L'édito de Daniel Grivel - L’œil apprivoisé

Le 25 avril 2012

Ce titre, suggestif, était celui d’un livre d’initiation à l’art visuel de Pierre Gisling, maître de dessin et homme de télévision. Il pourrait s’appliquer au spectateur de films, qui ne voit pas seulement mais qui regarde, tant il est vrai qu’il n’est pas question d’une simple lentille se contentant de projeter des images sur la rétine...

Opéré tout récemment de la cataracte, le soussigné appréhendait un peu son passage sur la table. Il va peut-être trop au cinéma... et certaines images (dans LE CHIEN ANDALOU, dans tel film d’épouvante où une seringue est enfoncée dans une pupille dilatée de terreur...) le font frémir. (Rassurez-vous, la virtuosité de l’opératrice et l’amélioration spectaculaire de la vision lui ont fait oublier son anxiété.) C’est dire l’importance de cet organe, et sa portée symbolique («la fenêtre du corps»). L’idée d’une entaille dans la peau nous révulse moins que celle d’une atteinte au globe oculaire.

Si l’œil du spectateur doit être apprivoisé, si la lentille de la caméra doit être d’une limpidité parfaite, il faut aussi de l’autre côté l’œil averti du cinéaste, que l’on voit souvent visant à travers un objectif afin d’évaluer les effets du cadrage et de se faire une idée de ce qui apparaîtra finalement sur le grand écran. Ce qui apparaîtra, c’est au bout du compte le regard d’un frère humain sur ses frères humains. Ce regard rejoindra le mien si l’optique est coordonnée avec la mienne, si les dioptries sont en harmonie, si nos couleurs se fondent. Il arrive que mon œil ne soit pas capturé, qu’il soit au contraire révulsé; le choc n’en est pas moins éclairant et peut m’amener à une vision nouvelle d’une réalité que j’ignorais ou refusais.

Au jour où l’image est de plus en plus omniprésente, des affiches aux téléphones mobiles en passant par les téléviseurs et les tablettes électroniques, lorsqu’on commence à voir dans nos rues - comme au Japon - des passants circuler tête baissée sur un petit boîtier, il est urgent d’avoir l’œil non seulement apprivoisé, mais bien dressé à déchiffrer les pixels et à y déceler les manipulations et les falsifications, sous peine de se retrouver dans «le meilleur des mondes»...

Daniel Grivel (CF 657)