Entretien avec Albert Serra

Le 14 décembre 2022

À l’occasion de la venue du cinéaste espagnol à la Cinémathèque suisse pour l’avant-première de sa dernière réalisation Pacifiction, nous nous sommes entretenus avec lui au sujet de son travail. Les spectateurs romands pourront découvrir le film dès le 21 décembre en salles.

                                               

Albert Serra, entre la France royaliste de La Mort de Louis XIV et de Liberté, et la Tahiti contemporaine, il semble y avoir un certain écart; pourquoi ce changement?

                   

Je ne pense pas que le changement soit si radical que cela. J’aime beaucoup les huis clos, et Tahiti est pour moi un huis clos aussi, car une île est isolée! Par contre, il est vrai qu’au départ, à un moment de l’écriture du scénario où je n’étais pas encore très inspiré, j’avais placé l’intrigue du film à Paris. Mais je crois que ce qui m’a attiré dans les DOM-TOM, c’est le côté carte postale. Tahiti est vraiment ce que j’ai trouvé le plus proche de l’imaginaire qu’on se fait du paradis sur Terre: pas de crime, pas de trafic de drogues, pas de volcan, pas de catastrophes naturelles, même pas de serpents! Cela collait mieux avec l’ambiance irréelle que je voulais créer: une sorte de lieu irréel qui est détaché du monde, du temps.

                   

D’ailleurs les personnages ont une manière très particulière d’interagir.

                   

C’est dû à mon procédé de direction d’acteur. Je tourne toujours avec trois petites caméras en même temps, qui triangulent les acteurs; je les place le plus loin possible de la scène, de sorte que les acteurs ne puissent même pas les voir la plupart du temps. Déjà là, ils sont perdus, ils ne savent pas où regarder et ça les rend vulnérables. Ensuite, je ne fais pas lire le scénario aux acteurs, mais ils sont obligés d’être présents chaque jour du tournage, parce que je ne les informe qu’au dernier moment, parfois le matin même, s’ils vont tourner une scène. Cela les met dans un état de tension de base qui va influer leur jeu! Et comme ils ne connaissent pas le scénario, ils ont la plupart du temps une oreillette dans laquelle je leur souffle les répliques en live, pendant qu’on tourne. L’oreillette, elle est juste à côté du cerveau, elle prend toute l’attention de l’acteur, et donc, il ne contrôle plus le reste de son corps: il se laisse aller, et ses mouvements deviennent plus organiques. Et ces dialogues parfois absurdes entre les acteurs, c’est parce que je m’amuse à leur faire dire des phrases absurdes! Parfois trop poétiques, trop triviales ou voire politiquement incorrectes du point de vue de la situation.          

         

On dirait que vous souhaitez avoir le contrôle total sur vos acteurs pour paradoxalement atteindre à une perte de contrôle.

                   

Oui exactement! J’aime être comme un entomologiste devant des insectes. Les acteurs sont mes insectes... ou plutôt, ils sont comme des membranes: ils vibrent à diverses intensités en fonction des informations que je leur donne. Et ils doivent toujours observer trois règles: ne pas chercher la caméra, ne pas me parler pendant une scène, et ne jamais arrêter de jouer jusqu’à ce que, moi, je dise stop. Les acteurs arrivent donc à un état de fatigue, de lâcher-prise qui rend leur jeu beaucoup plus organique, voire hyperréaliste. Une scène vraiment exemplaire de cela est quand le personnage incarné par Benoît Magimel scrute l’horizon au moyen de jumelles. On a tourné cette scène pendant
45 minutes non-stop et c’est pourtant seulement durant le montage que j’ai remarqué qu’il tenait les jumelles à l’envers! Vous vous rendez compte de l’état de concentration et en même temps d’abandon dans lequel Magimel devait être pour ne pas réaliser qu’il tenait les jumelles dans le mauvais sens, pendant 45 minutes! Et en même temps, je trouvais que dans ce sens, les jumelles ressemblaient à des binoculaires militaires, high-tech. J’ai donc contacté une boîte d’effets spéciaux allemande pour rajouter des lumières vertes sur les jumelles pour accentuer cet effet de technologie futuriste et effacer l’erreur de base. Et ce que j’aime dans cette anecdote, c’est que cette idée, jamais je ne l’aurais eu tout seul: c’est un problème dû à autrui et réglé par autrui qui a créé cette scène. Preuve qu’un film est toujours le fruit de plusieurs cerveaux!

                   

Propos recueillis par Anthony Bekirov

                   

(Voir aussi la critique du film en pp. 8-9.)