L'édito de Invité.e - De chaînes et de libérations

Le 18 septembre 2024

L’histoire du cinéma nous montre les aventures d’un dispositif au potentiel émancipateur, qui a été adopté à des fins politiques au cours du XXe siècle. Mais les aspirations avant-gardistes ou «engagées» du cinéma, ont toujours été contrebalancées par le caractère capitaliste de cette industrie, qui vise à maximiser le profit et à créer du divertissement peu risqué économiquement et intellectuellement. Bien souvent, l’émancipation ou la révolte deviennent un objet spectaculaire qui n’a plus d’épaisseur politique, une fois appliqués les impératifs de production. Il y aurait d’abord une distinction à faire entre l’émancipation comme moyen d’un film, et cette même notion réduite à en être «le sujet» (forme et fond si vous préférez). Entre ces deux pôles, se trouve une variété de films dont il est difficile de percevoir la valeur critique. D’un côté, on voit des expérimentations radicales et parfois excluantes, parce qu’exigeantes: il y a des gens qui réfléchissaient avant et avec le cinéma - par écrit notamment - et qui ont ensuite investi le médium (#nouvellevague). De l’autre côté, on a une révolte rentable, qui nous fait croire que le siège confortable où repose notre séant dans une salle obscure, serait une barricade.

En prenant en compte cette tension, il est évident que des films comme Ni chaînes ni maîtres de Simon Moutaïrou ou Les Barbares de Julie Delpy, ont du mal à trouver

un traitement approprié de sujets importants. Parler en effet d’esclavage et de racisme en visant une captation «haletante» ou «feel-good» de notre attention, peut sembler problématique et réducteur. Puisque le temps des avant-gardes semble avoir presque échoué, il reste à savoir si le temps de l’économie des plaisirs, et de la bonne conscience confortable et paresseuse, est insurmontable. «Le film me préoccupe pour autant qu’il y a en lui-même des possibilités de découverte, de progression continuelle, j’aime le cinéma lorsqu’il est insolent et fait ce qu’il ne doit pas faire. […] Je crois premièrement que le cinéma est trop riche. Il est obèse. Il a atteint ses limites, son maximum. Au premier mouvement d’élargissement qu’il esquissera, le cinéma éclatera. Sous le coup d’une congestion, ce porc rempli de graisse se déchirera en mille morceaux.» Ces mots durs de Jean Isidore Isou dans son Traité de bave et d’éternité (1951), ont cheminé jusqu’à Radu Jude (réalisateur roumain dont le dernier film est couvert dans le n. 921) qui a en 2023, lors de la 73e Berlinale, cité Isou comme porteur de cette «grande vérité»: «Le cinéma est l’industrie de l’argent et de la stupidité». Si les statistiques et l’expérience immédiate lui donnent difficilement tort, reste l’espoir de productions pas trop abêtissantes de rentabilité. Il persiste également l’espoir de visions qui font de l’émancipation autre chose qu’un objet de fantasmes, et d’engagements de circonstance. Pensons par exemple à Jauja (2014) et à Eureka (2023) de Lisandro Alonso. Avec d’autres, ces films représentent un «néo-western» (voir édito n. 920) qui parvient à déconstruire, à différents niveaux, les codes dominants du genre colonial qu’il remet en jeu. Ce faisant, il a la générosité de miser sur l’intelligence de qui regarde, sans chercher, par les artifices d’une technicité creuse, à imposer une lecture. Au contraire, sans impératif mais par une suggestion fine, un tel cinéma offre des nouveaux récits, et les moyens de s’émanciper de la passivité consumériste.

Thibaut Vaillancourt