Les séries, vous les suivez ?
Le 28 janvier 2016
On oppose trop souvent séries télévisées et films de cinéma, les premières ne méritant aucune considération à la différence des seconds. Point de vue réducteur, car dès les débuts de leur apparition, les séries furent fort révélatrices de leur époque et donc riches en enseignement.
C’est vrai que les premières à envahir les petits écrans retenaient moins l’attention en raison de la psychologie de leurs personnages dépourvue de (toute) complexité et que ce furent leurs acteurs etleur scénario à rebondissements qui fidélisaient alors leurs spectateurs. Du coup, nombreux sont ceux qui ont dédaigneusement associé la série à un « produit à consommer avachi dans un canapé », alors qu’un auteur comme Martin Winkler ne tombe pas dans ce piège et n’hésite pas à rédiger un savoureux Petit éloge des séries télé.
La série télévisuelle a donc subi une critique dédaigneuse analogue à celle qui a touché le feuilleton littéraire, alors même que la série de romans où l’on retrouve un ou plusieurs personnages, comme l’inspecteur Kurt Wallander imaginé par Henning Mankell, passionne, ce qui tient bien sûr au talent de l’auteur. Mais en irait-il autrement pour la série tv, qui, cinquante, voire cent heures durant, invite à côtoyer un même (anti) héros, jusqu’à s’identifier avec lui et à en parler avec ses amis comme d’une connaissance bien réelle ?
Cela peut surprendre, mais il n’est pas rare aujourd’hui de trouver dans une bibliographie universitaire les saisons de telle ou telle série, comme référence indispensable pour approcher telle réalité sociologique, philosophique, voire politique. Thibaut de Saint Maurice, professeur dans un lycée, ne s’y est d’ailleurs pas trompé en publiant déjà deux petits volumes intitulés Philosophie en série. Saison 1, dans lesquelles il revient entre autres sur 24 Heures Chrono, Dr House, Les Experts, Les Soprano et, dans sa Saison 2, sur A la Maison blanche, Kaamelott, Lost, True Blood. Autant dire que le temps où il faisait bon se moquer des accros aux séries appartient résolument au passé.
Un tournant s’opéra notamment autour des années 90 avec la série des Sopranos, précédée par Sex in the City dont le succès permit de la produire. Et, dès les années 2000, des séries de plus en plus riches apparaissaient, mêlant qualité de la photographie, souci de la mise en scène, complexité de la psychologie de personnages. D’ailleurs, si elles font appel à la mémoire du spectateur, c’est que leur trame narrative est loin d’être toujours linéaire et qu’elles diffusent souvent des informations de façon fragmentaire.Du coup, le genre est devenu extrêmement créatif, générant de nombreuses communautés de fan parallèlement à un réseau d’études universitaires, débouchant sur de nombreuses publications sur la toile ou en versions imprimées.
A en croire François Jost, directeur du Laboratoire Communication Information Médias, qui porte en premier lieu son regard sur les séries Deadwood, Dexter et Breaking Bad, « ce qui paraît nouveau, c’est que l’équilibre entre le personnage principal, le protagoniste, et ses ennemis, les antagonistes, s’est inversé. »
Mais pourquoi cet engouement ? Cela tient notamment à toute la comédie humaine qui s’y déploie, que le spectateur découvre ou à laquelle le peut s’identifier. Et les défis de société auxquels chacun fait face ne sont pas en reste : émancipation des femmes, questions d’identité et de genre, problèmes éthiques, prise de conscience des minorités… Tout cela forme la pâte (re)travaillée par les séries dont le format – et en ce sens elles sont un produit très réfléchi – correspond à l’attente et au rythme de vie contemporain, accéléré et organisé, lié au calendrier du spectateur.
Si les séries privilégient l’aujourd’hui comme terrain d’exploration, elles permettent aussi de revisiter l’histoire, voire d’anticiper l’avenir. Elles invitent les événements d’hier à éclairer ceux d’aujourd’hui (voir Cold Case), voire elles humanisent des faits et des périodes qui ne sont pour beaucoup que des dates ouquelques photos noir-blanc éparses, associées à divers noms de lieux ou de généraux. Ainsi,pour la Seconde Guerre mondiale, les séries Band of Brothers et The Pacific ou Generation Kill, pour la guerre en Irak, reviennent sur des conflits traumatiques.
