ÉCHOS DU FESTIVAL DE CANNES 2022

Le 08 juin 2022

Après une annulation en 2020 et un festival marqué par les mesures sanitaires en 2021, le 75e Festival de Cannes 2022 s’est déroulé du 17 au 28 mai. Tout semblait rentré dans l’ordre, sauf que Vincent Lindon, président du Grand Jury, et Forest Whitaker, récipiendaire d’une Palme d’or d’honneur pour l’ensemble de sa carrière, firent entrer le politique et le tragique relatif à la guerre en Ukraine au cœur de la cérémonie d’ouverture, juste avant une intervention vidéo en direct de son président Volodymyr Zelensky, évoquant Le Dictateur de Charlie Chaplin. Ce temps inédit fut suivi, pour ouvrir les feux, par Coupez! de Michel Hazanavicius (France), soit deux films en un, le second explicitant le premier, un film de zombies raté.

           

Le visionnement des vingt et un films sélectionnés pour la Compétition officielle débuta le 17 mai avec La Femme de Tchaïkovski (Zhena Chaikovskogo), révélant le grand talent d’Alyona Mikhailova dans le rôle-titre et la maîtrise de la mise en scène de Kirill Serebrennikov (Russie). Ensuite, plusieurs films sur le thème de la fratrie allaient se déployer: Frère et Sœur d’Arnaud Desplechin (France) revenant sur un très long silence haineux, Un petit frère de Léonor Serraille (France) s’arrêtant sur les aléas d’une famille monoparentale africaine de 1980 à nos jours et Leila et ses frères (Leila's Brothers) de Saeed Roustaee (Iran) - qui aurait sans aucun doute mérité la Palme d’or -, film immergeant dans une famille iranienne traditionnelle, où la solide Leila (magnifique Taraneh Alidoosti) se sacrifie pour ses parents et ses quatre pieds nickelés de frères.

                   

D’indéfectibles amitiés habitaient les mémoires de plu- sieurs réalisateurs. Ainsi James Gray (USA) revisita-t-il son adolescence à New York avec Armageddon Time, Felix Van Groeningen et Charlotte Vandermeersch (Belgique) souligna les liens qui défient le temps entre un garçon des villes et un gosse de la montagne, mais offrit avec Les Huit montagnes (Le Otto Montagne) un film rempli de clichés (beauté des paysages italo-alpins et voyage en Extrême-Orient), Jean- Pierre et Luc Dardenne (Belgique) pointèrent avec Tori et Lokita le destin cruel et dénué de pathos de deux émigrés,

                                                   

un jeune garçon et une adolescente venus seuls d’Afrique, et Hirokazu Kore-eda (Japon), sensible aux plus fragiles, en évoquant le drame d’un bébé abandonné et prêt à être vendu, célébra contre toute attente la vie avec Les Bonnes Étoiles (Broker). Nul étonnement à ce que le Jury œcuménique présidé par Waltraud Verlaguet, théologienne et rédactrice en chef de la revue Vu de Pro-Fil, accordât son Prix à ce film où des êtres malmenés par l’existence finissent chacun d’eux par entendre un troublant «Merci d’être né». Drames avec Close de Lukas Dhont (Belgique) qui signa avec beauté et pudeur un drame rompant définitivement une amitié entre deux adolescents, de même que Mario Martone (Italie) avec Nostalgia fit de Naples comme un personnage à part entière, ville où revient rempli d’espoir Perfrancesco Favino après quarante ans d’absence.

                   

Tout autres ambiances chez Park Chan-wook et David Cronenberg (Canada). Le réalisateur sud-coréen proposa en effet un polar aussi glaçant que magistral, Decision To Leave (Heojil Kyolshim, Prix de la mise en scène), dans lequel un enquêteur risque d’être pris dans les rets de celle qu’il soupçonne de meurtre, alors que le maître canadien sondait Les Crimes du futur (Crimes Of The Future), lorsque le corps augmenté permettra tous les trafics, soulevant de fortes questions dont le traitement hélas fut décevant.

