Documentaire: réalité ou fiction?

Le 10 mars 2021

Parler du cinéma documentaire c’est d’abord se référer à un cinéma qui évoque la réalité qui nous entoure et qui s’efforce de nous en transmettre des images authentiques. Pour beaucoup c’est un cinéma qui accorde une large part à l’improvisation et qui ne s’embarrasse pas trop de paroles explicatives. Mais aujourd’hui, lorsqu’on parle d’un documentaire, il faut nuancer le propos.


Dès les années 40, avec l’apparition d’appareils enregistrant son et images synchrones, le documentaire a prioritairement privilégié le direct (caméras dans la rue, enregistrements spontanés, etc.) Parallèlement on a assisté, toujours dans ces années-là, à l’ouverture de salles de cinéma qui se sont spécialisées dans la diffusion de documentaires. On se souvient peut-être du Cinéac lausannois de la place Saint-François (1938-1969), salle permanente programmant des bandes d’actualités suisses et internationales hebdomadaires et des documentaires en tous genres.


Si l’on saute maintenant quelques décennies on découvre que le cinéma documentaire a poursuivi sa mue, faisant de plus en plus appel, avant le tournage, à un travail de préparation minutieux et complexe. Le documentariste américain Frederick Wiseman le disait il y a une quinzaine d’années: «Je n’écris pas de scénario. Je présente mon projet par écrit: cela tient en quelques pages. Je décris l’institution où je veux travailler, j’explique ce qui m’intéresse, ce qui est susceptible de se produire devant la caméra. Je rappelle ma méthode de travail, et c’est à peu près tout. Je sais bien qu’aujourd’hui les producteurs et les chaînes de télévision demandent aux auteurs d’écrire un scénario développé pour un film documentaire: un scénario qui, souvent, va compter trente, quarante, cinquante pages! C’est absurde…» L’important pour Wiseman, c’est de capter l’instant présent, d’enregistrer ce qui se passe devant la caméra.


D’autres cinéastes disent procéder différemment, souvent sous la contrainte. Tourner un documentaire, selon eux, ne s’improvise pas. L’opération doit se préparer, il faut rédiger d’abord, à l’usage des producteurs, un synopsis précis, quitte peut-être à ne pas s’y référer au moment du tournage. Pour L’Homme d’Aran (1934), Robert Flaherty affirme ne pas avoir respecté à la lettre toutes les lignes de son projet. Et à propos de Terre sans pain (1932), Luis Buñuel dit n’avoir pas rédigé de «scénario», mais s’être référé uniquement à quelques notes personnelles. Pour Farrebique (1946), le cinéaste français Georges Rouquier rappelle avoir rédigé au préalable un scénario et un découpage précis (avec texte et dialogues), mais on sait qu’il a tourné ce film chez lui, au sein de sa famille paysanne, chacun jouant son propre rôle. Des modalités de tournage tout de même assez proches de celles d’un film de fiction. On peut donc dire que, depuis un certain temps, la réalisation d’un film documentaire implique, dans une première étape, l’écriture d’un projet, même si le cinéaste garde une marge de manœuvre pour la suite.


On citera encore le film du cinéaste suisse Richard Dindo, Ernesto «Che» Guevara - Le journal de Bolivie (1994), qui est une lecture cinématographique des propos rédigés par le «Che»: Richard Dindo suit ses traces en Bolivie, pas à pas, et les images sont filmées comme si elles étaient vues par les yeux du révolutionnaire. Dans les commentaires de la bande sonore on entend la voix de ce dernier qui raconte jour après jour les escarmouches survenues en cours de route avec l’armée bolivienne. Le réalisateur a réussi à placer dans son film les images de tous les lieux où le Che avait passé, ainsi que les interviews d’une bonne partie des témoins cités dans Le journal de Bolivie. Et au-delà de ce récit documentaire fidèle au livre se dégage comme une sorte de leçon de l’échec d’un homme qui avait pensé qu’on pouvait changer le monde presque tout seul, sans appui populaire.


La deuxième étape de la réalisation d’un documentaire, après la présentation écrite d’un projet, c’est bien évidemment le tournage. Du temps où le son synchrone n’existait pas il fallait ensuite glisser, après le montage, des sous-titres explicatifs. Avec la prise du son en direct apparaîtront plus tard les fonds sonores enregistrés simultanément avec les images.


Il reste enfin la dernière étape de l’opération, celle qui accompagne la sortie du film: la projection d’un documentaire peut en effet, à ce moment-là, être à l’origine de larges discussions, dans la presse ou ailleurs, surtout s’il s’agit d’un sujet social ou politique. On rappellera que le cinéaste Chris Marker (1921-2012) a publié, après la sortie de la plupart de ses films, des remarques et des commentaires, afin de préciser sa pensée (Images Documentaires).


Retour à aujourd’hui. Depuis plusieurs années le rôle du «scénario» dans un documentaire semble devenir de plus en plus important. Ce travail d’écriture préalable s’inscrit évidemment à contre-courant de ce qu’on appelait par le passé le «cinéma direct», synonyme alors d’authenticité. On lit volontiers aujourd’hui dans le générique d’un documentaire que tel ou tel film a été «écrit par…», ce qui peut laisser entendre que la liberté du cinéaste est réduite et que son film contient une large part de fiction: place au scénario plutôt qu’à l’instinct et à la réalité? Certains documentaristes doivent se sentir quelque peu gênés par les contraintes matérielles et extérieures qui rappellent celles d’une production de fiction… Est-ce à dire que le synopsis d’un documentaire - avec ses «obligations» sous-jacentes à respecter lors du tournage, avec peut-être aussi une forme de pression de la part des programmateurs des chaînes de TV publiques - est aussi contraignant que celui d’un film de fiction? Y aurait-il là comme une atteinte à ce qu’on appellera l’indépendance et la liberté créatrice des cinéastes documentaristes? Ou alors ces derniers préfèrent-ils cette forme de contrainte parce qu’elle est garante d’une certaine sécurité matérielle offerte par la production?


Dans leurs démarches, dans leurs projets d’explorer la réalité de notre monde il est à souhaiter que leur travail et leur analyse ne soient pas entravés par les barrières ou les interdits.