Des démons connectés ?

Le 29 avril 2020

Pour le cinéma d’épouvante, le tournant des années 2010 est marqué par le déclin du sous-genre du found footage* et une tentative peu concluante de retour du slasher**, avec des films comme les remakes de Vendredi 13 (Marcus Nispel, 2009) ou de Freddy - Les griffes de la nuit (Samuel Bayer, 2010). Par la suite, les producteurs spécialisés dans ce pan du cinéma de genre ont trouvé leur poule aux œufs d’or dans des longs métrages qui mettent en scène une puissance invisible envahissant le quotidien d’une famille ou d’un groupe d’amis.

Maisons maudites, esprits, démons : nombreuses sont les entités qui hantent les écrans des salles obscures depuis près de dix ans, de la saga Paranormal Activity, dont les innombrables volets impliquent la présence d’esprits malfaisants dans la demeure de simples individus, au Conjuring Universe, réunissant les films mettant en vedette la poupée maudite Annabelle, les démons combattus par les époux Warren ou le célèbre spectre de la Dame Blanche. Le schéma narratif de ces productions peut se résumer ainsi: un lieu (maison, appartement…) occupé par des personnages innocents (couple, famille…) est soudain pris d’assaut par une entité invisible et malfaisante (démon, esprit, fantôme…), que les armes (couteaux, pistolets, fusils…) et les institutions (police, justice…) traditionnelles sont incapables de terrasser; les victimes sont donc contraintes de faire appel à un spécialiste associé à la religion (prêtre, exorciste…) qui parvient généralement à leur fournir un moyen de venir à bout de la menace.

En partant du principe que le cinéma d’horreur reflète d’une manière ou d’une autre les peurs et les angoisses d’une époque, l’on peut légitimement s’étonner qu’un imaginaire lié à l’Église catholique attire dans les salles un public jeune, de moins en moins marqué par des préoccupations d’ordre spirituel, et dont les craintes ne sont a priori pas liées à la religion.

 À moins que cet imaginaire ne soit qu’un prétexte pour parler d’un élément bien plus présent dans le quotidien des spectateurs, et dont les caractéristiques sont sur certains points très similaires à celles des démons: internet. En effet, le web a envahi progressivement le domicile de chacun en parallèle de la production de ces films. Ce réseau invisible est par ailleurs régulièrement associé à une forme de menace: l’utilisateur (souvent jeune) s’en sert sans pouvoir le contrôler (il ne maîtrise pas le codage), et y est confronté à différents dangers, de l’arnaque en ligne au harcèlement sur les réseaux sociaux. Dans l’imaginaire collectif, seuls certains individus, hackers ou informaticiens, possèdent les ressources nécessaires pour combattre cette nouvelle source de terreur. La toile pourrait ainsi aisément être associée aux esprits invisibles présents dans ces films d’épouvante, les jeunes utilisateurs des réseaux sociaux aux malheureuses victimes de malédictions, et l’informaticien détenant le secret du code binaire aux exorcistes capables de terrasser ces démons…

Une hypothèse qui peut sembler farfelue, mais que la sortie récente du film d’horreur Countdown (Justin Dec, 2019) semble confirmer. En effet, ce long métrage met en scène un démon ancestral qui prend possession d’une application pour smartphone. Cette dernière, une fois installée, affiche un compte à rebours prédisant le moment précis de la mort de l’utilisateur, qui n’a pas d’autre choix que se plier à son destin funeste… Lors de sa tentative de court-circuiter cette malédiction, la jeune héroïne fait appel d’abord à un informaticien, qui découvre que l’application est codée par le démon en latin (!), puis à un prêtre, qui revêt tous les attributs du geek*** caricatural: bedonnant, portant des lunettes et mangeant ses hosties comme s’il s’agissait de chips, il affirme être entré dans les ordres pour assouvir sa passion pour les forces ésotériques et la pop culture, et possède dans ses grimoires des formules efficaces pour combattre la menace invisible. Le fait que Countdown associe directement le démon à internet et aux réseaux sociaux, les victimes aux utilisateurs de smartphones connectés et le prêtre à la figure du geek semble ainsi rendre explicite le discours technophobe qui sous-tend selon nous l’ensemble de la production horrifique de ces dix dernières années: Internet est la menace du 21e siècle, une menace invisible, présente dans nos foyers (et dans nos poches), et nous, pauvres usagers, sommes incapables de la maîtriser.

Il semble ainsi probable que le succès commercial de ces films soit lié à un imaginaire informatique caché derrière des peurs d’un autre temps, et que le public soit plus effrayé par un écran lumineux que par une croix inversée. La piste est stimulante, et invite à revoir les démons millénaires d’Insidious (James Wan, 2010) ou autres Action ou vérité (Jeff Wadlow, 2018) à travers une lorgnette technologique…

Noé Maggetti

* Films qui reposent sur le postulat que les images montrées sont filmées par les personnages du film : Le Projet Blair Witch (Daniel Myrick et Eduardo Sanchez, 1999), Cloverfield (Matt Reeves, 2008), [REC] (Paco Plaza et Jaume Balagueró, 2007).
** Films où un tueur psychopathe entreprend de tuer les uns après les autres les personnages, en général à l’arme blanche : Halloween: la nuit des masques (John Carpenter, 1978), Vendredi 13 (Sean S. Cunningham, 1980), Les Griffes de la nuit (Wes Craven, 1984).
*** Terme anglophone qui désigne un individu passionné par un domaine très spécifique, souvent lié à la culture populaire (cinéma de genre, jeux vidéo, bandes dessinées) et/ou à la technologie, aux sciences, à l’informatique.