Emotion véritable, ou sensations fugaces ?

Le 10 mars 2017


Il  y a des films qui jouent sur l’émotion retenue, d’autres sur les sensations fortes, d’autres encore dont on dit qu’ils cherchent avant tout à faire pleurer. On aurait tort de tout mettre dans le même panier…

Il n’existe sans doute pas de cinéma destiné uniquement à émouvoir, ni de genre cinématographique particulier qui serait spécifiquement celui de l’émotion. On dit de l’émotion qu’«on peut en mettre et en trouver partout», dans un polar comme dans un mélodrame, dans un film historique comme dans une comédie musicale. On sait que le cinéma en général a beaucoup d’objectifs et que certains cinéastes ont comme ambition prioritaire de toucher profondément leur public. Encore faut-il faire la différence entre une émotion qui donne naissance à un sentiment, intime et profond, et l’émotion-choc qui cherche à ébranler, quitte à provoquer chez le spectateur une sorte de court-circuit affectif, intense mais éphémère. Tel ou tel film possède, selon certaines critiques, une «qualité d’émotion particulière», mais il peut aussi s’agir d’une forme de violence provocatrice. Il y a des longs métrages qui cherchent ouvertement à entraîner des réactions de peur ou à arracher des larmes aux spectateurs, mais cette volonté de surprendre ou de «faire pleurer» se retrouve plutôt dans des films d’action, et le public sait en général à quoi s’attendre.

Chacun a certainement vu un jour ou l’autre un film dont il a pu dire qu’il l’avait touché, un film qui avait réussi à déceler dans son for intérieur quelque chose de particulier, de profond, déclenchant une émotion dont on peut par la suite identifier les origines. Tout spectateur se rappelle avoir été comme interpellé à l’occasion par une scène le renvoyant à un événement de sa propre existence, à quelque chose de sensible, enfoui peut-être en lui-même. Un film – comme une œuvre d’art – peut nous aider sans doute à retrouver et à comprendre tel ou tel détail de notre vécu.

ManchesterbytheSeaA l’inverse certains événements de notre propre vie peuvent aussi changer notre façon de percevoir un long métrage ou d’intégrer telle ou telle séquence particulière. D’où les diverses réactions et les divergences d’opinion que l’on peut observer à la sortie d’un film, entre tel ou tel spectateur, entre tel ou tel critique…

On pourra ensuite se demander s’il est toujours possible de se prononcer sur la qualité (objective) d’une émotion. Si l’on ne dispose pas en effet d’un certain recul ou de quelques mots d’explication, on risque d’en rester à une sorte de signification approximative, et de se sentir comme empêtré dans une sorte de «pâte émotive» indéfinissable… Chacun garde le souvenir de certaines séquences où le cinéaste «en rajoute», comme on dit. Ou d’autres encore où le réalisateur se réfère paresseusement à un inconscient trouble, compliqué et mal maîtrisé : la psychologie ne convainc plus, l’émotion ne peut pas prendre racine et reste alors plate et fugitive.

On sait aussi qu’il existe tout un cinéma qui ne cherche prioritairement pas à susciter de réflexion, qui fait même en sorte d’éviter tout discours et qui pratique ce qu’on pourrait appeler le choc émotionnel. On en met plein la vue, on cherche à faire sursauter le spectateur, à le déstabiliser, à l’emporter dans un autre monde, celui des sensations. Il s’agit-là d’émotions peu maîtrisables, mais qui heureusement ne durent pas. Un type d’émotion qui surgit plutôt de l’inconnu, de l’inconscient, voire du domaine de la science-fiction : la mise en danger d’un héros menacé crée certes de l’émotion, mais il s’agit d’abord d’une forme d’angoisse ou de peur instinctive. Ne serait-ce finalement pas là une forme de déviance, destinée à court-circuiter et à neutraliser tout esprit critique ? On ne trouve guère de véritable émotion dans un film « dingue » où la dérision fait loi, où l’horreur veut semer le trouble. Foin des idées, de la réflexion, du réalisme, c’est trop fatigant ! On connaît ces films où l’on a l’impression que plus il y a démesure, démagogie ou déviance, plus il y a «émotion». Moins les personnages sont crédibles, mieux ça va. Plus on disjoncte, mieux c’est. On cherche véritablement à larguer le spectateur pour qu’il soit amené à se dire : «Oh oui ! Mais qu’est-ce que c’est profond tout ça ! Quelle émotion !»…

Mais revenons à l’émotion véritable, au vrai cinéma, celui par exemple de Federico Fellini, de Woody Allen ou d’AsgharFarhadi, pour ne citer que trois réalisateurs JusteLaFinMonded’origines et de périodes très différentes. Ou encore mieux, beaucoup plus près de nous, jetons un coup d’œil sur le cinéma de Kenneth Lonergan, de Xavier Dolan ou de Jeff Nichols, pour choisir cette fois-ci trois cinéastes dont les derniers films viennent de sortir.  

Dans Manchester by The Sea (K. Lonergan) on découvre une capacité étonnante de la part du réalisateur à faire comprendre quelle est la souffrance d’un homme, à l’accompagner dans sa vie en adoptant face à lui une juste distance qui laisse place à une émotion discrète et authentique : comment peut-on survivre à une catastrophe familiale, comment arriver à surmonter les traumatismes de sa propre existence ? Même démarche subtile chez Xavier Dolan (Juste la fin du monde) : le personnage central de Louis retrouve sa famille après douze ans d’absence. Il sait qu’il la voit pour la dernière fois : il est malade et doit annoncer à chacun sa propre mort prochaine. Dans ce huis clos familial Nolan a trouvé des images étonnantes et le recul nécessaire pour laisser à l’émotion toute sa Loving3place d’accompagnement. Enfin dans un autre très beau film, Loving (J. Nichols), la difficile histoire d’un couple marié en butte à une Amérique ségrégationniste (elle est noire, il est blanc), on sera immédiatement frappé par le choix intelligent et signifiant de chaque plan, par la tonalité, discrète mais bouleversante, qui va imprégner tout le film. Une émotion qui se maintiendra jusque dans l’ultime séquence.

Voilà trois excellents films qui, dès les premières images, portés qu’ils sont par des qualités de mise en scène et de sensibilité au niveau de l’écriture, se réfèrent à une véritable et authentique forme d’émotion.

Antoine Rochat