Echos du 71e Festival de Cannes

Le 06 juin 2018

Palmarès du 71e Festival

  • Palme d’or : Une affaire de famille (Manbiki Kazoku) de Hirokazu Kore-Eda.
  • Palme d’or spéciale : Le Livre d’image de Jean-Luc Godard.
  • Grand Prix : Blackkklansman de Spike Lee.
  • Prix du Jury : Capharnaüm de Nadine Labaki.
  • Prix d’interprétation féminine : Samal Yeslyamova dans My Little One (Ayka) de Sergey Dvortsevoy.
  • Prix d’interprétation masculine : Marcello Fonte dans Dogman de Matteo Garrone.
  • Prix de la mise en scène : Cold War (Zimna Wojna) de Pawel Pawlikowski.
  • Prix du scénario ex aequo : Alice Rohrwacher pour Heureux comme Lazzaro (Lazzaro Felice), ainsi qu’à Jafar Panahi pour 3 visages (Se Rokh).
  • Prix un certain regard : Gräns (Border) de Ali Abbasi.
  • Prix du scénario Un Certain Regard : Sofia de Meryem Benm’Barek.i.
  • Prix d’interprétation Un Certain Regard : Victor Polster pour Girl de Lukas Dhont.
  • Prix de la mise en scène Un Certain Regard : Sergei Loznitsa pour Donbass.
  • Prix spécial du Jury Un Certain Regard : Les Morts et les autres (Chuva E Cantoria Na Aldeia Dos Mortos) de João Salaviza et Renée Nader Messora..
  • Caméra d’Or : Girl de Lukas Dhont.
  • Prix Vulcain de l’artiste-technicien : Shin Joom-hee, directeur artistique de Burning.

Quarante-et-un films de a à z

Ciné-Feuilles vous propose une recension des principaux films projetés en compétition et dans les différentes sections parallèles du festival. Il s’agit d’un choix nécessairement arbitraire, qui tient au fait que nos collaborateurs - Serge Molla (S. M.) et Blaise Petitpierre (B. P.) - n’ont pas pu voir, compétition mise à part, les centaines de projections au programme de ces douze jours de festival.
Les films sont classés par ordre alphabétique (titre français ou titre original quand aucune traduction n’a été proposée par le distributeur). Les lettres signalent la section du festival qui a présenté le film:
(C)  =  Compétition
(HC)  =  Hors compétition
(UCR)  =  Un certain regard
(QR)  =  Quinzaine des réalisateurs
(SC)  =  Semaine de la critique

3 visages de Jafar Panahi

(Se Rokh) Iran, 2018. Avec Behnaz Jafari, Jafar Panahi, Marziyeh Rezaei, Maedeh Erteghaei. Drame. Durée: 1 h 40. (C) - Prix du scénario ex aequo.

Le cinéaste iranien poursuit clandestinement son travail dans son propre pays, tant il aspire à témoigner de ce que vit la population, de ses attentes, du possible et de l’impossible. Au volant de sa voiture - tout comme dans Taxi Téhéran -, il sillonne la campagne en compagnie d’une actrice iranienne, Behnaz Jafari (qui interprète son propre rôle). Cette dernière vient de recevoir la vidéo d’une jeune femme désireuse de devenir comédienne et se suicidant en direct, suite au refus de son entourage et de toute absence de soutien. Behnaz Jafari doute et sollicite l’avis du réalisateur. Document véritable? Mise en scène destinée à capter son attention? L’actrice et le cinéaste mènent l’enquête et remontent la piste jusqu’à un village bordant la frontière turque. C’est l’occasion d’évaluer les aspirations des jeunes adultes, tout autant que leur réception familiale et communautaire. Avec des moyens dérisoires, Panahi arrive à construire solidement une histoire tenant en haleine et révélatrice des paradoxes qu’offre le quotidien (rural) iranien. Si l’on retiendra la liberté des villageois quant à leurs règles locales de circulation et quelques plans magnifiques dont, en silhouette, celui des femmes dansant à contre-jour, on n’oubliera pas non plus le don d’un prépuce au cinéaste pour obtenir une faveur! Panahi porte à son pays un amour que la beauté de ses images atteste.
Rappelons que ce cinéaste courageux, incapable de quitter son pays d’où tout départ serait irréversible, est aujourd’hui tout à la fois révéré par les siens et surveillé étroitement par les autorités politiques. Heureusement la création se joue (presque) de toutes les frontières.

Note: 15 (S. M.)

A genoux les gars d’Antoine Desrosières

France, 2018. Avec Souad Arsane, Inas Chanti, Sidi Mejai, Mehdi Dahmane. Comédie. Durée: 1 h 38. (UCR)
Ancré dans une époque où l’information, la connaissance et l’éveil de la sexualité vont de pair, ce film aborde avec légèreté les dangers auxquels peuvent conduire les réseaux sociaux, lorsque la confiance n’est pas au rendez-vous. Deux sœurs, d’origine nord-africaine et vivant avec leur mère, au seuil de leur féminité et de leur vie sexuelle, sortent avec deux copains inséparables. A l’occasion du voyage scolaire de l’une, l’autre se fait manipuler et subit ensuite un chantage dégradant en raison d’une sextape.
Plus bavarde que filmée, cette réalisation surfe sur un délicat problème de société: la dissociation entre sexualité et amour, qui entraîne parfois la circulation de photos, voire de vidéos intimes, en dehors de tout contrôle et de toute maîtrise. Les quatre comédiens amateurs regorgent d’énergie et tchatchent sans discontinuer l’argot des banlieues, quoique la présence parentale semble faible, malgré ce qu’en disent les jeunes concernés.
Si l’ensemble est sympathique, il ne dépasse guère le genre téléfilm et ne corrige(ra) aucun cliché sur les jeunes adultes qui ne songeraient qu’à ça!
Note: 9 (S. M.)

Amin de Philippe Faucon

France, 2018. Avec Emmanuelle Devos, Marème N’Diaye, Moustapha Mbengue. Drame. Durée: 1 h 31. (QR)

Amin vit déchiré entre la France, où il travaille dans une entreprise de chantier, et le Sénégal où vivent sa femme et ses trois enfants. Conscient de la difficulté de réunir sa famille en France, il se résout à voir grandir ses enfants à distance ce qui devient de moins en moins supportable pour sa femme. Alors qu’il rénove la villa de Gabrielle, bourgeoise française quarantenaire en plein divorce, il va y trouver une certaine forme de réconfort.
Philippe Faucon est connu pour ses films naturalistes, sobres et portant un regard aiguisé sur des classes sociales défavorisées. Amin s’inscrit dans cette même veine mais s’avère être bancal et inégal. Le film est excellent lorsqu’il dépeint la vie «au pays». On y voit les nombreuses pressions sociales et familiales qui poussent les forces vives à émigrer afin de soutenir ceux qui y sont restés. Ce point de vue donne de la nuance et du relief au déchirement d’Amin. On est donc d’autant plus déçu lorsque le film retourne en France et offre une vision très caricaturale d’une desperate housewife quarantenaire: une fille ado toujours crochée à son téléphone et qui en veut à sa mère, des soucis d’entretien du jardin de la villa, des querelles futiles avec son ex-mari et un réconfort sexuel et affectif dans les bras d’Amin amené comme un cheveu sur la soupe.
Au-delà de son personnage titre, le film se veut choral en s’intéressant également aux autres travailleurs logeant dans le même foyer qu’Amin. Bien que des questions pertinentes soient soulevées, comme par exemple l’exploitation des travailleurs au noir, on ne passe pas assez de temps avec ces personnages pour s’immerger pleinement dans leurs tracas. La faute à une narration mal articulée autour du récit principal qui rend ces histoires secondaires superficielles, voir superflues. Dommage car plus que le triangle amoureux sans grand intérêt entre Amin, sa femme et sa maîtresse, ces destins cabossés auraient mérité plus de développement, voire carrément un film pour chacun.
Note: 11 (B. P.)

L’Ange de Luis Ortega

(El Angel) Argentine/Espagne, 2018. Avec Lorenzo Ferro, Chino Darín, Mercedes Morán, Daniel Fanego. Biopic, drame. Durée: 2 h 06. (UCR)

Il est vrai qu’avec une si belle gueule, on donnerait à ce jeune de 17 ans le Bon Dieu sans confession. Bien mal nous en prendrait, car Carlitos ne s’intéresse guère à ses études, préférant exercer ses talents de voleur. Il agit ainsi dans un premier temps, presque uniquement pour la beauté du geste, jusqu’à sa rencontre avec Ramon, puis son père, avec lesquels il fera équipe pour quelques vols, à commencer par celui d’une armurerie. Mais si ses parents - surtout son propre père - tentent de lui imposer sans succès des règles, il en va tout autrement de sa famille d’accueil, sans foi ni loi. Peu à peu, sans véritable raison ni réelle préméditation, Carlitos devient un ange de la mort, qu’accompagnent des recels de victimes. Le jeune homme, immature à tous points de vue, enchaînera les crimes et les meurtres sans état d’âme jusqu’à son arrestation. L’acteur Lorenzo Ferro incarne avec conviction cet artiste du vol amoral qui défraya la chronique de Buenos Aires et est aujourd’hui l’homme incarcéré depuis le plus longtemps - 45 ans - dans une prison argentine.

