CULTURE AFRO-AMÉRICAINE DERRIÈRE LES BARREAUX (1ère PARTIE)

Le 08 juin 2022

Réduits à l’esclavage dès leur arrivée sur le continent américain, contraints au travail forcé et à l’enfermement dans les chain gangs(1), puis incarcérés de plus en plus massivement dans la deuxième moitié du 20e siècle: l’Histoire des peuples africains aux États-Unis est également celle d’une constante privation de liberté. Alors que les prisons contemporaines sont majoritairement peuplées de Noirs-Américain·e·s, l’incarcération aura été et est encore utilisée comme une stratégie, permettant aux strates dominantes de s’attribuer un pouvoir économique et politique exacerbé. Un pouvoir économique, car être incarcéré ne signifie jamais uniquement être privé de sa liberté, mais également travailler pour l’entité qui nous enferme - participant alors à son enrichissement. Un pouvoir politique, car la promesse de la répréhension du crime par l’enfermement est un argument ayant joué un rôle crucial dans l’élection de politiciens tel que Richard Nixon, Ronald Reagan ou encore Bill Clinton. Ce que démontre Michelle Alexander dans son ouvrage The New Jim Crow(2), c’est que ces différents politiciens sont parvenus à faire du mot «crime» un synonyme direct de «afro-américain·e». En disant haut et fort leur opposition et leur volonté de réprimander le crime, ils promettaient surtout de réprimander les populations noires - parvenant alors à s’attirer le vote primordial des classes populaires blanches, sentant que leur place dans l’échiquier social est menacée par la possible émancipation afro-américaine.                   

Ces procédés utilisant le racisme et l’incarcération comme moyens de conservation et de pérennisation du pouvoir résultent en des statiques alarmantes: aujourd’hui, là où un homme blanc américain a un risque sur dix-sept d’être enfermé au cours de sa vie, ce même taux est de
un sur trois pour un citoyen noir. Ce problème de société, bien qu’il soit désormais démontré et critiqué, ne cesse de s’amplifier.

                                                   

Par cet article, nous nous intéresserons donc aux films de prisons venant des États-Unis, faisant acte de ce problème d’une manière ou d’une autre, tout en analysant la teneur de leur discours sur le sujet. Nous passerons plus précisément par les scènes et séquences faisant usage de musique afro-américaine - en allant des negro spirituals et work songs jusqu’à la soul et au funk - au sein de ces longs métrages. Nous verrons alors que, dans la grande majorité des cas, le traitement réservé à ces œuvres artistiques - utilisées parfois comme élément purement esthétique, parfois comme élément de résistance - est représentatif du positionnement plus général du film vis-à-vis de notre sujet.

                   

Il est alors crucial de conceptualiser la musique afro-américaine dans ce qu’elle représente politiquement. Car, des work songs au hip-hop, ces créations se sont systématiquement imposées comme des éléments de résistance et de légitimation. De résistance, car elles s’opposent à l’ordre en place en redéfinissant les possibilités musicales d’une époque donnée - tel que le ragtime qui introduit la notion rythmique de syncope. De légitimité, car ces ingénieuses inventions leurs conféreront une certaine reconnaissance dans les sphères culturelles et artistiques. Plus généralement, la musique est un élément indéniablement définitoire de l’identité afro-américaine, tant dans la perception que ce peuple a de lui-même, que dans la manière dont il est perçu par le reste du monde. Alors, qu’en est-il de l’usage de ces œuvres dans les films de prisons américains?


                   

Réalisé en 1932 par Mervyn LeRoy, Je suis un évadé - film issu de ce que l’on appelle désormais l’ère classique hollywoodienne - nous raconte les mésaventures d’un vétéran caucasien de la Première Guerre mondiale, James Allen. Alors qu’il revient des champs de bataille avec le rêve de devenir un ingénieur de renom, il part aux quatre coins des USA pour trouver du travail, mais essuie refus sur refus: réduit à la pauvreté, il sera mené à braquer un petit restau- rant contre son gré. Le personnage sera donc incarcéré et condamné à dix ans de travail forcé dans un chain gang, lieu dans lequel ce film au ton mélodramatique dépeindra l’injuste souffrance de son protagoniste.

                   

C’est dans ce contexte qu’une scène nous intéressant tout particulièrement prend place. Cette dernière représente le travail forcé des prisonniers, mais aussi les chants que les ouvriers noirs-américains interprètent durant leur la- beur. Lors de cet instant de mise en lumière de l’interprétation de work songs - tradition musicale purement afro-américaine datant de l’époque de l’esclavage - se cristallise un phénomène représentatif du film dans son ensemble. Car, même si l’on commence en montrant rapidement des ouvriers noirs chantant en travaillant, l’on se focalisera très vite à nouveau sur la souffrance de notre protagoniste. Kevin Kehrwald notera alors que, bien que ces moments d’interprétation de work songs soient «les facettes les plus réalistes du film (...) les émotions véritables qu’ils expriment sont systématiquement reléguées au second plan, devenant, essentiellement, la bande-son du malheur des Blancs»(3). Ce procédé participe donc à faire des work songs des chants de souffrance génériques, «non situés»: ils ne sont plus l’expression du tourment d’un peuple en particulier face à la ségrégation, mais des œuvres faisant acte d’un sentiment de désarroi général, universel. On les vide donc d’une part cruciale de leur substance tout en en faisant une opportunité d’esthétiser, d’exacerber la souffrance blanche.

                   

Si la musique afro-américaine est ici un simple élément de décoration, la question de l’emprisonnement abusif de cette population l’est tout autant au sein du film dans son ensemble. Car, du fait que le camp de travail auquel Allen est astreint est ségrégué et que le long métrage ne se focalise que sur ce personnage, nous n’avons que très rarement accès au vécu des prisonniers noirs. Cependant, même lors des très rares fois où nous y accédons, la question de ce qui diffère entre l’enfermement des prisonniers noirs et blancs n’est jamais abordée, que ce soit par les dialogues ou par les visuels. Le seul et unique instant où la parole sera donnée à un prisonnier noir est lorsque ce dernier - que le discours filmique ne caractérise que par sa bestialité - aidera Allen à s’enfuir en cassant ses chaînes à l’aide de sa force surhumaine. Ici comme ailleurs, les personnages et la culture noire n’existent que par et pour le protagoniste blanc.

                   

Colin Schwab



                                                

1. Ces camps de travail forcé sont apparus directement après l’abolition de l’esclavage en 1865 et peuvent, de bien des manières, être considérés comme ses héritiers: les prisonniers noirs y étant bien plus nombreux que les blancs.

2. Michelle Alexander, The New Jim Crow: Mass Incarceration in the Age of Colorblindness, New York, The New Press, 2010.

3. Kevin Kehrwlad, Prison Movies: Cinema Behind Bars, Londres/ New York, Wallflower Press, 2017, p. 41.