En attendant encore la suite...

Le 08 avril 2020


C’était à prévoir, les salles obscures ne sont toujours pas réouvertes. Je vous propose donc de poursuivre ma précédente chronique et de vous remettre en mémoire quelques formidables titres un peu oubliés. Ils sont toutefois disponibles en DVD, commandables sur internet ou trouvables dans le commerce... quand les magasins auront également à nouveau ouvert leurs portes!

Avec aujourd’hui une prédilection pour des films à suspense ou à tendance policière. Les deux premières œuvres dont nous parlerons ont un point commun: ce sont deux thrillers haletants et très originaux, parfaitement fictifs mais se déroulant sur une toile de fond historique bien réelle. Commençons par Chacal (The Day Of The Jackal), réalisé en 1973 par Fred Zinnemann. La trame historique est celle-ci: suite à l’attentat raté du Petit-Clamart, les membres de l’Organisation de l’armée secrète (OAS), défenseurs acharnés de l’Algérie française et ne rechignant pas à recourir au terrorisme pour arriver à leurs fins, n’ont qu’une idée en tête: se débarrasser de leur ennemi juré, le président de la République Charles de Gaulle. Mais celui-ci étant sans doute la personnalité la mieux protégée du monde, l’organisation n’a d’autre choix que d’engager à prix d’or un homme de main. C’est là que démarre la fiction, avec un scénario brillant utilisant le concept de «l’énigme inversée» chère à Columbo. En effet, on connaît d’avance la fin, on sait dès le départ que de Gaulle ne sera pas tué. L’intérêt du film est ailleurs. Nous allons suivre deux actions en parallèle: d’un côté les préparations minutieuses du tueur professionnel qui doit régler tous les détails, de la création de sa fausse identité à la fabrication de l’arme, de ses nombreux déguisements à ses repérages, de même que les innombrables exactions perpétrées par l’OAS pour lui faciliter la tâche. Et d’un autre côté, les efforts démesurés des polices de plusieurs pays pour l’identifier et lui mettre la main dessus avant qu’il ne puisse honorer son contrat. Le film est un renversant jeu de cache-cache. Le cinéaste prend tout son temps, fait la part belle à l’intuition et à la persévérance, et distille ainsi un formidable suspense, en dévoilant les nombreux détails d’une quête effrénée pour les deux parties en présence. Le casting est également éblouissant: outre Edward Fox, prodigieux dans son rôle à contre-emploi de l’assassin, le film recèle de nombreux noms des grands et petits écrans de France, d’Autriche ou d’Angleterre. Michael Lonsdale, Delphine Seyrig, Derek Jacobi, Ronald Pickup, Philippe Léotard, et une avalanche d’autres. En vieux routier roublard, Fred Zinnemann (Le Train sifflera trois fois, Tant qu’il y aura des hommes, Au risque de se perdre) nous embarque dans une aventure trépidante malgré quelques invraisemblances sans gravité. Notons encore que ce film passionnant fut l’objet, en 1997, d’un remake très décevant, malgré les présences de Richard Gere, Bruce Willis et Sidney Poitier.

Dans le même style, mais en plus dérangeant, relevons La Nuit des généraux, datant de 1967, scénarisé par Joseph Kessel et réalisé par un autre cinéaste malin en fin de carrière, Anatole Litvak (Anastasia, Aimez-vous Brahms..., La Dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil). Une œuvre qui est un ahurissant mais remarquable mélange entre enquête policière et film de guerre. En 1942 à Varsovie, l’armée allemande tient la ville, grâce notamment au général Tanz (Peter O’Toole), un héros de guerre cruel, paranoïaque et complètement fou à lier. Un crime a lieu dans un appartement minable ce qui, au vu des circonstances, passe totalement inaperçu. Mais le major Grau (Omar Sharif, curieux choix pour interpréter un officier allemand...) mène une enquête qui le conduit à soupçonner l’intouchable général Tanz. Quelque temps plus tard, alors que Tanz est à Paris, un autre crime semblable se produit. Grau, aidé par des policiers (et résistants!) français, va tenter de prouver que le militaire intransigeant n’est qu’un vulgaire criminel. L’enquête ne se résoudra que vingt ans plus tard, grâce à l’opiniâtreté d’un flic français aidé par un malheureux caporal, mêlé malgré lui aux événements.

