Entretien: Amjad Al Rasheed
Le 01 mai 2024
Entre une présentation au Festival international du film de Fribourg (FIFF) et une avant-première à La Chaux-de-Fonds, Amjad Al Rasheed a pris son temps dans les locaux discrets du CityClub Pully pour évoquer son premier long métrage Inshallah A Boy.
Quels ont été les moteurs créatifs de ce projet?
J’ai été entouré par des modèles de femmes inspirantes depuis mon enfance, tels que ma mère, ma sœur, mes cousines ou encore mes tantes. J’ai donc été témoin de leur histoire depuis mon plus jeune âge. Elles sont toutes intelligentes, combattantes, courageuses. La plupart d’entre elles ont souffert des figures masculines dans leur vie, à cause des traditions ou d la société. Je voulais documenter la manière dont elles naviguaient dans cette oppression. Inshallah A Boy est inspiré d’une histoire d’une amie proche. Quand j’ai vu ce qui lui était arrivé, beaucoup de questions ont émergé dans ma tête. Est-il possible pour une femme de dire non à toutes ces lois et ces traditions? quelles sont ses options? que peut-elle faire?
Comment t’es-tu informé sur ce sujet pour construire l’écriture du film?
J’ai parlé avec des femmes autour de moi, avec des femmes de beaucoup d’autres pays, pas uniquement de Jordanie. Je les ai rencontrées dans les marchés du film de certains festivals, mais également dans des ONG. D’ailleurs, avant de faire ce film, je faisais des «corporate videos» pour des ONG où j’ai couvert des «success stories» et des initiatives construites pour des femmes. J’ai donc rencontré beaucoup de femmes de différentes classes sociales avec des backgrounds provenant des différentes régions de la Jordanie. Ceci m’a permis d’avoir du matériel pour le film. J’ai donc essayé que ce film fasse écho à la situation des femmes du monde entier, même si je parle de lois spécifiques et d’un contexte particulier. Je crois que c’est équivalent à d’autres traditions et de lois autour du monde et pas uniquement attachées à celles de la Jordanie.
Peux-tu rapidement nous évoquer la situation actuelle de l’avortement en Jordanie?
L’avortement en Jordanie est uniquement légal si le bébé n’est pas en bonne santé, ou si le bébé risque d’affecter la santé de la mère. Néanmoins, elles ont également besoin de la permission du père. Si un avortement est fait en dehors de ces règles, les personnes peuvent être punies de six mois à trois ans de prison ferme. Des changements sont survenus récemment sur les lois touchant l’avortement en Jordanie, mais ne concernent que la temporalité: après avoir dépassé deux mois de grossesse, il n’est plus possible d’avorter.
Dans le film, j’ai été intrigué par le pick-up blanc, véhicule que l’héroïne principale décide de garder bien qu’elle n’ait pas de licence de conduite et qu’elle est dépassée par les dettes. Quel est le symbole que tu as voulu instiguer dans ce modèle?
[SPOILER] J’ai eu cette question à deux reprises lors des avant-premières du film, et je les ai eues de la part d’hommes (rires). Pourquoi pas? C’est son propre pick-up, c’est l’héritage de son mari. Si Nawal avait été un homme, est-ce que quelqu’un lui aurait demandé pourquoi vouloir garder le pick-up? Je ne pense pas. Elle va apprendre comment conduire facilement. C’est le seul endroit de liberté qu’elle possède entre sa maison, la maison où elle travaille, les transports publics, la rue où elle est agressée verbalement. C’est une manière d’avoir plus de contrôle sur sa vie. Elle désire simplement garder ce qu’elle possède.
Le film traite d’un sujet de la vie quotidienne des femmes: les harcèlements de rue, les questions sur son corps, comment la société et les hommes peuvent-ils les contrôler? Une séquence m’a particulièrement touché: lorsque Lauren, femme bourgeoise chrétienne, discute avec Nawal, femme musulmane de classe sociale modeste. Un plan-séquence fixe les regroupe alors qu’elles échangent sur les dimensions les plus intimes de leur corps. Peux-tu préciser la construction de cette séquence?
Cette scène représente la deuxième fois où on voit Lauren et Nawal dans le même cadre. Elles viennent de différentes bulles sociales, ne se sont pas construites ensemble, mais leur relation reste profonde bien qu’elle ne soit pas basée sur de l’amitié. Lauren ne sortirait jamais avec Nawal prendre un verre à cause des différences sociales, de croyances religieuses et de classe. Mais c’est la deuxième fois où on les voit ensemble, où on les voit évoquer leurs problèmes considérés comme un péché, ce qui est «haram». Mais cela permet également de penser ce qui constitue un péché, car on s’enferme souvent dans l’idée qu’on s’en fait. Les femmes en particulier ont plus de «cages» qui constitueraient une forme d’interdiction. Est-ce «haram» d’avorter ou de mettre au monde un enfant et de ne pas être heureuse avec lui? Est-ce «haram» de s’endetter pour une maison ou d’être plutôt dans la rue avec ses enfants?
Tu rends hommage à Claire Naber Matalqa, personnalité importante de l’industrie cinématographique jordanienne, décédée en 2015. Comment as-tu eu l’occasion de la connaître?
Elle est l’une de mes amies les plus chères de Jordanie, mais également une des personnes qui a aidé à établir une industrie cinématographique en Jordanie en créant le Red Sea Institute of Cinematic Arts (RSICA). Elle a établi cet institut où j’ai fait mon master, ce qui m’a permis d’explorer le monde du cinéma. J’ai constamment des souvenirs de Claire en tête, de tout ce qu’elle a fait. Elle était quelqu’un qui avait des énergies très positives. Je voulais que personne n’oublie cette femme qui a fortement influencé l’industrie et la scène culturelle en Jordanie.
Comment le public jordanien a-t-il reçu le film?
Le film sort cet été en Jordanie. La première mondiale dans le monde arabe fut à Djeddah, en Arabie saoudite, au Festival du film de la mer Rouge en décembre dernier. La première était un moment très stressant pour moi. Après tout ce voyage de construction, de tournage, de postproduction et de projections aux quatre coins du monde, faire revenir le film «à la maison» dans un contexte culturel similaire au mien fut un autre challenge. Les spectateurs et spectatrices sont très proches culturellement des personnages du film, donc c’était un test. J’ai participé à deux projections avec le public, dont une était complète avec Will Smith (rires). Les réactions dépassèrent mes attentes les plus hautes: les gens riaient, applaudissaient, pleuraient durant le film. Quand Nawal frappe le jeune homme, le public a applaudi. Quand elle répond sèchement à un autre qui la chosifie, le public a applaudi. Le public était vraiment dans l’interaction. J’ai senti qu’ils et elles avaient été connecté·e·s avec le film et l’histoire. Ensuite, on a commencé à le présenter dans plusieurs endroits du monde arabe. On a reçu un prix au Festival du film de Bagdad. Donc, je sens de bonnes ondes autour du film dans le monde arabe. Mais, je ne veux pas dépeindre un monde tout en rose: je sais que le film porte en soi des sujets sensibles et peut déranger. J’espère que le film ouvre une conversation saine, où les gens réévaluent ces lois et ces traditions. Je crois que c’est le pouvoir du cinéma, d’ouvrir une conversation. Les gens prennent le sujet avec eux en dehors de la salle de cinéma, en discutent et vont se réapproprier son sujet.
Propos recueillis et traduits de l’anglais par Julien Norberg