Note: 11 (S. M.)

Asako 1 & 2 de Ryusuke Hamaguchi

(Netemo Sametemo) Japon/France, 2018. Avec Masahiro Higashide, Erika Karata, Rio Yamashita. Romance, drame. Durée: 1 h 59. (C)
Cela pourrait être une leçon de vie: le premier amour marque de manière indélébile. Mais pour ouvrir l’avenir ou enfermer dans un passé (mythifié)? Ainsi en va-t-il d’Asako lorsqu’elle fait la connaissance de l’étrange Baku, capable de disparaître tout à coup sans raison. Comme prévu ou craint, un jour il s’éclipse pour de bon, sans retour… Aussi lorsqu’Asako rencontre Ryohei qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau, le trouble cède peu à peu la place à l’émotion, voire à l’amour. Mais, si des années plus tard Baku refaisait surface, que deviendra(it) la relation entre Asako et Ryohei? Une première et longue partie pose les jalons d’une histoire qui examine ce qui fonde une relation, ce qui est possible, ce qui est pardonnable ou non. La froideur du décor, celle des appartements, des bureaux ou de l’environnement urbain, souligne-t-elle le délitement de toute relation ou au contraire contraste-t-elle avec le passé qui perturbe Asako à un point qu’elle ne comprend pas? Ce triangle amoureux, cette histoire de couple, auraient gagné à être raccourcis, malgré une présence forte de l’acteur qui incarne deux hommes tout à la fois sosies et dissemblables.

Note: 12 (S. M.)

Blackkklansman de Spike Lee

USA, 2018. Avec John David Washington, Adam Driver, Laura Harrier. Biopic, policier. Durée: 2 h 08. (C) - Grand Prix et Mention spéciale du Jury œcuménique.

Pour son retour à la fiction, après notamment un étonnant documentaire consacré au drame de La Nouvelle-Orléans lorsque ses digues lâchèrent, Spike Lee a déniché une histoire vécue hors du commun. Dans les années 80, dans une petite ville du Colorado, un Noir est engagé dans les forces de police locales. Contre toute attente, il s’infiltre par téléphone dans l’Organisation (c’est-à-dire le Ku Klux Klan), jusqu’à devenir membre de la cellule locale. Pour cela, il est contraint de faire équipe serrée avec un collègue blanc, d’origine juive, qui prendra son identité lorsqu’il devra se montrer.
Cette histoire incroyable permet au réalisateur noir de revenir sur ces années où les enfants de Malcolm X, et notamment Stokely Carmichael, puis les Black Panthers se posent en révolutionnaires. Ils sont alors surveillés de très près (surtout par le FBI) et excitent les positions extrêmement racistes du KKK avec un David Duke pour leader. L’infiltration fonctionnera-t-elle sans dérapage? Spike Lee est toujours en colère, l’énergie qui se dégage de son film l’atteste: il règle ses comptes, au nom de la communauté africaine-américaine ou presque, avec Naissance d’une nation de David W. Griffith (1915) qui faisait l’apologie du KKK.
Tout cela lui permet de démontrer que les discours racistes de cette funeste organisation ont progressivement infusé certains propos politiques au point qu’en été 2017, lorsqu’un membre du KKK précipita son véhicule dans une manifestation de Black Lives Matter, le président Donald Trump renvoya dos à dos manifestants pacifistes et fauteurs de trouble. Rien n’a changé? Si. Cette histoire surprenante le prouve, tout comme le fait de pouvoir la relater. Toutefois, il est vrai que le chemin vers une société véritable où l’on ne juge pas un individu à la couleur de sa peau est encore long.
Note: 18 (S. M.)

Burning de Lee Chang-dong

Corée du Sud, 2018. Avec Yoo Ah-in, Yeum Steven, Jun Jong-seo. Drame, thriller. Durée: 2 h 26. (C) - Prix Vulcain de l’artiste-technicien à Shin Joom-hee.

Voici l’histoire d’un triangle amoureux, adaptée d’une nouvelle de l’écrivain japonais Haruki Murakami. Jongsu, jeune homme timide et solitaire, fils d’un fermier ruiné et violent, fait toutes sortes de petits boulots pour pouvoir accomplir son rêve: devenir écrivain. Il retrouve par hasard Haemi, originaire du même village que lui, et en tombe amoureux. Celle-ci, s’apprêtant à partir en voyage, le charge de s’occuper de son chat. Au retour, elle est accompagnée de Ben, un riche et mystérieux jeune homme rencontré à l’aéroport. Jongsu est à la fois jaloux et fasciné par ce garçon. Aussi, lorsque Haemi disparaît du jour au lendemain, se met-il à le soupçonner.
Le ton du film bascule alors et l’ensemble se mue en un thriller existentiel qui oppose irrémédiablement les deux hommes. Mais où se situent le rêve et la réalité, la vérité et l’imaginaire, la vérité et le mensonge? Les plans dans la campagne à la recherche d’indices permettent-ils d’être vraiment sûr que...? Ainsi de longues séquences font monter la tension qui finira bien par exploser.
Au final, ce qui aurait pu n’être qu’une simple chronique se déploie en un drame dont l’issue paraît fatale. Et si tout n’était que chimère, à l’exemple d’Haemi, mimant l’épluchage et la dégustation d’une mandarine imaginaire? Tout?

Note: 14 (S. M.)

Buy Me A Gun de Julio Hernández Cordón

(COMPRAME UN REVOLVER) Mexique/Colombie, 2018. Avec Angel Leonel Corral, Matilde Hernández Guinea, Rogelio Sosa. Drame post-apocalyptique. Durée: 1 h 24. (QR)
Les femmes et les enfants d’abord! Dans un futur proche, les narcotrafiquants ont pris le contrôle du Mexique et imposent leur régime barbare et totalitaire où les vies humaines n’ont plus aucune valeur. Une des premières conséquences, c’est que les femmes (et par corollaire les enfants) sont devenus beaucoup plus rares. Dans cet environnement hostile, la petite Huck vit seule avec son père. La situation est difficile pour ce dernier: alors qu’il travaille comme intendant pour un grand ponte local, il doit aussi éviter que sa fille soit exposée à un kidnapping. Heureusement, cette dernière va pouvoir compter sur ses jeunes amis pour essayer de se sortir d’une situation menacée.
En recréant un univers sombre et pesant à la Mad Max avec très peu de moyens, Julio Hernández Cordón parvient à exprimer avec efficacité l’horrible oppression des narcotrafiquants sur la population mexicaine. Le monde créé par le réalisateur est fort, oppressant mais heureusement parsemé de quelques fulgurances oniriques bienvenues qui viennent illuminer le récit et permettent aux spectateurs de respirer. Cette dystopie dépeint subtilement ses personnages, évitant ainsi de tomber dans le manichéisme crasse. Le père a beau être courageux et faire tout son possible pour sa fille, il ne reste pas moins complice du système et lui-même toxicomane. Seul le personnage de Huck, référence au chef-d’œuvre de la littérature américaine Huckleberry Finn, apporte un peu d’espoir.
Si la fable et les symboles fonctionnent, on ne peut pas en dire autant du récit, qui repose souvent sur des décisions peu rationnelles de ses personnages. Du coup, on a de la peine à cerner les motivations de ces protagonistes et à s’intéresser pleinement à leur histoire. Cette confusion scénaristique empêche Buy Me A Gun de s’affranchir du statut de bonne série B.

Note: 14 (B. P.)

Carmen y Lola d’Arantxa Echevarría

(Carmen & Lola) Espagne, 2018. Avec Rosy Rodriguez, Zaira Morales, Carolina Yuste, Borja Moreno, Rafaela León. Drame. Durée: 1 h 43. (QR)
Pas facile d’être une jeune gitane au 21e siècle. Enfermées dans un modèle patriarcal où les pères marient leurs filles à l’âge de 17 ans, elles ne sont pas vraiment soutenues dans leurs études même quand elles ont de la facilité. On préfère leur apprendre l’école ménagère. Alors imaginez si en plus vous vous découvrez des pulsions lesbiennes et que vous craquez pour la fiancée de votre cousin? C’est ce qui arrive à Lola.
Si on peut être ébloui par la lumière solaire qui se dégage des deux jeunes actrices qui portent ce drame, on n’est pas suffisamment aveuglé pour ne pas voir les gros défauts du film. Entre une romance dramatique aux enjeux téléphonés et une symbolique peu subtile (par exemple la figure de l’oiseau pour représenter l’envie de s’échapper d’un milieu social oppressant), on pourrait encore se raccrocher au portrait de cette société gitane et urbaine du 21e siècle. S’il est éclairant, il n’en demeure pas moins problématique dans la nature de sa démarche. Bien que travaillant avec des acteurs gitans souhaitant dénoncer ce modèle archaïque, la réalisatrice est elle-même étrangère à cette communauté. Elle dénonce donc cette misère sociale, culturelle et intellectuelle d’un regard extérieur et paternaliste sans proposer quelque alternative hormis la fuite. De même que les personnages sont stigmatisés par leur communauté, la communauté gitane se retrouve elle-même stigmatisée dans ce film. En avait-elle besoin?

Note: 10 (B. P.)