Les libertés prises avec la véracité historique sont ici plus gratinées. Un officier allemand faisant copain-copain en toute connaissance de cause avec des résistants français, et ceci afin de résoudre une énigme policière en temps de guerre, c’est tout de même pas piqué des hannetons! Mais tout passe malgré tout, grâce à un humour à froid, une réalisation impeccable et une intrigue à multiples rebondissements qui finit par nous passionner. Comme pour Chacal, la distribution internationale est surprenante. Peter O’Toole qui fut, dit-on, ingérable sur le plateau à cause de sa consommation exagérée d’alcool, livre une prestation aussi démentielle que l’est son personnage. La scène où il fait un malaise devant un tableau de Van Gogh vaut à elle seule le prix du DVD! Outre Omar Sharif dans le rôle du premier des redresseurs de torts, on croisera dans ce film Philippe Noiret, Juliette Gréco, Tom Courtenay, Donald Pleasence, Nicole Courcel ou Christopher Plummer. Un casting hétéroclite, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais La Nuit des généraux, malgré son côté incontestablement incongru, est un film extrêmement solide, un divertissement à la fois étrange et réussi.

Ces deux titres, et donc surtout le second, prennent, on l’a vu, un certain nombre de libertés avec les faits réels; des audaces que les historiens pourront qualifier d’impardonnables entorses. Mais le but commun de Fred Zinnemann et Anatole Litvak était de réaliser un suspense, et non un film historique. Dans les deux cas, le pari est parfaitement gagné.

Moins célèbre que Casablanca ou Le Trésor de la Sierra Madre, Bas les masques (Deadline - U.S.A.) n’en est pas moins l’un des plus beaux films d’Humphrey Bogart, et l’un de ses meilleurs rôles. D’abord parce qu’un scénario engagé en faveur de la liberté de la presse qui se tourne en 1952, alors que le maccarthysme bat son plein, était un pari risqué. Étonnamment, le film ne fut pas attaqué ou interdit, pas plus d’ailleurs que Bogart qui fut l’un des plus farouches adversaires de la Liste noire. Sans doute l’acteur était-il à cette époque trop intouchable pour que l’on osât s’en prendre à lui. Bas les masques est une œuvre remarquable. Il nous narre le combat d’Ed Hutcheson (Bogart), rédacteur en chef d’un important journal local. Il apprend un jour que ce journal a été vendu, et que le prochain numéro sera le dernier. Alors qu’il cherche par tous les moyens à sauver sa rédaction et ses employés de la faillite, il se trouve confronté à une importante personnalité politique corrompue qui lui offre une porte de sortie. A condition bien sûr que le journal passe sous silence les magouilles et les crimes commis par ce politicien. Acculé, menacé de représailles et de mort, Ed va se raccrocher à sa mission, à la première étincelle qui lui avait donné envie d’exercer le métier de journaliste, et consacrera son dernier numéro à dire toute la vérité, quoi qu’il lui en coûte.