            

Dans une période où le regard sur soi s’avère bien souvent complaisant, Kelly Reichardt (USA), sans grand souffle, s’attarda avec Showing Up sur le travail d’une artiste contemporaine en mal d’inspiration. Et si Claire Denis (France) (pour)suivit un couple en mal d’amour en pleine révolution nicaraguayenne, son Stars At Noon fit hélas plus fuir qu’émouvoir, tout comme le Pacifiction d’Albert Serra (Espagne) qui convia à une visite à Tahiti, verbeuse et arrosée, en compagnie d’un haut-commissaire (Benoît Magimel), parfait pour vanter les beautés de l’île, mais incapable de réveiller le spectateur.

                   

Comme une pause au milieu du festival apparut un film d’une grande sensibilité, mais très franco-français: Les Amandiers dans lequel Valeria Bruni Tedeschi (France) se remémore sa formation théâtrale dans la célèbre école de Nanterre créée par Patrice Chéreau et Pierre Romans, à la fin des années 1980 où tout semblait possible et où le sida fit son apparition.

                   

Aujourd’hui, la religion n’est guère enviable à en croire son traitement dans les films de Tarik Saleh (Suède) ou d’Ali Abbasi (Iran). Le premier signa Boy From Heaven (Walad Min Al Janna, Prix du scénario), où l’on assiste à la formation d’Adam, fils de simple pêcheur, au sein de l’Université Al-Azhar du Caire, tout en révélant les liens troubles que peuvent unir la religion et l’appareil d’État. Les Nuits de Mashhad (Holy Spider) du second présente une sorte de version iranienne d’Un justicier [moral] dans la ville. En effet, le réalisateur revient sur les crimes en série d’un bon père de famille, désireux de purifier sa ville (de Téhéran) des prostituées. Et si chez Christian Mungiu (Roumanie), ce n’est pas la religion qui exclut, voire tue, ce pourrait être le refus de l’étranger, ausculté ici avec froideur en Transylvanie dans un efficace et dérangeant R.M.N.

                                                   

Deux films allaient rompre avec le tragique, le glauque ou la morosité. Sans filtre (Triangle Of Sadness) de Ruben Östlund (Suède) dérouille les milieux du mannequinat et des annonceurs tout en retournant le projet néo-libéral (!) jusqu’à obtenir la Palme d’or pour la seconde fois après The Square (2017) inséré dans le milieu de l’art contemporain. Et preuve que le cinéma peut encore étonner, voire dérouter: Jerzy Skolimowski (Pologne) signa avec Hi-Han (Eo) un road movie animalier dans lequel un âne gris aux yeux mélancoliques multiplia les rencontres de toutes sortes de gens, faisant basculer son destin vers le meilleur ou le pire. Autant dire que le réalisateur interrogeait la condition animale, en citant lors de la cérémonie de clôture, avec une ironie sans pareille, les noms des six ânes filmés, jusqu’à contraindre le gratin du septième art à les applaudir!

                   

