...Deux langues visuelles

Le 24 septembre 2020

Deux langues visuelles: le cinéma et la langue des signes

Oui, on peut être sourd ou sourde et voir des films. Ces derniers réunissant image et son, il existe plusieurs façons pour les personnes malentendantes d’y accéder. De plus, ce handicap invisible, ainsi que sa grande amie la langue des signes, sont montrés de diverses manières à l’écran, et ce très tôt dans l’histoire du cinéma. Ode à l’époque du muet, et analyse de quelques représentations actuelles.


Quoi de mieux pour les personnes malentendantes que les films muets? Le langage visuel du cinéma, le jeu d’acteur et les intertitres entre autres, permettent tout particulièrement à ce public d’accéder aux comédies et mélodrames de l’époque. Le passage au parlant, joie technologique pour certains, s’avère être une mauvaise nouvelle pour d’autres. La pratique du sous-titrage ou de l’audiodescription n’est pas monnaie courante, surtout lorsque l’on parle de versions françaises, sous-titrées en français, par exemple, très rarement financées et diffusées. Pour celles et ceux qui savent lire sur les lèvres, le visionnement s’avère très fatigant sur la durée, et approximatif: environ 30 à 60% de ce qui est lu est compris. Par ailleurs, l’exercice est d’autant plus complexe lorsque les mots sont prononcés en hors champ ou en voix over. Il serait difficile de doubler toute la production cinématographique en langue des signes (LSF) pour permettre une compréhension totale. Pourtant, le public sourd et malentendant représente en Suisse respectivement 10’000 et 600’000 individus. Ce chiffre est en constante progression au vu d’une population toujours plus vieillissante. Faut-il dès lors penser la réalisation en ces termes et adapter les scénarios?


Grande question, qu’il est possible d’illustrer et de débattre au moyen d’une série de films qui s’adressent peut-être un peu plus spécifiquement que d’autres aux personnes sourdes: les films avec de la LSF. Quels sont-ils, et que racontent-ils? Parle-t-on toujours de problèmes d’intégration des personnes sourdes? Existe-t-il des exemples positifs et non stigmatisants? Ou est-ce que la langue des signes n’est pas du tout l’enjeu du film, et est représentée comme n’importe quel autre handicap à l’écran? Par ailleurs, une des grandes questions de ce débat tient dans le fait de savoir si la personne incarnant le personnage sourd est elle-même sourde. Cet enjeu fait partie de tous ceux évoqués dans un des seuls ouvrages sur le sujet rédigé par Guy Jouannet, L’Ecran sourd. Les représentations du sourd dans la création cinématographique et audiovisuelle (1999). Un peu datée, cette étude reste pourtant pionnière dans ce champ précis de l’histoire du cinéma.


Mais venons-en à quelques films! Commençons par La Famille Bélier (Eric Lartigau, 2014), grande production française très populaire, cette fiction contient des erreurs au niveau de la LSF et a pu être considérée comme «une insulte pour les sourdes» (Rebecca Atkinson, The Guardian). Une jeune fille jouée par la chanteuse Louane vit avec ses deux parents sourds un quotidien qui, selon la journaliste, n’est pas du tout représentatif de la réalité. Elle-même sourde de naissance, elle note que la LSF n’est pas maîtrisée et donc pas toujours compréhensible. Surtout, il est regrettable selon elle de ne pas avoir fait appel à des acteurs et actrices sourds! Ces derniers sont cantonnés à des rôles auxquels ils n’ont paradoxalement pas accès…


À l’extrême inverse, le film ukrainien The Tribe (2014) prend le parti de s’exprimer uniquement en signes. Aucun sous-titre ou commentaire ne viennent en aide au spectateur pour montrer la vie quotidienne dans cette école pour enfants sourds, dont une petite fraction d’entre eux va former une sorte de groupe mafieux qui sème la zizanie. La compréhension se limite à des considérations générales et suffisantes, les détails restant hors de portée. Ce visionnement fatigue, car on essaie de comprendre les signes faits avec les mains et on est très attentif et concentré; cette fatigue constitue justement un excellent exemple de l’énergie que les personnes sourdes investissent quotidiennement pour se faire comprendre dans un monde qui n’est pas fait pour elles.


Il faut aussi brièvement parler du Musée des merveilles (Todd Haynes, 2017) qui joue esthétiquement avec les codes du film muet et offre le rôle principal à Millicent Simmonds, actrice sourde, dans une grosse production hollywoodienne au casting impressionnant et au succès en salle important. Dans le même style de production, La Forme de l’eau (Guillermo del Toro, 2017) offre un rôle principal à Sally Hawkins, actrice entendante qui joue là non pas un rôle de femme sourde mais de femme muette; elle se fait comprendre par la langue des signes, sous-titrées à l’écran en langue originale, et laisse symboliquement entendre sa voix uniquement dans une séquence onirique, lorsqu’elle chante son amour pour l’étrange Amphibien. Dans l’oscarisé Les Enfants du silence (Randa Haines, 1986), l’histoire romantique entre Sarah et James, son professeur, rappelle que les sentiments, qu’ils soient exprimés par oral ou en signant avec les mains, sont toujours difficiles à formuler. Enfin, le film d’animation japonais Silent Voice (Naoko Yamada, 2016) montre le harcèlement scolaire subi par la jeune Nishimiya à cause de sa surdité et l’évolution de son harceleur qui finira par apprendre la langue des signes pour notamment se faire pardonner.


Ces quelques films rappellent que l’oralité peut parfois passer au second plan, voire même être rayée de l’écran. Une multitude d’autres exemples existent dans la fiction et dans le documentaire. Les représentations de la surdité à l’écran invitent surtout à se rappeler que ne pas entendre ne veut pas dire être bête. Les scénarios peuvent narrer des histoires avec des personnages sourds, que cela soit un enjeu principal ou un non-sujet. Ce sont par ailleurs des histoires originales qui changent des narrations traditionnelles déjà vues cent fois. Revisiter la réalisation actuelle de films avec les codes d’une époque d’images muettes ultra-signifiantes permettrait de reprendre avec créativité le langage d’abord visuel qu’est la cinématographie. La langue des signes, si créative et intelligente, a beaucoup à nous apprendre en termes d’imagination, de retour à l’essence même des mots, et de communication. Et d’ailleurs, comment diriez-vous «cinéma» en LSF?