Avant de devenir scénariste, romancier et réalisateur, le vétéran d’Hollywood Richard Brooks avait débuté comme journaliste. Il tenait énormément à ce film. Rappelons que Brooks, tout au long de sa prolifique carrière, aborda tous les sujets et nous donna plusieurs classiques: Les Frères Karamazov, La Chatte sur un toit brûlant, Lord Jim ou De sang-froid d’après Truman Capote. Il fut également scénariste pour John Huston. Un cinéaste engagé, humaniste malgré des films parfois durs et tranchants, contre la guerre ou la peine de mort. Il dévoile ici à merveille les coulisses d’une salle de rédaction, les états d’âme de ceux qui exercent ce métier comme un sacerdoce, les risques que l’on peut prendre en disant la vérité. Le personnage de Bogart, d’ailleurs, n’est pas monolithique, ce qui le rend d’autant plus intéressant. Il passe lui aussi par des moments de doute, de découragement, suivis par une folle audace et une abnégation à toute épreuve. Construit comme un thriller mêlé d’une étude humaine et sociale, le film est un passionnant témoignage sur la vie et la société américaine de l’époque. Il est porté par l’inoubliable Bogart, dont quasi tous les films qu’il tourna lors de la dernière décennie de sa carrière sont des chefs-d’œuvre. Il interprète ici le rôle d’un homme intraitable mais au grand cœur, avec le même brio avec lequel il joua aussi des personnages très peu recommandables à la même époque (Ouragan sur le Caine, La Maison des otages). A ses côtés, Ethel Barrymore (membre de la célèbre famille de comédiens) et Kim Hunter, vue dans Un Tramway nommé Désir. Bas les masques est l’un de ces films solides et parfaits de bout en bout, par sa mise en scène, son interprétation et son propos, qui devrait faire le bonheur des rétrospectives et des ciné-clubs. Le DVD bénéficie en outre d’un excellent entretien avec Patrick Brion, qui connut bien Richard Brooks, écrivit un livre sur lui, et dévoile d’intéressantes réflexions sur son œuvre en général et Bas les masques en particulier.

Pour terminer, et pour rester dans le domaine du récit haletant, nous parlerons du somptueux Le Septième juré, réalisé par Georges Lautner en 1962. Un film très différent du reste de l’œuvre de Lautner, connu surtout pour ses films policiers parodiques (le cultissime Les Tontons flingueurs sortira l’année suivante). Mais il parlera toujours du Septième juré comme de son film préféré. Le projet lui fut apporté par Bernard Blier qui, ayant lu le roman, voulait interpréter ce rôle. Tourné à Pontarlier, le film raconte la vie de Grégoire, pharmacien de 1ère classe, qui vit une existence bourgeoise, morne et étouffante dans une petite ville de province où seules comptent les apparences et la respectabilité. Un jour, au bord d’un lac, grisé par l’alcool et écœuré par sa vie sans surprises, il va céder à un moment d’égarement et commettre un crime, que nous ne dévoilerons pas ici. Persuadé d’avoir des excuses et de ne pas avoir fait quelque chose de grave, il retourne à sa vie tranquille et à sa famille, avec laquelle il ne parle plus guère. Mais la police arrête un suspect idéal pour ce crime. Grégoire, se retrouvant membre du jury au procès de cet homme, va tout faire pour qu’il soit acquitté.

Georges Lautner raconta que cinquante ans après le film, la municipalité de Pontarlier organisa une grande fête pour célébrer l’anniversaire du tournage. Il y alla avec plaisir, en se disant que ces gens n’étaient vraiment pas rancuniers... En effet, le portrait fait de ces petits bourgeois de province n’est guère flatteur. Une ville étouffée, faite de secrets, de non-dits, d’habitudes, où rien de mal ne peut se passer et où les gens qui ne vivent pas dans la norme sont des boucs émissaires tout désignés. Les scènes de rues, de bistrot, de procès sont à ce titre remarquables, et accentuées par une voix off qui transmet au public les pensées inavouables du personnage principal. La dernière scène est également glaçante. Grégoire crie sa culpabilité, mais personne ne veut l’entendre. Pensez donc, notre pharmacien, futur élu au Conseil municipal, ça ne peut pas être un criminel!

Bernard Blier, dans ce rôle d’homme à la fois lucide et torturé, est absolument sublime. Entouré par des seconds rôles à sa hauteur, et également abonnés aux films de Lautner: Robert Dalban, Francis Blanche en procureur obséquieux, Maurice Biraud en vétérinaire cynique ou Albert Rémy (le père d’Antoine Doinel dans Les 400 coups). Quant à Danièle Delorme, qui elle aussi parlera du Septième juré comme l’un de ses films favoris, elle n’accepta le rôle, à l’époque, que pour son cachet qui permit à son mari, Yves Robert, de terminer sa Guerre des boutons. Le Septième juré nous rappelle que si Lautner, parfois, se laissa trop aller à sa folie sans se montrer assez regardant sur la qua-lité de ses scénarios, il put aussi être un grand metteur en scène, lorsqu’il croyait réellement à ses sujets.

Philippe Thonney