Dans leur regard

Le 24 septembre 2020

Dans leur regard (WHEN THEY SEE US)

D’Ava DuVernay

USA, 2019, Netflix

1 SAISON, 4 épisodes d’environ 75 minutes

MUSIQUE : Kristopher Bowers

GENRE : Drame

ÂGE : 16


Avril 1989, une jeune femme est retrouvée violée dans Central Park. Des adolescents se trouvant sur les lieux au moment du drame sont arrêtés. Aujourd’hui cette affaire, remarquablement scénarisée, offre un éclairage important sur le mouvement Black Lives Matter.

Tout d’abord, les faits. Dans la nuit du 19 avril, une Américaine blanche de 28 ans, Trisha Meili, travaillant dans une banque d’investissement, effectue son jogging dans Central Park vers 21 h. Elle est alors agressée, ainsi que huit autres personnes dans la partie centrale du parc. Ce viol, accompagné de très graves blessures, la plongent dans un coma dont elle ressort douze jours plus tard avec de sérieuses séquelles physiologiques et psychologiques. L’enquête conclut rapidement à un acte commis par un gang et conduit à l’arrestation de cinq jeunes, quatre Afro-Américains et un Hispanique: Raymond Santana, 14 ans (Marquis Rodriguez, puis, adulte, Freddy Miyares), Kevin Richardson, 14 ans (Asante Blackk, puis Justin Cunningham), Antron McCray, 15 ans (Caleel Harris, puis Jovan Adepo), Yusef Salaam, 15 ans (Ethan Herisse, puis Chris Chalk) et Korey Wise, 16 ans (Jharrel Jerome). Après plusieurs heures de détention passées au commissariat, ils finissent, sous l’insoutenable pression exercée par les policiers, par s’accuser mutuellement, alors qu’on éloigne des salles d’interrogatoire de nombreux parents - dont certains ne parlent pas anglais - et que les jeunes, méconnaissant leurs droits, ne sont assistés d’aucun avocat commis d’office. Funestes conséquences: quatre d’entre eux enregistrent et signent devant la caméra des aveux détaillés, alors que seul Yusef s’y soustrait par l’intervention de sa mère.

Plusieurs détails ne coïncident pas avec la réalité, mais cela n’empêche pas le déroulement de deux procès. Le premier débute le 16 juillet 1990 et concerne Yusef, Antron et Raymond qui, tous trois, plaident non coupables, en revenant sur leurs aveux extorqués. Il est marqué par la révélation de la non-correspondance des tests ADN effectués avec les accusés et par le poignant témoignage de la victime à la barre. Après dix jours de délibération, les adolescents sont condamnés à la peine maximale autorisée pour des mineurs: 5-10 années chacun dans un centre correctionnel pour jeunes. Le second procès concerne Kevin et Korey. Tous deux sont également condamnés à une peine de prison, mais Korey, âgé de 16 ans au moment du crime, est le seul à intégrer une prison pour adultes.

La série débute le 19 avril au soir, participe à l’effervescente violence, accompagne arrestations, interrogatoires et aveux forcés des prévenus. Puis vient le temps des procès, du parcours carcéral et de la difficile réinsertion des cinq jeunes gens avant que leurs déclarations de culpabilité ne soient annulées, lorsqu’en 2002 la vérité remonte à la surface suite aux aveux de Matias Reyes, déjà en prison pour quatre viols et le meurtre d’une femme enceinte. Ce détenu, dont l’ADN correspond à ce crime, confesse alors être le seul et unique agresseur de la joggeuse de Central Park. Ses aveux n’innocentent pas immédiatement les condamnés, mais ils permettent la réouverture de l’enquête qui conduira à l’acquittement définitif des cinq jeunes.

Ava DuVernay, productrice et scénariste de la série, offre ici une plongée au cœur de la société afro-américaine de New York, qui fait face à ses problèmes de drogue, de chômage, de pères absents, d’insalubrité de logements… Elle reprend cette tragédie qui avait fait l’objet d’un remarquable documentaire de Sarah Burns en 2011, présenté au Festival de Cannes: The Central Park Five: The Untold Story Behind One Of New York City’s Most Infamous Crimes. La réalisatrice noire de Selma (2014) connaît le monde du ghetto avec ses trafics et ses codes, cet espace où règne parfois le non-droit et où chaque mère noire craint pour ses enfants, tant elle partage les mots de l’écrivaine Jesmyn Ward: «Je ne sais pas grand-chose. Mais je sais la valeur qu’une bonne partie d’Américains m’attribue.» D’ailleurs à côté des cinq jeunes, solidement interprétés, se tiennent ces femmes prêtes à tout pour sauver leur enfant et l’empêcher de sombrer et, derrière elles, toute une communauté résiliente avec, parfois, un pasteur défenseur des droits civiques. Ainsi Al Sharpton désigne au moment des faits «New York comme la capitale des violences raciales», alors qu’un certain Donald Trump réclame dans les principaux journaux de la mégapole le retour de la peine de mort. Trente ans plus tard, on retrouve tout à la fois - faut-il s’en étonner? - le pasteur activiste, à l’occasion du service funèbre de George Floyd qu’il préside, et l’homme d’affaires, devenu président, qui souffle toujours sur les braises du racisme.

Si tout cela ne concernait qu’une erreur judiciaire dramatique, on ne regarderait cette série que par intérêt pour la justice et ses fragilités. Mais il y a plus, car cette affaire atteste, si besoin était, que les Afro-Américains sont depuis fort longtemps prioritaires en matière d’injustices subies. Meurtres et bavures policières récentes n’ont rien de nouveau pour les Noirs. «Rappelle-toi, écrit l’essayiste Ta-Nehisi Coates, que la sociologie, l’histoire, les graphiques, les tableaux, les statistiques finissent tous par s’abattre sur le corps (noir) avec une violence inouïe.» Le seul élément nouveau, c’est qu’aujourd’hui, toute exaction, y compris la plus grave, est, dans les minutes qui suivent, largement diffusée via les réseaux sociaux, faisant monter la colère et l’exigence de justice. Depuis quelques années, le cri Black Lives Matter (La vie des Noirs compte) est devenu mouvement et celui-ci ne cessera que le jour où la justice sera réellement aveugle, non à la souffrance afro-américaine, mais aveugle à la couleur de peau.


Serge Molla

NOTE : 17