Mais si la sélection officielle retînt (presque) toute l’attention médiatique, n’oublions pas que d’autres films se disputèrent d’autres compétitions durant ces mêmes jours, au cœur de la Semaine de la critique, de la Quinzaine des réalisateurs et de la section Un certain regard (UCR) qui offre souvent de très belles découvertes. Ainsi, cette année, Riley Keough (USA) et Gina Gammell (Royaume-Uni) y rem- portèrent la Caméra d’or, soit le prix prestigieux couronnant un premier film, avec War Pony, relatant le destin de deux jeunes garçons lakotas vivant sur la réserve amérindienne de Pine Ridge. Lise Akoka et Romane Gueret (France) se virent attribuer le Prix UCR pour Les Pires, une réalisation nerveuse aux couches multiples et racontant les aléas d’un film se tournant dans la cité Picasso de Boulogne-sur-Mer où l’on s’interroge: pourquoi n’avoir pris que les pires? À l’inverse, tout empreint de beauté, de silence et de lenteur, Godland (Vanskabte Land / Volada Land) de Hlynur Pálmason (Islande) accompagne un jeune pasteur danois se rendant en Islande à la fin du 19e siècle avec pour mission d’y construire une église. Mais les difficultés de ce périple pourraient bien ne pas être dues seulement à l’âpreté de ce territoire. À relever également Joyland de Saim Sadiq, soit un premier film pakistanais s’attachant à une famille patriar- cale bousculée par ses désirs sexuels. Par ailleurs, si une maladie semble gangrener bien des sociétés, c’est celle de la corruption dénoncée tant en Turquie qu’en Tunisie. Dans Burning Days (Kurak Günler), Emin Alper suit un jeune pro- cureur bien décidé à accomplir sa tâche honnêtement sans céder aux pressions, alors qu’Ali le personnage principal de Harka de Lotfy Nathan voit ses responsabilités augmenter tout comme les injustices auxquelles il doit faire face. Et si la santé paraît être la valeur première, lorsqu’on la perd, faut-il préférer combattre la maladie coûte que coûte jusqu’au dernier jour ou vivre avec intensité un temps restreint? Personne peut-être ne peut répondre pour autrui, comme le suggère l’intense Plus que jamais d’Emily Atef (Allemagne), où une jeune femme et son compagnon sont confrontés à ce dilemme. Toutefois, si aucun adulte n’a le droit de décider pour autrui, un gouvernement le peut-il? C’est la redoutable question soulevée par la Japonaise Hayakawa Chie avec son Plan 75, programme destiné à lutter contre le vieillisse- ment de la population et proposant aux seniors un accom- pagnement, logistique et financier, pour mettre fin à leurs jours.

                   

Notons encore que dans la section Cannes Première, le grand maître italien Marco Bellocchio présenta Esterno Notte. Cette mini-série de 5 heures éclaire en détail l’enlèvement en 1978 par les Brigades rouges d’Aldo Moro, principal artisan d’un accord entre le parti communiste et les chrétiens-démocrates, et les troubles jeux de pouvoir qui en découlèrent.

                                                   

Avec deux Grands Prix ex aequo (Close et Stars At Noon), deux Prix du Jury ex aequo (Hi-Han et Les Huit montagnes) et un Prix du 75e ajouté, le Palmarès a surpris, voire quelque peu déçu. Des divergences au sein du Jury présidé par Vincent Lindon expliquent peut-être ces (trop) nombreux prix et excuse l’attribution des Prix d’interprétation féminine et masculine à Zar Amir Ebrahimi (Les Nuits de Mashhad) et à Song Kang-ho (Les Bonnes Étoiles), en couronnant plus des carrières que d’inoubliables interprétations.

                   

Autant dire qu’avec tant de diversité (où hélas la Chine et l’Afrique noire sont les grandes absentes), si les films présentés n’étaient que visionnés, réduits à ce qui s’offre à la surface de la toile susceptible de faire écran à la vie, les dé- couvrir ne serait qu’un luxe. En revanche si ces œuvres sont regardées, c’est-à-dire gardées deux fois, cela change tout. Car cela signifie que non seulement leur esthétique retiendra peut-être l’attention, mais également leur perception du monde d’aujourd’hui, avec ses valeurs, ses questions, ses révoltes, ses attentes, voire ses rêves... C’est dire qu’à bien y regarder, ces films incitent à recevoir le monde avec plus d’acuité. Et voici que les films ouvrent des fenêtres sur ce monde qui souffre, hurle, danse, rugit, explose, attend... Le défi consiste donc à ne pas refermer ces fenêtres jusqu’à devenir aveugles aux réalités qui nous entourent, autrement dit à retenir la question de Vincent Lindon: «Pouvons-nous faire autre chose qu’utiliser le cinéma, cette arme d’émotion massive, pour éveiller les consciences et bousculer les indifférences?»