La Charge d’Ognjen Glavonic

(Teret) Serbie/Croatie/France/Iran/Qatar, 2018. Avec Igor Bencina, Ivan Lucev, Leon Lucev. Road movie. Durée: 1 h 38. (QR)

Le salaire de la mort. Dans une Serbie frappée par les bombardements de l’OTAN de 1999, Vlada a perdu son boulot à l’usine. Quand des officiels lui proposent de transporter dans le plus grand secret de mystérieux chargements à travers le pays, c’est une aubaine qui lui permet de continuer à nourrir sa famille. Vlada s’embarque pour un voyage parsemé de rencontres, d’embûches et imprégné par la guerre.
Comme pour Le Salaire de la peur de Clouzot, référence évidente ici, la réalisation est d’une maîtrise remarquable. Le réalisateur Ognjen Glavonic a le don pour filmer les espaces clos, notamment la cabine du camion dans laquelle on passe la plupart du temps. Cette cabine serait moins intéressante sans la présence granitique d’Igor Bencina, incarnant un père à la fois fort, dur mais sensible. A cela vient s’ajouter une photographie désaturée rendant l’atmosphère fort oppressante. Le spectateur se retrouve ainsi plongé dans un pays où la guerre n’intervient qu’à l’arrière-plan et n’interagit que rarement de manière directe avec le récit.
Ces points forts portent le film mais finissent par se diluer au fur et à mesure d’un voyage qui se perd en longueurs. Il faut attendre le troisième acte pour que ce dernier quitte une dimension purement sensorielle et formelle et distille un propos plus large sur les relations entre un régime politique et ses citoyens. Dès lors, on atteint une dimension universelle où les générations questionnent leurs héros de guerre et ces citoyens-soldats conciliant au quotidien atrocités et vie civile.

Note: 14 (B. P.)

Climax de Gaspar Noé

France, 2018. Avec Sofia Boutella. Drame, thriller. Durée: 1 h 35. (QR) - Prix Art Cinema Award.

Une compagnie de danse perfectionne ses chorégraphies lors de sa dernière répétition, avant une tournée mondiale. Pour marquer le coup, une soirée festive est organisée pour les danseurs. La sangria y est trop bonne pour être innocente.
Dans Climax, Gaspar Noé reproduit tous les tics caractéristiques de son cinéma. Il y a la structure du film en «trip» qui lui est chère - d’abord l’extase puis la chute et enfin le réveil -, sa fascination pour la naissance et la mort, son affinité pour les drogues et les états de conscience altérés et enfin son questionnement du sens de l’existence. On est donc en terrain très (trop?) connu pour qui est familier de l’univers de ce réalisateur.
Néanmoins, ce film comporte deux éléments nouveaux qui revigorent le cinéma de Noé: la danse et l’unité de lieu et de temps. Sa réalisation s’adapte particulièrement bien à ce concept de «happening» filmé grâce à sa caméra virtuose faisant fi de la gravité et se baladant auprès d’une vingtaine de personnages éclatés dans un décor géant. Les danseurs offrent également au réalisateur une opportunité de jouer avec le corps. Il parvient parfaitement à en faire des pantins plus ou moins articulés en fonction de leur état de conscience. Les chorégraphies sont également vertigineuses et Noé les filme admirablement bien. Ainsi, le premier acte est à couper le souffle.
Le deuxième acte se présente sous la forme d’un whodunit amusant sur le papier, mais trop long et programmatique pour maintenir suffisamment d’intérêt jusqu’à un troisième acte sous forme de clin d’œil étrange au Zombie de George A. Romero. Comme toujours chez Gaspar Noé, les magnifiques fulgurances ne suffisent pas forcément à maintenir l’intérêt pendant tout le film. Climax ne déroge pas à la règle mais rappelle combien ce réalisateur est important par son audace et ses expérimentations. Le film a d’ailleurs reçu le Prix Art Cinema Award de la Quinzaine.

Note: 14 (B. P.)

Cold War de Pawel Pawlikowski

(Zimma Wojna) Pologne/Royaume-Uni/France, 2018. Avec Joanna Kulig, Tomasz Kot, Borys Szyc. Drame, romance. Durée: 1 h 24. (C) - Prix de la mise en scène.
Tourné en noir et blanc, à l’instar des deux blocs opposés Est-Ouest, cette réalisation s’impose dès la première scène par la construction minutieuse apportée à chaque plan. La patrie polonaise recrute chanteuses et danseurs pour monter une troupe destinée demain à la gloire du système prolétaire. C’est ainsi que durant les années 50 se rencontrent Wiktor (Tomasz Kot) et Zula (Joanna Kulig). Le premier, musicien épris de liberté, rêve de Paris et espère y emmener dans sa fuite la jeune chanteuse dont il est éperdument amoureux. Le suivra-t-elle? Leur amour est-il vraiment possible dans cet environnement où tout semble sous contrôle, même les sentiments les plus passionnés? Le paradis, tant rêvé, se situe-t-il vraiment à l’Ouest, ou l’Est revêt-il une valeur insoupçonnée? Quel est le prix de la liberté, des êtres certes, mais également de l’expérience artistique, lorsque celle-ci devient un outil de propagande? En serrant au plus près la passion, impossible, qui dévore un couple, Pawlikowski démonte les rouages d’une société qui veut broyer des êtres. Il y réussit parfaitement en s’appuyant tant sur sa maîtrise esthétique que sur une bande-son remarquable, où les voix les plus pures contrastent avec les chœurs patriotiques et les accents jazzy des clubs parisiens fréquentés en exil. L’amour peut-il ou porte-t-il quelque chose de transcendantal en invitant à passer de l’«autre côté où la vue est bien plus belle»?

Note: 20 (S. M.)

Dogman de Matteo Garrone

Italie/France, 2018. Avec Marcello Fonte, Edoardo Pesce, Alida Baldari Calabria. Policier. Durée: 1 h 42. (C) - Prix d’interprétation masculine pour Marcello Fonte.

Marcello (Marcello Fonte) a un véritable amour des chiens. Aussi déploie-t-il ses talents comme toiletteur, et ce par passion bien plus que pour gagner sa vie. Hélas, l’un de ses amis, Simoncino (Edoardo Pesce), est une brute épaisse, un géant aussi musclé que stupide, accro à la drogue qu’il lui procure régulièrement. Suite à un casse pour lequel il couvre son ami, espérant naïvement récupérer ultérieurement sa part, Marcello écope d’un an de prison. A sa sortie, la vengeance devient fort tentante.
Le réalisateur de Gomorra offre ici un nouveau portrait d’une zone italienne de non-droit, où règne la loi du plus fort, riche, malin, corrompu, avec les pires conséquences possibles. Le propos est sans appel, les images aussi violentes que les situations, les vies dérisoires, alors que le courant de l’injustice chronique ne s’inverse pas. Toutefois, le dernier plan, large et lumineux, contraste avec la noirceur de toutes les autres séquences et instille, voire transfigure le visage (intérieur) d’un être. Au final, ce film est-il un réquisitoire contre un état de fait? Espérons-le. Il est en tout cas le révélateur d’une situation qui n’appartient pas à l’Italie, mais qui menace tout quartier, toute zone sensible, où désespoir, avenir fermé, chômage et conditions de vie exécrables se péjorent sans susciter de sursauts qui auraient pour conséquence de véritables travaux entrepris par les collectivités publiques.

Note: 15 (S. M.)

Donbass de Sergei Loznitsa

Allemagne/Ukraine/France/Pays-Bas/Roumanie, 2018. Avec Valeriu Andriuta, Thorsten Merten, Boris Kamorzin. Drame. Durée: 2 h 01. (UCR) - Prix de la mise en scène UCR.
A l’est de l’Ukraine, région de Donbass, l’horreur ponctue dramatiquement le quotidien. Volontaires soutenus par l’armée ukrainienne et groupes séparatistes assistés par les troupes russes se livrent une guerre larvée. Cet état de fait entraîne tous les dérapages, encourage toutes les trahisons, génère tous les trafics, au point que justice, équilibre moral et respect semblent être des mots désuets, dénués de toute réalité. L’enjeu, sur lequel ne revient pas le film, c’est le désir ukrainien de devenir un état indépendant. Le cinéaste de Dans la brume (2012) et d’Une femme douce (2017) s’intéresse davantage à la nature humaine, à la manière dont hommes et femmes sombrent ou s’en sortent lorsqu’une société se délite. Loznitsa commence et conclut son film en relatant un tournage, comme pour suggérer que tout n’est que fiction, à un détail près qui interdit finalement de le penser. Sans fil rouge, plusieurs sketches se succèdent, dans un hôpital, sur le front, en ville, dans un abri, lors d’un mariage fellinien. Tout a l’air pris sur le vif, rien ne paraît surjoué, cependant la démesure est constamment présente. Rien n’est politique et tout l’est. Il s’agit d’une fiction et le documentaire affleure. Aussi faut-il se souvenir de ces lignes de Chalamov: «Il existe un dicton banal: lorsque l’histoire se répète, la première fois, c’est sous la forme d’une tragédie et la seconde d’une farce. Ce n’est pas vrai. Il existe un troisième reflet des mêmes événements de la même intrigue - le reflet déformé d’un monde souterrain dans un miroir incurvé. L’intrigue est improbable et en même temps réaliste; elle existe vraiment, près de nous.» A Donbass, le grotesque et le burlesque font bon ménage, ils laissent croire à une farce, mais bien des floués ne rient plus, et bien des morts ne se relèvent pas.

