Le regard magistral de Clint Eastwood sur la guerre
Le 29 mai 2007
Ce n’est pas si fréquent que deux films de guerre évitent avec tant d’habileté le piège du manichéisme. C’est pourtant bien ce que réussit magnifiquement Clint Eastwood avec Mémoire de nos pères et Lettres d’Iwo Jima, deux réalisations qui forment conjointement un chef-d’œuvre consacré à une page terrible de la Guerre du Pacifique en février 1945.
Tentative pour les uns de conquérir l’île stratégique d’Iwo Jima, volonté pour les autres de défendre jusqu’au bout cette terre sacrée pour les autres. Qui fut le vainqueur, le vaincu à Iwo Jima? Au-delà des 27'000 morts (20'000 Japonais et 7’000 Américains) l’essentiel est ailleurs.
Clint Eastwood l’a bien compris, et c’est pour cela qu’il a voulu que ses « deux films ne parlent ni de victoire ni de défaite, mais montrent les répercussions de la guerre sur des êtres humains dont beaucoup moururent bien trop jeunes. » Violence externe (terrible) et souffrance interne (profonde), l’une et l’autre sont montrées avec force, non pour choquer le spectateur, mais pour l’interroger : qu’est-ce qui tient un homme debout ? Et comme si cette question forte ne suffisait pas, le réalisateur propose davantage encore puisqu’il s’interroge sur la manipulation de l’image et ses conséquences sur l’engagement d’un pays et sa mémoire historique.
Hisser haut la désinformation
Dans la mémoire collective, quelques images résument et convoquent s’il le faut les événements passés. Ainsi en va-t-il d’une photographie qui fit le tour du monde. Prise par Joe Rosenthal de l’Associated Press au cinquième jour de la sanglante bataille d’Iwo Jima pendant la Guerre du Pacifique, elle montre cinq Marines et un infirmier de la Navy en train de hisser la bannière étoilée au sommet du mont Suribachi. En quelques jour ce cliché est repris partout au point que l’Etat-major décide alors de rappeler les soldats héroïques afin qu’ils servent désormais leur pays, non plus au front au côté de leurs unités, mais « at home » en participant comme vedettes à d’innombrables meetings pour vendre les précieux Bons du Trésor destinés à financer l’effort de guerre. Seuls trois d’entre eux s’acquitteront de cette mission (les autres ayant été tués au combat) : le laconique John « Doc » Bradley, le fringuant René Gagnon et le timide et énigmatique Amérindien Ira Hayes, victime à plusieurs reprises de racisme en raison de ses origines ethniques, qui vivra avec beaucoup de difficulté son retour à la « vie normale ».
Cette histoire authentique permet au réalisateur de mêler les temps et les actions. Tantôt on est sur le champ de bataille d’Iwo Jima, tantôt aux Etats-Unis à l’occasion d’une importante collecte de fonds, tantôt quelques dizaines d’années plus tard lorsque se confie enfin le vieux Bradley. L’ensemble s’offre alors comme un récit cohérent et très habilement construit, perturbé par des moments où la mémoire injecte tel souvenir avec son émotion toute intacte. D’où le caractère extrêmement humain de cette réalisation qui n’écarte pas que le fait que ces trois rapatriés ont été présentés comme d’extraordinaires héros, comme l’exemple même de ces hommes qui, par leur dévouement, redonnent confiance à une nation toute entière, quand bien même jamais ils ne se sont sentis tels. Bien au contraire, le regard que l’on pose sur eux, et plus encore le rôle qu’on leur fait jouer leur pèse. Et le poids est d’autant plus grand qu’ils savent dans quelles conditions le célèbre cliché a été pris : en fait, la photographie a été prise au moment on a remplacé le drapeau hissé initialement: « C’est déjà dur d’être un héros quand tu as sauvé des vies, mais quand tu as juste porté un drapeau… » Sans parler que l’un des six prétendus « héros », mort au combat, n’a jamais vu son nom cité, car confondu avec l’un de ceux qui avait dressé le premier étendard ! Autant dire que Clint Eastwood livre là une réflexion très habile sur la manipulation de l’image qui depuis lors n’a cessé de se développer.
