L'édito de Émilie Fradella - En lisière du cadre

Le 09 avril 2025

En ce mois d’avril, nos salles accueillent des films qui ne cherchent ni la démonstration ni le spectaculaire. Des œuvres qui avancent à pas feutrés, en bordure du récit, là où les histoires se racontent autrement. Ce sont des films de seuils, de silences, de latences - des films qui choisissent la marge. Non comme un repli ou une posture, mais comme un espace de friction, de déplacement, de recomposition. Les Filles du Nil, La Cache, Black Dog et La Transformation merveilleuse de la classe ouvrière en étrangers ont ceci en commun: ils s’écrivent là où les grands récits se fissurent. Et c’est précisément là que leur cinéma prend corps.

Car la marge n’est pas un effacement, ni un en-dehors. Elle est ce lieu instable où se redessinent les appartenances, où se rejouent les rapports de pouvoir, où l’intime rencontre le politique. Dans Les Filles du Nil, réalisé par Nada Riyadh et Ayman El Amir, elle prend la forme d’un théâtre de rue, mené par de jeunes Égyptiennes coptes dans un village du sud du pays. En investissant l’espace public, elles inventent une présence là où on ne les attendait pas. La marge devient alors scène - un lieu de jeu, de parole, d’affirmation.

Dans La Cache, elle s’incarne dans une pièce secrète, un refuge tapi au creux d’un appartement bourgeois. Lionel Baier y filme une disparition volontaire, un retrait du monde aussi politique qu’intime. La cache, réelle et symbolique, devient le point de bascule entre la mémoire familiale et les refoulés de l’Histoire.

Black Dog, de Guan Hu, nous entraîne quant à lui dans les marges d’un territoire chinois dévasté. Le héros, ancien détenu taciturne, erre dans une ville désertée où l’on ne distingue plus les bêtes des hommes. Ce décor post-industriel agit comme un miroir: celui d’un système en ruine. La marge devient ici paysage, matière brute, théâtre d’un monde qui se défait.

Dans La Transformation merveilleuse de la classe ouvrière en étrangers, du réalisateur suisso-irakien Samir, le sujet réinscrit dans le récit national suisse les trajectoires invisibilisées de la main-d’œuvre immigrée. À travers archives, témoignages et souvenirs familiaux, le film retrace comment la classe ouvrière - longtemps moteur de la prospérité industrielle - a glissé vers une altérité fabriquée. Ce n’est pas une disparition qu’il documente, mais une réécriture: un geste de mémoire, une tentative de réparation.

Chacun à leur manière, ces films déplacent le regard en partageant une même ligne de crête: là où le cinéma capte ce qui résiste, ce qui se tait ou ce qui revient.

Émilie Fradella