Note: 15 (S. M.)

En liberté ! de Pierre Salvadori

France, 2017. Avec Adèle Haenel, Pio Marmai, Audrey Tautou, Vincent Elbaz. Comédie. Durée: 1 h 47. (QR) - Prix SACD.
Le capitaine Santi était le meilleur flic de la ville. Son décès lors d’une opération qui a mal tourné est une immense perte non seulement pour la police, qui n’hésite pas à décorer son héros à titre posthume, mais surtout pour sa femme Yvonne également policière et son fils. Lorsqu’Yvonne découvre que son mari n’était en fait qu’un flic ripoux qui faisait enfermer des innocents, sa vie bascule. Prise de remords, elle va aider Antoine, honnête bijoutier qui s’est fait accuser à tort. Mais la prison n’a pas laissé Antoine indemne…
En liberté! tient d’un petit miracle: ça faisait très longtemps qu’on n’avait pas vu une comédie française aussi décomplexée, bien écrite et intelligemment réalisée. On se retrouve ici avec un humour réjouissant, quelque part entre Hot Fuzz, OSS 117 et Le Nom des gens. Outre l’écriture qui réussit tant dans la mise en place de quiproquos tordants que dans des situations carrément burlesques, la bonne idée de ce film c’est de prendre des acteurs à contre-emplois tels Adèle Haenel, Pio Marmai et Damien Bonnard. Ces interprètes d’habitude cantonnés à des rôles dramatiques apportent une touche de fraîcheur et un décalage qui fait trop souvent défaut aux comédies françaises. Les propos gentiment subversifs de cette comédie insufflent également beaucoup de liberté dans le ton avec lequel sont abordés des thèmes comme la justice, l’amour et le mariage. Fait rare pour une comédie, le film a obtenu le Prix SACD de la Quinzaine.

Note: 17 (B. P.)

L’Eté de Kirill Serebrennikov

(Leto) Russie, 2018. Avec Teo Yoo, Irina Starshenbaum, Roman Bilyk. Drame, musical. Durée: 2 h 06. (C)

L’Eté nous plonge dans les années 80, au moment où les notes de rock déferlent en Russie, au grand dam des autorités, et commencent à s’entendre en live, lors de concerts de groupes locaux encadrés et non plus comme jusqu’ici sur les vinyles. Mais si les compositions (avec leurs textes engagés, analogues à ceux des Etats-Unis contre l’engagement militaire au Vietnam) peinent à trouver leurs marques, c’est qu’elles doivent franchir les écueils de la censure. Cette musique, rapidement rattachée à «l’ennemi», capitaliste et contre le peuple, ne risque-t-elle pas de pervertir la jeunesse et de la détourner des valeurs prolétariennes? Autour de Mike, musicien confirmé aux lunettes noires, gravitent sa femme Natasha et quelques jeunes espoirs en quête de notoriété, tous essayant de trouver leur propre style. Parmi eux, Victor Tsoï, guitariste et chanteur auquel Natasha n’est pas insensible, et qui tout à la fois admire Mike et se laisse conseiller par lui. L’Eté est le récit de cette période, sous Brejnev, où vont de pair recherches artistiques et libération des mœurs. Dès lors apparaît la genèse du groupe Kino que l’on suit dès ses premiers tâtonnements, y compris dans l’exercice de ses ruses avec la censure pour faire passer des textes présentés comme décalés et humoristiques. C’est ainsi que change le cours du rock’n’roll en Union soviétique, dans un environnement sonore fait de T. Rex, Lou Reed, David Bowie, etc., d’autant plus écoutés, voire vénérés, quils sont dénoncés par l’Etat.

Note: 15 (S. M.)

Les Eternels de Jia Zhang-ke

(Jiang Hu er Nv) Chine/France, 2018. Avec Zhao Tao, Liao Fan. Romance, drame. Durée: 2 h 21. (C)
La jeune Qiao et Bin, petit chef de la pègre locale de Datong, sont amoureux, mais leur histoire va subir bien des déconvenues, au point qu’au fil des années ils ne seront plus guère en phase l’un avec l’autre. On pourrait dans un premier temps croire que le cinéaste veut raconter une histoire de mafieux, alors que tout comme dans Au-delà des montagnes (2015), son précédent film,, ce sont les relations humaines et leur devenir improbable qui l’intéresse. Qu’est-ce qui fait que deux êtres tiennent l’un à l’autre? Qu’est-ce qui les conduit à se retrouver ou au contraire à se manquer perpétuellement? Ces questions, le visage de la comédienne Zhao Tao les porte tout au long du film jusqu’à son dénouement.
Et là le film s’offre comme une parabole de l’amour pour son propre pays, qui ne le rend pas, voire jamais, lorsqu’attendu. Au détour de la relation de ce couple se tournent des pages de l’histoire chinoise récente, avec son industrialisation galopante, ses travaux gigantesques comme le barrage des Trois-Gorges, sans parler des corruptions qu’elle a attisées. La maîtrise narrative de Zhang-ke impressionne, tant il se montre capable de tirer bien des fils pour finalement les tisser et former une pièce sans coutures apparentes.

Note: 14 (S. M.)

Les Filles du soleil de Eva Husson

France, 2018. Avec Emmanuelle Bercot, Golshifteh Farahani. Drame. Durée: 1 h 55. (C)

D’emblée, le sujet retient l’attention, il s’agit de rejoindre, en compagnie d’une journaliste de guerre (Emmanuelle Bercot) - calquée sur la reporter américaine au cache-œil noir, Marie Colvin, tuée à Homs en 2012 - un bataillon de combattantes kurdes engagées dans la guerre contre Daech. Non seulement la particularité de cette escouade est d’être féminine, mais surtout elle réunit des femmes bien décidées à venger leur sort ou celui de leurs sœurs, voire même de leurs filles soumises au pire. Une avocate (Golshifteh Farahani), ayant effectué ses études en France, les commande et sait insuffler détermination et courage d’une toute autre manière que celle à laquelle les films étasuniens nous ont habitués.
Bien sûr - à moins de souffrir de naïveté - présenter un tel bataillon sert la communication de l’union démocratique kurde, mais ce point n’enlève rien à la spécificité d’un groupe qui développe d’autres codes que son pendant masculin. Chants, danses sont au rendez-vous pour ces combattantes déterminées à ce que la vie de leurs enfants puisse un jour se déployer. Le travail du journaliste est aussi questionné dans cette réalisation souffrant toutefois d’une musique parfois lourde et de visages maquillés peu crédibles. Décrire le quotidien de ces femmes est-il utile, nécessaire? Cela change-t-il quelque chose? La reporter de guerre en doute. Comment raconter objectivement l’expérience de terrain? Se fait-on manipuler? Où se situe la frontière séparant vérité et véracité? Peut-être que demain la prochaine lecture, d’un récit analogue, dans un grand quotidien ou sur la toile sera différente, au vu de tel ou tel témoignage venu d’un front en constant déplacement.

Note: 13 (S. M.)

Girl de Lukas Dhont

Belgique/Pays-Bas, 2018. Avec Victor Polster, Arieh Worthalter, Katelijne Damen, Valentijn Dhaenens. Drame. Durée: 1 h 45. (UCR) - Caméra d’or et Prix d’interprétation masculine UCR à Victor Polster.

Lara n’a qu’un rêve, devenir danseuse. Pour cela, elle est prête à tous les efforts, fussent-ils douloureux. Elle a même réussi à intégrer une très bonne académie de danse classique, donc tout devrait aller pour le mieux. Le problème, c’est que Lara, qui vit avec son père et son jeune frère, est née Victor, avec un corps de garçon, et qu’elle est en plein processus de changement de sexe. L’adolescence n’est déjà pas une simple période à vivre, tant au niveau de la transformation physique que psychique, alors doubler ce passage par une mutation radicale d’identité, ou l’accentuation de son identité profonde, relève d’un défi presque insurmontable. Le jeune Victor Polster incarne ce rôle très particulier avec une conviction hors pair. A chaque répétition de danse, on sent tout à la fois chez Lara le désir de réussir et la peur qui lui vrille le ventre. La prise d’hormones va-t-elle accélérer le changement tant espéré et aussi rapidement qu’attendu? Père et petit frère peuvent-ils vraiment comprendre? Et les copines de danse, sont-elles des alliées ou des adversaires…?
Ce premier film touche juste, sans pathos, en soulignant que l’identité sexuelle dépasse de loin la vie affective. Il est inspiré du témoignage d’un jeune danseur qui refusa que l’on réalise un documentaire sur son parcours. Cette fiction atteint pleinement son objectif: permettre de comprendre, non seulement intellectuellement, mais également émotionnellement, les obstacles qui s’érigent pour accéder à son véritable soi.

Note: 18 (S. M.)

