégier la rencontre, de donner à voir des moments vivants et ça, je ne crois pas qu’on puisse dire que le film n’en contient pas.


CF : Est-ce que tu as l’impression d’avoir fait un film contestataire malgré toi ?

AC : D’après la réaction du public russe, le film n’apparaît pas comme trop sombre ou tendancieux, ou comme satisfaisant aux clichés de l’Occident. Il perçoit notamment bien l’humour de ces parades de fête qui ressemblent à un grand théâtre absurde. Et en même temps, la situation politique et sociale actuelle en Russie est très présente, l’état de déliquescence, d’étau qui se resserre, et qui est une réalité dans le pays. La fin plombe quelque peu le film, mais les choses se sont dessinées comme ça, avec Nikita, ce jeune qui apparaît pendant le film un peu comme un raté à qui rien ne réussit et qui part finalement pour suivre la progression des troupes dans le Donbass. J’ai hésité à le retenir, l’empêcher de partir, mais il était déterminé. Ça fait partie des questions éthiques que pose le documentaire, le sentiment de responsabilité qu’on a vis-à-vis de ses protagonistes. Je pensais terminer le film sur son départ à la gare, et puis il m’a envoyé ces images du front et je me suis dit qu’il fallait absolument les intégrer. Avec ces feux d’artifice de la fête qui donnent l’impression d’être sorti des engins de guerre de Poutine. Je ne sais pas comment ça va se passer à mon retour, mais je me fais du souci.


L’entretien ayant été mené en août 2021, alors que le montage n’était pas encore achevé et le film tout sauf garanti d’être projeté en Suisse, nous avons eu envie de redonner la parole à Antoine Cattin, comme conclusion retardée d’une discussion rattrapée par son temps.

Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février dernier, le film a été propulsé dans l’actualité brûlante. Tout ce qui relevait de la métaphore s’est avéré être une annonce prophétique des événements à venir. Léger spoiler : sur quatre personnages principaux, à la fin du film, deux partent en Ukraine pour des raisons opposées, devenant ainsi des ennemis potentiels. Cela résume toute l’horreur et l’absurdité de cette guerre fratricide et entièrement dénuée de sens. Je pense que Jours de fête est le document d’une époque, celle des dernières années d’une Russie qui va sombrer dans la guerre. J’aurais envie de dire, les dernières années de la Russie poutinienne, mais nul ne saurait exactement prédire l’issue de ce conflit. Quoiqu’il en soit, en visionnant ce film, le spectateur ne manquera pas de comprendre en partie comment nous en sommes arrivés là aujourd’hui.