Le soldat n’est qu’un homme
Lorsque, à peine arrivé sur l’île dont il prend le commandement, le Général japonais Kuribayashi déclare, « Si nos enfants ont un jour de paix supplémentaire, cela vaut la peine » [de résister ainsi]. Chacun de ses hommes faire siens ses propos et toute reddition paraît exclue. Car l’honneur est la valeur primordiale qui fonde la vie même de ces hommes, quel que soit leur grade ou leur origine sociale. Le général songe constamment à son fils pour lequel il multiplie les croquis en marge de ses lettres, le simple soldat Saigo, boulanger, pense à cette enfant que portait sa femme enceinte lors de son départ, le Baron Nishi, écuyer, ancien champion olympique se souvient de ses victoires équestres. L’honneur habite tous ces hommes, au point que plusieurs, devant l’impossibilité de tenir leur position, étant à cours de munitions, d’eau et de vivres, choisissent de se suicider. Seuls deux ou trois tenteront de déserter.
Et tout cela, le cinéaste le montre sans porter de jugement, tant il ne s’agit pas pour lui d’exalter des vertus guerrières ou soi-disant viriles, mais, au-delà même de l’horreur de la guerre et de la cruauté que parfois elle déploie, de révéler l’humanité de chaque soldat, à quel camp qu’il appartienne. Plusieurs scènes sont à cet égard extrêmement révélatrices. Tout au début du premier film, alors qu’une immense flotte part pour Iwo Jima, un soldat tombe à la mer, mais le convoi poursuit sa route, alors que l’homme se noie sous les yeux de ses camarades impuissants. Dans le second film, une scène témoigne de la capture d’un soldat américain que Kuribayashi ordonne à ses hommes de le soigner ; or ce faisant, ils découvrent que ce blessé leur ressemble et mêmes que la lettre de sa mère exprime exactement la même douleur de l’absence, les mêmes attentes que celles de leurs propres mères.
Le regard et la parole
L’entreprise de filmer un épisode historique sous deux angles est passionnant et ce d’autant plus que si Mémoires de nos pères met l’accent sur l’image, Lettres d’Iwo Jima souligne, comme son titre l’indique, l’inestimable valeur de l’écrit puisque ce qui s’est passé côté japonais n’est connu que par un sac de courrier retrouvé sur l’île des années plus tard. Sans cela, l’extraordinaire figure du Général Kuribayashi serait inconnue, de même que le quotidien de ses hommes qui se savaient appelés au sacrifice.
Le cinéaste a donc fait bien plus que livrer un xème film de guerre sans concession et jamais ses images ne sont gratuites – il n’y a place pour aucune complaisance – ou illustratives. Images, la façon de traiter les couleurs (presque dans le noir et blanc/sepia pour les scènes de guerre et pour presque l’entier de second volet), suggestion plutôt que représentation, complexité et ambiguïté des comportements, justesse des dialogues où c’est moins ce qui est dit que ce qui ne l’est pas, ton, tout sonne juste dans cette réalisation témoignant de ce qui s’est gravé dans la mémoire des humaine, quelles images hantèrent ensuite bien des cauchemars, car bien avant le spectateur, ce sont des soldats qui auraient aimé s’en dégager .
Clint Eastwood éclaire bien sûr une page d’histoire, offrant même davantage aux Japonais pour qui cette défaite fut longtemps un tabou et que ce film réhabilite.
Toutefois, ce chef-d’œuvre en deux parties surprend aussi par sa troublante actualité, tant il n’est pas innocent aujourd’hui de soulever autant de questions fortes qui trouvent dans l’engagement états-unien en Irak un étonnant écho. En effet Mémoire de nos pères fait écho à l’énorme mensonge, proféré en mondio-vision aux Nations Unies par le général Colin Powell divulguant de soi-disant preuves d’armes de destruction massive en Irak et montrant les liens existant entre le régime de Sadam Hussein et Al Qaida, fut le premier acte de la mise en œuvre de guerre. Mais la manipulation des images ne s’arrêta pas là et se poursuivit, voire l’épisode de la fabrication de l’héroïne Jessica Lynch – capturée par les Irakiens et sauvée par les forces spéciales américaines. Quant aux Lettres d’Iwo Jima, elles rappellent que l’état-major américain de l’époque avait estimé que l’île serait prise en cinq jours et qu’il en fallut quarante pour le faire, car la connaissance et l’intelligence de l’ennemi avaient été sous-estimées. Là encore toute ressemblance avec quelque situation… Mais au-delà des critiques peut-être voilées, Clint Eastwood montre des hommes, non point des héros ou des pleutres, mais des hommes à la mémoire meurtrie. Et son œuvre s’offre pour que nous ne soyons plus soumis à ce que refuse notre mémoire.
On lira avec profit un grand entretien de Clint Eastwood avec Michael Henry dans la revue Positif (février 2007, No 552, p. 91-102).
Serge Molla