Gräns de Ali Abbasi

(Border) Suède/Danemark, 2018. Avec Eva Melander, Eero Milonoff, Jörgen Thorsson, Ann Petrén. Thriller. Durée: 1 h 41. (UCR) - Prix UCR.
Ce film avait tout pour être répugnant, comme le soulignait avec pertinence un journaliste: une héroïne avec un physique ingrat, aux ongles sales, des plans sur des vers de terre cueillis sur l’arbre dégustés ensuite à pleines dents, à quoi s’ajoute un zeste de pédophilie… Cependant, tout se retourne progressivement au gré d’un scénario subtil qui en appelle à la tolérance. Tina (Eva Melander), douanière en Suède, a du flair: elle sent la malhonnêteté, la peur, la dissimulation, etc. Elle débusque ainsi bien des auteurs de trafics divers et de crimes, jusqu’au jour où elle croise la route d’un personnage curieux qui semble posséder le même don. Quelle histoire s’offre à eux? Etrangeté et altérité radicale sont au cœur de cette fiction. Elle soulève par le détour du fantastique bien des questions sur l’accueil et la réception d’autrui, sur les limites qui définissent les genres, sur les franchissements et les dépassements de frontières, de quelque ordre qu’elles soient. Au décor glauque des couloirs frontaliers ou de la demeure de Tina s’oppose la forêt qui enchante et régénère. Au mal et à la vengeance qui semblent inexorables répondent l’abord et l’ouverture à ce(lui) qui est différent et irréductible à soi.
Ce conte fantastique est fort pertinent en une période où l’Europe fait face au défi migratoire, mais également en un temps où les repères s’estompent et livrent bien des êtres au désarroi.

Note: 16 (S. M.)

Gueule d’ange de Vanessa Filho
France, 2018. Avec Ayline Aksoy-Etaix, Marion Cotillard, Alban Lenoir. Drame. Durée: 1 h 48. (UCR)
Elli (Ayline Aksoy-Etaix), surnommée «Gueule d’ange», adore sa maman, Marlène (Marion Cotillard), qui peine à assumer ses responsabilités de mère et avec laquelle elle vit seule. Une sérieuse addiction à l’alcool conduit souvent cette dernière à se laisser tomber dans les bras de tel ou tel homme prêt à l’accueillir pour un temps. Aussi, la petite de 8 ans se retrouve-t-elle livrée à elle-même, tentée de goûter aux breuvages auxquels sa mère est désespérément accrochée. Désireuse de compter pour quelqu’un, elle finit par rencontrer et s’attacher à ce jeune gitan, croisé à la fête foraine locale, qui devient un père de substitution.
Ce premier long métrage d’une réalisatrice, au passé de photographe et vidéaste, aborde un sujet grave avec plein de bonnes intentions. En paumée qui titube, Marion Cotillard (Marlène) déploie un jeu bien plus convaincant que l’enfant. Le milieu scolaire paraît toutefois bien lâche en termes d’attention aux absences chroniques d’une élève quasi mobée par sa classe. Cette réalisation, tournée dans le Midi, est peut-être trop riche thématiquement parlant, mais on la retiendra pour avoir traité ce qui d’habitude demeure dans l’angle mort de bien des cinéastes masculins, l’addiction féminine à l’alcool et ses conséquences funestes.
Note: 12 (S. M.)

Heureux comme Lazarro de Alice Rohrwacher
(Lazzaro Felice) Italie/Suisse/France/Allemagne, 2018. Avec Adriano Tardiolo, Agnese Graziani, Alba Rohrwacher. Drame. Durée: 2 h 05. (C) - Prix du scénario ex aequo.
Lazzaro, jeune paysan d’une bonté inédite, vit à l’Invioleta, un hameau resté à l’écart du monde, tant sur le plan social que technologique. Inculture et exploitation humaine règnent en maître sur cette propriété. Un jour, une amitié improbable se tisse entre Lazzaro et Tancredi, le fils de la marquise, maîtresse des lieux, une relation qui va faire basculer le temps et transformer ce film réaliste en conte.
A la dénonciation des conditions esclavagistes s’ajoute - par évocation plus que par démonstration - celle des migrants. Et comme si tout cela ne suffisait pas, s’y insèrent les thèmes des banques, du religieux, etc. Si le chemin dessiné entre tout cela manque de clarté, d’autant plus qu’un saut temporel s’insinue dans la trame, seul le parcours du personnage de Lazzaro sert de fil rouge. Cet «idiot» (au sens dostoïevskien du terme), sorte de figure christique - mort, revenu à la vie et ne vieillissant pas - révèle le tréfonds des êtres, écartant du même coup les clichés simplificateurs entre pauvres et riches, honnêtes et malhonnêtes, religieux et laïcs. Au point que dans une scène saisissante, Lazzaro entre dans une église, attiré par de la musique d’orgue. Invité à quitter le lieu, il se voit suivre par la musique divine qui déserte alors l’église. Conte, poème, parabole… interpellent certes, mais en mêlant bien trop de questions, au risque de perdre le spectateur dérouté.
Note: 11 (S. M.)

In My Room de Ulrich Köhler
Allemagne/Italie, 2018. Avec Hans Löw. Drame, science-fiction. Durée: 1 h 59. (UCR)
L’histoire commence alors qu’Armin (Hans Löw), journaliste-caméraman, vient de rater une prise de vue et qu’il s’en va au chevet de sa mère mourante. A peine celle-ci est décédée, tout change, il se retrouve seul. Tous les autres personnages ont disparu, les routes sont vides, la ville est abandonnée, comme si un cataclysme avait éliminé tous les humains sans toucher à l’environnement où seuls subsistent les animaux. Que s’est-il passé? Nous n’en saurons rien. Un cauchemar ou un rêve s’est-il emparé d’Armin? Qui sait? Après quelque hésitation, ce dernier homme s’organise sans état d’âme et se transforme en Robinson jusqu’à ce qu’un vendredi…
Le scénario qui se déploie est bien faible, car il ne soulève aucune question forte et l’étrangeté de la situation ne s’accompagne même pas de plans et de séquences dans lesquels on retrouverait une forme d’altérité de la situation. L’ensemble demeure en conséquence sans relief et procure un ennui qui finit par s’installer jusqu’aux dernières images, alors même que le fantastique aurait pu envahir tout l’espace, physique comme émotionnel, du film.
Note: 7 (S. M.)

Leave No Trace de Debra Granik
USA, 2018. Avec Ben Foster, Thomasin Harcourt McKenzie, Dale Dickey. Drame. Durée: 1 h 49. (QR)
Tom (Thomasin Harcourt McKenzie) et son père (Ben Foster) vivent heureux en quasi autarcie sous une tente dans un parc national de l’Oregon. Les raisons de ce mode de vie ne sont pas claires mais on soupçonne que la disparition de la mère de Tom ainsi que les symptômes de stress post-traumatique dont souffre son père, anciennement vétéran, expliquent cette marginalisation de la société. Le jour où ils se font arrêter pour être réintégrés dans la société par les services sociaux, la vie n’est plus si simple.
C’est avec plaisir qu’on découvre le retour de la cinéaste Debra Granik dont on avait perdu la trace depuis son film coup de poing Winter’s Bone. On retrouve son amour pour les personnages marginaux qu’elle dépeint avec une rare subtilité. Comme beaucoup de films de cette Quinzaine, on y voit un père qui lutte et s’engage totalement pour son enfant. Une des singularités de ce film, c’est que tous les protagonistes y sont bienveillants. Le nœud dramatique n’émerge donc pas d’une tension entre les personnages, bien plutôt d’un conflit avec leur environnement, à la fois naturel et social. Avons-nous le droit de nous couper de la société? Bien que Tom soit parfaitement éduquée, scolairement en avance pour son âge, il semble que cela ne soit pas possible. Un paradoxe au pays des libertés.
La principale tare de Leave No Trace est peut-être son absence de grain, tant à l’image qui a un aspect très vidéo, que dans ses personnages charmants mais un peu lisses. Le contraire de ce qu’était le rugueux Winter’s Bone.
Note: 13 (B. P.)

Le Livre d’image de Jean-Luc Godard
Suisse, 2018. Expérimental. Durée: 1 h 25. (C) - Palme d’or spéciale.
Cet OFNI (objet filmique non identifié) est de la même veine qu’Histoire(s) du cinéma, réalisé par Godard entre 1988 et 1998. Ainsi alterne-t-il titres de chapitres, citations fortes apparaissant à l’écran, nombreux (très) brefs extraits de films (ne comportant qu’une seule réplique par exemple), images tirées de sites internet (notamment celui de ou à propos de Daech), écran noir. A tout cela s’ajoute la voix off de Jean-Luc Godard: il commente l’état du monde, s’interroge sur le pourquoi de la guerre et relève la dérision de l’information: «On dirait un mauvais rêve écrit dans une nuit d’orage sous les yeux de l’Occident, un paradis perdu, la guerre est là!»
Le questionnement est solide, tant il est vrai que l’Orient a tant habité l’imaginaire occidental que sa connaissance en est altérée et que les mécompréhensions à son égard ont de funestes conséquences. Le réalisateur rollois continue à déranger et à malmener les codes convenus et les idées reçues. Lorsqu’il le fait via le septième art en ne cessant d’emprunter des pistes peu fréquentées, il quitte les sentiers de la gloire pour bousculer encore. Tant mieux!
Note: 15 (S. M.)