Autre exemple avec Un Village français, série qui, depuis 2009, décrit la vie des habitants d’un village fictif, « Villeneuve », pendant la Seconde Guerre mondiale et revient sur le temps difficile – ce « passé qui ne passe pas » – de l’Occupation allemande. Relevons encore la remarquable série Downton Abbey, relative au « basculement de la Grande-Bretagne, depuis les années 1910, dans une certaine modernité. Extinction d’un monde, contée avec générosité », comme le souligne Nicolas Dufour. Et ce ne sont là que quelques exemples du rôle important que peuvent jouer les séries dans la mémoire collective.
Autre rôle, inattendu : celui d’attirer à l’attention sur un métier, voire de susciter des vocations, comme ce fut le cas avec L’instit (46 épisodes de 1993 à 2005), créée par Pierre Grimblat et Didier Cohen sur une idée de François Mitterrand, et dont le but avoué était de transmettre des valeurs civiques par l'intermédiaire d'une fiction ! Incarné par Gérard Klein, le héros promulguait sa confession de foi : « Aucun de mes élèves n'est en échec scolaire. Il est important qu'ils puissent tous apprendre à apprendre, et mon enseignement doit leur profiter à tous, sans exception ».
Et bien sûr, le désir d’éduquer ne connaît pas de frontières. Ainsi, l’an passé en Egypte, une série intitulée Quartier des juifs a été lancée pour le ramadan, avec l’ambition de déconstruire les préjugés antisémites. Elle raconte l’histoire d’une famille juive peu désireuse d’émigrer en Israël, vu les nombreuses et fortes relations qu’elle a tissée dans sa patrie égyptienne. Ici, ce sont les Frères musulmans qui sont pointés du doigt, en phase avec la politique du président Al-Sissi.
Ce sont eux qui attisent le feu et lorsque Hassan el-Banna, fondateur de la Confrérie, tente de faire des émules, les personnages de la série lui objectent : « Comment notre voisin aurait-il pu expulser des Palestiniens de leurs maisons, alors qu’il n’a pas bougé d’ici ? » De même, Ali s’inquiète des pressions exercées par les Frères sur sa sœur : « Des gens aux idées perverses risquent de te changer. Qui t’a dit que c’était ça l’islam ? » Et devant sa réponse s’appuyant sur le Coran, il rétorque : « C’est un épisode qui parle de juifs en particulier, dans des circonstances particulières, à un moment particulier. » Suggestif, non ?
D’aucuns déplorent le fait que les séries sont en majorité remplies de "bad boys" (méchants), de "serial killers" (tueurs en série) et autres personnages peu fréquentables. Certes, mais n’oublions pas que comme le souligne avec perspicacité François Jost en conclusion de son essai : « La méchanceté est une formidable machine à fabriquer des scénarios. […] Peu nous importe si, dans la réalité, tout serait justifiable ou non, nous suivons avec délice cette cohérence qui se construit sans cesse grâce à des pistes auxquelles nous n’aurions pas pensé, donnant raison à cette loi narrative énoncée par Alfred Hitchcock : ? Meilleur est le méchant, meilleur est le film?. »
Pourtant, totalement à l’opposé des sombres destinées souvent privilégiées, les aspirants prêtres des trois saisons d’Ainsi soient-ils ont retenu l’attention d’un large public, très distancié de l’Eglise et de ses problèmes. Cette série a permis de faire tomber bien des clichés sur le religieux chrétien (l’homme et le sujet) en révélant notamment dans le dernier épisode la solitude des ces jeunes confrontés désormais à « la vraie vie », aux lieux qui se vident, à la solitude, aux jeux de pouvoir, aux doutes…
Finalement, la question n’est donc pas d’être pour ou contre les séries. Ce qui importe, c’est leur qualité et celle-ci est aujourd’hui souvent de mise. Leur format marque le cinéma et ce dernier ne doit pas les considérer comme des concurrentes déloyales, mais comme un lieu d’expression différent, ouvrant d’autres pistes, développant des possibilités inédites. Ce ne sont là que quelques suggestions, la réflexion est donc A SUIVRE !
Serge Molla
A l’arrière-fond de ces lignes :
- Damour Frank, « Pourquoi regardons-nous les séries télévisées ? », Etudes, mai 2015, p. 81-92.
- Dufour Nicolas, « 2015 dans le rétro : séries TV », Le Temps, me 30 déc. 2015, p. 35.
- Jost François, Les nouveaux méchants. Quand les séries américaines font bouger les lignes du Bien et du Mal, Paris, Bayard, 2015.
- Saint Maurice Thibaut de, Philosophie en série, Saison 1, Paris, Ed. Ellipses, 2009.
- --------------------------------, Philosophie en série, Saison 2, Paris, Ed. Ellipses, 2011.
- Winkler Martin, Petit éloge des séries télé, Coll. Folio, Paris, Gallimard, 2012.