Mandy de Panos Cosmatos
USA/Belgique, 2018. Avec Nicolas Cage, Andrea Riseborough. Action. Durée: 2 h 01. (QR)
Etats-Unis, 1983. Dans une forêt reculée, Red et Mandy mènent une vie heureuse. Lui bûcheron, elle gérante de la station d’essence locale, ils apprécient le calme et la beauté de la forêt depuis leur maison isolée. Un jour, Mandy croise le chemin des membres d’une secte aux mœurs déviantes. Son gourou et ses disciples, fascinés par la beauté mystérieuse de Mandy vont l’arracher à Red. Mauvaise idée: ça va couper, chérie!
Si vous n’êtes pas amateurs des soirées nanars où l’on rit devant des films tellement mauvais qu’ils en deviennent génialement surréalistes, passez votre chemin! Mandy est un hommage aux séries Z des années 80 à la débilité et à la vulgarité totalement assumées. On y retrouve un Nicolas Cage complètement allumé, déblatérant des dialogues abscons tout en tronçonnant des zombies dopés au LSD.
Au-delà du plaisir coupable que peut procurer un film aussi régressif, il y a tout de même un vrai travail formel sur Mandy. La photographie, éclairée à l’ancienne avec des gros spots et des gélatines rouges et bleues, contribue à créer un univers étrange, sombre, tout droit sorti d’un clip de rock death metal. Les gros synthétiseurs de la bande originale rappellent également les sons des films de John Carpenter, où musique et sound design se confondent.
Vous l’aurez compris, Mandy est un film «de niche» s’adressant à un public averti. Pour que l’expérience soit totale, le film doit être visionné entre potes un soir de week-end à la séance de minuit.
Note: 14 (B. P.)

Miraï, ma petite sœur de Mamoru Hosoda
(Miraï) Japon, 2018. Avec les voix de Gen Hoshino, Haru Kuroki, Koji Yakusho. Animation, comédie. Durée: 1 h 38. (QR)
Kun est un petit garçon heureux. Comblé par l’amour et l’attention de ses parents, il est impatient d’accueillir Miraï sa petite sœur qui vient de naître. Malheureusement, ce bébé prend tellement de place dans le foyer familial, que Kun devient maladivement jaloux de sa sœur. Les esprits rôdant autour de l’arbre dans la cour de la maison vont essayer de l’aider à accepter cette nouvelle situation familiale.
Mamoru Hosoda est un des auteurs d’animation japonaise les plus productifs de ces dernières années. Sous nos latitudes, il a été révélé en 2009 avec Summer Wars où il dépeignait déjà la mise à l’épreuve d’une famille 2.0. Si toute son œuvre questionne et observe la cellule familiale, Miraï représente une sorte d’aboutissement dans le traitement de la question. Il est un portrait précis de la famille type de ce début de 21e siècle: on y questionne l’importance à donner à son travail, la répartition des tâches familiales, l’aide et le soutien à la famille. Au-delà de cette approche sociologique, vient se greffer de manière intelligente et poétique une vision phylogénique des liens qui unissent les individus d’une famille. En effet, ce chêne au milieu du foyer de Miraï se transforme littéralement en arbre généalogique.
Outre cette vision précise et originale de la famille, le film se distingue par ses séquences oniriques où des esprits (on n’en dira pas plus sur leur nature) viennent soutenir ce pauvre Kun. Il y a notamment une séquence d’anthologie dans la gare de Tokyo qui n’a rien à envier aux délires oniriques d’Alice au pays des merveilles. Ces séquences offrent des respirations imaginaires bienvenues à cette chronique très réaliste dans laquelle l’hystérie du personnage principal a quelques fois tendance à devenir insupportable.
Note: 15 (B. P.)

Mon cher enfant de Mohamed Ben Attia
(Weldi) Tunisie/Belgique/France/Qatar, 2018. Avec Mohamed Dhrif, Mouna Mejri, Zakaria Ben Ayed. Drame. Durée: 1 h 44. (QR)
Sami est patraque. Ses migraines sont-elles dues au stress des examens du bac qui approchent ou à une dépression? Ses parents font tout leur possible pour entourer et soutenir leur fils unique, quitte à se serrer la ceinture. Ils souhaitent tellement que Saïd réussisse sa vie. Malheureusement, le terrorisme islamiste va frapper cette cellule familiale sans prévenir. Un long voyage commence alors pour le père de Sami.
En cette époque, il est difficile d’échapper au discours dominant les médias ainsi que les politiques qui présente les soldats de l’armée de Daech comme des monstres sans visage, déshumanisés à tel point qu’il faudrait les déchoir de leur nationalité et espérer qu’ils meurent dans le désert plutôt que les voir revenir «au pays». Dans ce contexte simplificateur, le portrait de cette famille tunisienne réalisé par Mohamed Ben Attia est miraculeux. Il échappe à ce manichéisme simpliste et questionne tout en subtilité la société qui crée ces «soldats». Loin d’un discours sentencieux, c’est en filigrane de cette histoire qu’on décrypte une paupérisation de la classe moyenne dans un consumérisme futile et superficiel, une difficulté de communiquer malgré une société hyper connectée et l’absence d’idéaux forts chez la jeunesse. Le décalage générationnel entre Sami et son père offre une vision stéréoscopique qui rend toute la profondeur du vide existentiel de la génération Z.
Derrière l’aspect sobre et naturaliste de la réalisation se cache pourtant un travail d’orfèvre. Hormis l’acteur qui joue le père (Mohamed Dhrif, dont la virilité sensible n’est pas sans évoquer Paul Newman), tous les autres comédiens sont non professionnels… mais tellement naturels. Un défi d’autant plus grand pour le réalisateur qui les filme dans des longs plans-séquences pour mieux nous immerger dans l’émotion de ses personnages. Les ellipses du montage permettent également de contaminer le spectateur avec la confusion qui saisit cette famille. Vous l’aurez compris, intelligent et sensible tant par son contenu que par sa forme, Mon cher enfant est probablement l’un des meilleurs films présentés à Cannes ce printemps.
Note: 18 (B. P.)

Mon tissu préféré de Gaya Jiji
France/Allemagne/Turquie, 2018. Avec Manal Issa, Souraya Baghdadi, Mariah Tannoury. Drame. Durée: 1 h 35. (UCR)
Damas, 2011. Alors que la situation politique apparaît fugacement à la télévision, dans la famille de Nahla (Manal Issa), 25 ans, on attend patiemment Samir (Saad Lostan), arrivant des Etats-Unis pour trouver femme. La jeune femme travaille dans un magasin de vêtements féminins et rêve de cet homme qui l’emmènera dans ce pays si différent du sien, où tout est possible. Le problème est que Samir va lui préférer Myriam (Mariah Tannoury), sa sœur cadette, plus docile. Du coup, leur mère confectionne la robe de la future mariée à partir de divers tissus des propres robes et de la lingerie de Nahla. Cette dernière tente alors de fuir la réalité avec la complicité de sa voisine, une maquerelle.
Mais fallait-il tant de thèmes dans ce premier film? Un désir ardent d’émancipation sociale et sexuelle, celui d’une jeune fille contrainte à rêver son existence en incarnant une Schéhérazade qui relate à son amant passager l’histoire de Joseph et de ses frères dans sa version coranique; le combat d’une famille monoparentale; les divergences politiques. Sans parler des manifestations de la rue, brutalement réprimées. En ce sens - le titre du film l’annonçait -, tout part effectivement en lambeaux, tant les rêves personnels que sociétaux.
Note: 13 (S. M.)

My Little One de Sergey Dvortsevoy
(Ayka) Russie/Allemagne/Pologne/Kazakhstan, 2018. Avec Samal Yeslyamova. Drame. Durée: 1 h 40. (C) - Prix de la meilleure interprétation féminine à Samal Yeslyamova.
Ayka, jeune femme kirghize exilée à Moscou, survit et travaille illégalement en plumant des poulets à la chaîne, jusqu’au jour où elle accouche. Abandonnant son bébé à l’hôpital, talonnée par ses prêteurs à gage, elle tente de les rembourser, avant que son instinct maternel ne la rattrape.
Souvent filmé caméra à l’épaule, My Little One tient plus du document(aire) que de la fiction construite. En 2010, 248 bébés ont été abandonnés par des mères kirghizes. Pourquoi? Qui sont et que sont devenus les géniteurs, pour ne pas dire les pères, de ces enfants? En suivant pas à pas Ayka, souffrant de la première à la dernière minute du film, on découvre la face sombre de Moscou, ville du possible pour un bonimenteur, cité où certains tirent un maximum de profit des sans-papiers pour les loger dans d’effroyables conditions - et si nécessaire les déloger sans état d’âme -, alors que parallèlement les usuriers malhonnêtes ne chôment pas. Rien ne change lorsqu’il s’agit d’exploitation humaine et de profits alléchants!
Note: 15 (S. M.)

Le Poirier sauvage de Nuri Bilge Ceylan
(Ahlat Agaci) Turquie/France/Allemagne/Bulgarie, 2018. Avec Aydin Dogu Demirkol, Murat Cemcir, Hazar Ergüçlü. Drame. Durée: 3 h 08. (C)
Comme dans ses films précédents, Ceylan prend son temps. Cependant, cette dernière réalisation ne souffre d’aucune longueur. Sinan (Aydin Dogu Dermikol), ses études de lettres terminées, revient chez lui, dans son village d’Anatolie, avec le désir de devenir écrivain et de faire publier son premier texte. Il s’emploie pour cela à réunir l’argent nécessaire, lorsque les dettes paternelles finissent par le rattraper. Au village, en quelques mois, il multiplie les rencontres: son professeur d’université, une ancienne amie désabusée («Tout ça… la vie… semblait à notre portée. Elle est si loin de nous, désormais», confie-t-elle), le maire, un libraire, un écrivain, un ami devenu rabbin… Ce faisant, c’est toute la société turque contemporaine qui est évoquée, discutée, débattue: culture, religion, laïcité, développement… Sinan croit être l’opposé de son père qui selon lui ne le comprend pas, à l’inverse de sa mère et de sa sœur; mais a-t-il raison? Quels sont ses véritables liens à sa famille?
Ceylan a l’air de ne toucher à rien, alors même qu’il aborde tout avec une délicatesse sans pareil, faisant preuve de maestria pour capter des conversations fort révélatrices. L’échange long et profond entre Sinan et deux imans redescendant au village, par exemple, fait l’objet d’une séquence magnifiquement filmée. La Turquie de Ceylan n’a donc rien d’exotique et semble porteuse de nombreuses désillusions, à l’instar de ce père, enseignant presqu’à la retraite, à deux doigts de sombrer. Alors le destin de Sinan est-il scellé? Quel sera le prix de son écriture? Ceylan évite d’apporter une réponse définitive et préfère laisser une création aux accents de chef-d’œuvre.
Note: 20 (S. M.)

Rafiki de Wanuri Kahiu
(Friend) Kenya/Afrique du Sud/France/Pays-Bas/Allemagne, 2018. Avec Samantha Mugatsia, Sheila Munyiva, Dennis Musyoka, Patricia Amira, Nini Wacera, Jimmi Gathu. Drame. Durée: 1 h 22. (UCR)
Deux jeunes filles attirées l’une par l’autre, se découvrent et tombent amoureuses. Rien à signaler hormis le fait que Kena (Samantha Mugatsia) et Ziki (Sheila Munyiva) vivent à Nairobi, Kenya, dans deux mondes sociaux opposés, et qu’un tel amour est totalement interdit, voire puni de mort. Et ce n’est pas du côté de la police que le secours sera à chercher.
La manière dont la ville est montrée atteste que l’auteure est du coin, évitant tout exotisme pour se concentrer sur son sujet et ne pas s’en tenir aux clichés. En témoigne les façons différentes dont les pères et mères respectifs des deux jeunes filles prennent conscience de la nouvelle.
Ce premier film d’une cinéaste kenyane est courageux, car il dénonce une homophobie largement soutenue par les milieux chrétiens. Toutefois, il devient plus qu’un acte militant par la qualité même de sa construction et le jeu sensible de ses deux comédiennes.
Note: 15 (S. M.)

La Tendre Indifférence du monde de Adilkhan Yerzhanov
(Laskovoe Bezralichie Mira) Kazakhstan/France, 2018. Avec Dinara Baktybayeva, Kuandyk Dussenbaev, Teoman Khos. Drame. Durée: 1 h 39. (UCR)
La rouge et le noir. Entre deux combats de lutte dans la campagne kazakhe, le valeureux Kuandyk n’a d’yeux que pour la belle Saltanat. Malheureusement, le père de cette dernière est décédé, laissant une énorme ardoise de dettes. La seule solution pour Saltanat, c’est d’aller en ville rencontrer le riche associé d’un parent éloigné. Kuandyk ne peut se résoudre à l’abandonner et c’est donc ensemble qu’ils vont vivre ce périple, elle vêtue de rouge, lui de noir.
Ce n’est pas un film que signe le réalisateur Adilkhan Yerzhanov, mais un véritable musée. Dès le premier plan, la composition impressionne. Et ce n’est que le premier d’une longue série où le travail sur les cadres, les couleurs et les jeux de lumières sont éblouissants. Evoquant tant les œuvres de Van Gogh, du Douanier Rousseau et… de Hergé, La Tendre Indifférence du monde est de toute beauté. On pourrait craindre que le film soit écrasé à force de citations et de références, mais au contraire: voir ces personnages citer Camus, Stendhal ou Shakespeare au fil de leurs pérégrinations entre la rugueuse campagne et la sauvage métropole crée un décalage inattendu et surprenant. En combinant ces références avec un ton plus léger, notamment lorsque Kuandyk et Saltanat se transforment en héros révolutionnaires et romantiques, ce long métrage propose un univers sublime et inédit.
Note: 17 (B. P.)

The House That Jack Built de Lars Von Trier
Danemark/Suède/France/Allemagne, 2018. Avec Matt Dillon, Bruno Ganz, Uma Thurman. Thriller, drame. Durée: 2 h 35. (HC)
Dans un mystérieux voyage qui se passe hors champ, Jack (Matt Dillon) se confesse à Verge (Bruno Ganz) et fait le bilan de son existence de… serial killer dans les USA des années 70. Plus précisément, il décrit en cinq «incidents» comment ses meurtres composent les briques de sa cathédrale, son œuvre.
Là, il faut trier! Si Lars Von Trier vous a largué depuis sa dépression antéchristique, fuyez ce film qui cumule tous les traits du film trierien postmoderne. Récit découpé en chapitres, voix off sentencieuse et démonstrative, scènes de mutilation difficilement soutenables et alors qu’on croyait y échapper, longs plans au ralenti tout droit sortis d’un cours d’histoire de l’art. Par contre, pour peu qu’on soit sensible à son cinéma, The House That Jack Built devient une œuvre fascinante, dense, provocante et dérangeante. Avec le personnage de Jack, le réalisateur signe un autoportrait en réaction à «l’incident» de Cannes 2011. Petit rappel: il avait été déclaré persona non grata suite à une conférence de presse dans laquelle il exprimait sa sympathie pour Adolf Hitler et son goût pour l’architecture d’Albert Speer, tout en cumulant des pirouettes ironiques sur le nazisme. Ce film est, entre autres, une explicitation directe de ses propos. Pendant 2 h 35, Jack explique à l’acteur qui interpréta Hitler dans La Chute (Bruno Ganz) comment l’artiste qu’il est se doit d’être cynique pour garder sa liberté. Difficile de ne pas voir non plus une réaction du réalisateur accusé de misogynie et de harcèlement suite à la vague #metoo lorsque son personnage entasse les cadavres de femmes mutilées devant son objectif, déclarant que l’homme naît coupable et la femme victime. S’il ne fait pas dans la dentelle, le réalisateur questionne la démarche créative sans jamais l’affirmer, sauvant ainsi le film d’un nombrilisme complaisant. Il s’amuse également à parsemer son œuvre d’innombrables références artistiques, de Dante à Glenn Gould, en passant par Blake ou Bosch. Nous avons affaire donc à un film qui ne choisit pas la facilité et n’est pas exempt de défauts. Néanmoins, à l’heure où le politiquement correct gagne du terrain, la projection d’un tel film sur la Croisette est rassurante.
Note: 16 (B. P.)
                       Un avis divergent
Nul doute, le réalisateur danois sait filmer, mais cela est-il suffisant? Le débat est ouvert quand on découvre ce film relatant l’histoire d’un tueur en série. Celui qui revendique une soixantaine de crimes (Matt Dillon) s’est décidé à en raconter quelques-uns à Verge (Bruno Ganz), un interlocuteur invisible. S’il les a retenus, c’est qu’il les considère comme ses chefs-d’œuvre, en les explicitant avec de fumeuses théories esthétiques faisant échos à l’architecture gothique. De telles considérations laissent cependant songeur, malgré quelques beaux extraits de Glenn Gould au piano et du poète William Blake, si l’on est attentif aux références à Albert Speer (le grand architecte d’Hitler) et à l’horreur presque insoutenable (meurtres d’enfants) qui se dégage de plusieurs scènes. Finalement, le tueur découvre l’enfer décrit par Dante, mais évidemment avec une lourdeur inverse à celle du poète italien.
Démesure, outrance, scandale…, Lars Von Trier veut qu’on parle de lui. Or le mieux qui puisse arriver à sa dernière réalisation est qu’elle sombre immédiatement dans l’oubli.
Note: 5 (S. M.)

The Pluto Moment de Ming Zhang
(Ming Wang Xing Shi Ke) Chine, 2018. Avec Dan Liu, Daqian Yi, Meihuizi Zeng. Aventure. Durée: 1 h 52. (QR)
Au cœur des ténèbres. Zhun Wang est un cinéaste à la déroute. Alors que sa femme cartonne dans des productions à gros budget, il a bien de la peine à lancer son prochain film. Il croit trouver l’inspiration dans Le Conte des ténèbres, un recueil de chants folkloriques que seuls quelques anciens des montagnes reculées savent encore réciter. Accompagné de sa productrice, une caméraman, un jeune acteur et un représentant officiel politique, il part en repérages afin de rencontrer les quelques survivants qui maîtrisent encore ces chants. Tout ne se passe pas comme prévu et le voyage se transforme en étrange odyssée.
A priori, difficile de se sentir concerné par les tribulations sentimentalo-artistiques d’un cinéaste médiocre. Heureusement, le film dépasse vite ce postulat et devient un étrange objet interrogeant une multitude de sujets derrière sa forme minimaliste mais hypnotisante. Il y a évidemment le questionnement sur la création et l’inspiration. Le film se montre d’ailleurs très critique envers le personnage du représentant du Parti, toujours persuadé qu’il va au bon endroit alors qu’il part dans la direction opposée, dénonçant ainsi les velléités de propagande du régime chinois. Il dénonce aussi cette fracture ville-campagne grandissante à travers ses personnages urbains complètement perdus dans un milieu plus sauvage et rural, dont ils viennent s’approprier la culture. Enfin, les femmes s’affranchissent et prennent les rênes de leurs destins afin de sauver cette expédition du naufrage.
The Pluto Moment est donc un film étrange, beau, d’une densité étonnante mais parfois confus. Il s’agit tout de même d’une des découvertes les plus décoiffantes de cette Quinzaine.
Note: 15 (B. P.)

The Snatch Thief d’Agustin Toscano
(El Motoarrebatador) Argentine/Uruguay/France, 2018. Avec Camila Plaate, Daniel Elías, León Zelarrayán. Comédie dramatique. Durée: 1 h 33. (QR)
Miguel est un looser qui galère pour trouver un toit pour lui et son fils. Avec l’assistance complice d’un petit truand, il en est réduit à voler les sacs à main des vieilles dames sur sa moto. Une fois, la manœuvre tourne mal et la victime est gravement blessée. Pris de remords, Miguel va se mettre au chevet de sa victime, prétextant être un lointain neveu. Avec ce mensonge, il espère trouver un foyer et une rédemption.
Ce film porte un regard tendre et bienveillant sur ses sympathiques anti-héros. En situant son histoire dans un contexte où règne une sorte de chaos général dû à la grève de la police, le réalisateur met en évidence que le contexte social précaire joue un rôle important dans la nature de ses personnages. En voyant la victime et son coupable sous un même toit, on se rend vite compte qu’il n’y pas de grandes différences entre les deux. Ce chaos permet également à nos protagonistes de s’arranger avec la vérité afin de recommencer leur vie sur de nouvelles bases mais on se doute bien que ces mensonges vont rapidement nuire à cet équilibre, déjà fragile. On retrouve donc des personnages pittoresques embarqués dans un récit typique du cinéma indépendant sud-américain. Ce qui explique peut-être une sensation de déjà-vu pour ce film sympathique, mais pas exceptionnel.
Note: 13 (B. P.)

Troppa Grazia de Gianni Zanasi
Italie, 2018. Avec Alba Rohrwacher, Elio Germano, Carlotta Natoli. Comédie. Durée: 1 h 50. (QR) - Prix Label Europa Cinemas.
Lucia est dans une mauvaise passe. La vie sentimentale de cette mère célibataire bat de l’aile et sa carrière professionnelle de géomètre n’est pas très stable. Heureusement, elle décroche un mandat pour préparer les cadastres d’un gros projet immobilier. Toutefois, ce travail qui s’annonce laborieux se voit d’autant plus compromis quand la Vierge Marie demande à Lucia d’empêcher cette construction et d’y bâtir une église à la place. C’en est trop, Lucia décide d’aller consulter un psychiatre.
L’irruption du fantastique dans un univers rationnel est toujours prétexte à questionner nos certitudes de manière ludique. Troppa Grazia exploite très bien ce concept, qui plus est sous l’angle comique, ce qui lui donne une touche particulièrement légère. Au-delà de son pitch prometteur, le film séduit également par ses personnages énergiques, qui restent toujours positifs quelle que soit la gravité de la situation. On ne peut que se laisser irradier par cette bonne humeur contagieuse que dégage ce feel good movie qui devrait ravir un large public. Ce film a été récompensé par le Label Europa Cinemas.
Note: 14 (B. P.)

Un couteau dans le cœur de Yann Gonzalez
France/Mexique/Suisse, 2018. Avec Nicolas Maury, Kate Morgan, Vanessa Paradis. Thriller. Durée: 1 h 40. (C)
Ce film de série Z, où s’est perdue Vanessa Paradis, se passe dans le milieu du cinéma porno gay, avec un tueur en série qui paraît en vouloir aux comédiens. Fausses vieilles images aux couleurs surannées, collages qui sont surtout du bricolage, dialogues d’une pauvreté affligeante, enquête policière pour les nuls, pseudo-éléments oniriques et psychanalytiques ne réussissent pas à générer un vrai film. Dans la sélection 2018, ne cherchez pas l’erreur, elle est là!
Note: 0 (S. M.)

Under The Silver Lake de David Robert Mitchell
USA, 2018. Avec Andrew Garfield, Riley Keough, Topher Grace. Thriller, comédie. Durée: 2 h 19. (C)
Sur fond de recherche d’une jeune femme disparue, Sam parcourt les lieux branchés et liés à la production cinématographique de Los Angeles. Il croise à l’occasion starlettes escort girls, clochard charismatique, dessinateur de BD, femme(s) fatale(s). Ainsi croit-il - ou veut-il se convaincre - qu’un secret réservé aux initiés explique la disparition de son amie. Il collectionne alors les pseudo-indices qui en disent plus sur son immaturité qu’ils n’apportent quelque éclairage à son enquête. David Robert Mitchell se sent comme un poisson dans l’eau dans ce milieu où l’apparence tient lieu de fond, boire, danser et faire l’amour d’activités professionnelles et où ni les jours ni les êtres n’ont d’épaisseur. Hollywood est ici copié par Hollywood, et les références et les clins d’œil sont légion. Toutefois, n’est pas David Lynch qui veut, l’ensemble se mutant en un interminable clip sans intérêt. A oublier.
Note: 4 (S. M.)

Une affaire de famille de Hirokazu Kore-eda
(Manbiki Kazoku) Japon, 2018. Avec Lily Franky, Sakura Andô, Mayu Matsuoka, Kilin Kiki. Drame. Durée: 2 h. (C) - Palme d’or.
Que signifie le mot «famille» aujourd’hui? Le réalisateur nippon poursuit son enquête, après Tel père, tel fils, Notre petite sœur et Après la tempête. Cette fois-ci, pour les habitants du bungalow de Shibato, la tempête de la vie a fait rage. Laquelle précisément? On en saura fort peu. En attendant, grand-mère, père, mère, adolescente, fils semblent former une famille, pauvre, mais unie, bientôt rejointe par Rin, une petite fille arrachée à ses parents qui la battent et qui semble livrée à elle-même. L’équipe s’en sort comme elle peut, volant lorsque nécessaire, car la priorité est de ne pas sombrer. Aux nouvelles télévisées, on parle de l’«enlèvement» de Rin - recueillie par le clan pour la protéger et non pas pour en tirer quelque rançon! Générosité, solidarité ont donc l’air de tout présider. Ainsi se poursuit la débrouille jusqu’au jour où meurt l’aïeule, révélant du même coup bien des secrets.
Le réalisateur met en question avec brio et subtilité les thématiques si naturelles de la paternité et de la maternité. Comment se tissent les relations fondamentales au sein d’une famille? Tout se transmet-il par les liens du sang? Autant dire que ce film ouvre de nouvelles pistes de réflexion sur la famille dont le sens même évolue. Avec une fin ouverte, il délaisse les clichés et n’emprisonne aucun de ses personnages dans leur passé, fût-il lourd. Kore-eda filme admirablement les enfants - Rin et le jeune garçon de la famille - qui témoignent d’une grâce confondante et dont les visages traduisent une émotion que les adultes n’expriment trop souvent que verbalement.
Note: 18 (S. M.)

Yomeddine de A. B. Shawky
Egypte, 2018. Avec Rady Gamal, Ahmed Abdelhafiz. Drame, aventure. Durée: 2 h 17. (C)
Au départ, tout est posé pour livrer un film déprimant; à l’arrivée, la surprise est totale. En effet, le parcours de deux résidents de la léproserie d’Abu Zaabol, au nord du Caire, s’offre comme un véritable «feel good road movie». Beshay, lépreux aujourd’hui guéri, quitte la léproserie où sa famille l’a déposé enfant. Cet homme, veuf, désire ardemment retrouver les siens, jamais revus, et cela en compagnie d’Obama, un orphelin nubien qui ne le lâche pas d’une semelle. Cette quête les conduit à traverser une Egypte non touristique et à croiser sur la route trois autres rejetés de la société, dont un cul-de-jatte malicieux. Contre toute attente, cette cour des miracles inspire la bonne humeur. Un des personnages rappelle qu’au jugement dernier - c’est le titre même du film en arabe - tous les êtres humains seront égaux et que plus personne ne sera plus jugé sur son apparence, fût-elle monstrueuse. Ainsi le premier film de ce réalisateur austro-égyptien évite-t-il tout dolorisme et ope pour une légère leçon d’humanité. Beshay et Obama sont interprétés par deux acteurs non professionnels, un lépreux qui connut l’abandon familial et un gosse du Caire, qui traduisent par leur énergie vitale leur combat quotidien pour survivre et ne jamais se résoudre à croire ce que le regard d’autrui voudrait suggérer. Que ce soit à la léproserie, sur la route en compagnie de leur âne qui lui aussi donnera tout, dans une mosquée, en famille ou sur une décharge publique, deux individus se battent, alors que leurs visages se transfigurent progressivement, forçant les masques dont on les revêt à tomber, pour souligner et faire entendre, voire crier avec une force sans pareil «Je suis un être humain», envers et contre toute altérité.
Note: 15 (S. M.)