Cinéma et génération(s)

Le 18 juin 2020

Le cinéma vient de payer un lourd tribut au coronavirus. Avec la reprise programmée des projections en salles on peut se demander comment le 7e art va réussir à réorganiser sa vie - même si on nous promet (en plus et en passant) un Drive-In Cinéma dans une vingtaine de nos villes… Ces trois derniers mois, chacun s’est contenté (ou pas) des projections de films sur le petit écran de la télévision familiale, sur l’ordinateur, la tablette ou le portable, en utilisant tous les supports à disposition: un pis-aller ingénieux et pratique sans doute, mais on se réjouit tout de même de pouvoir bientôt visionner (par exemple) Switzerlanders sur un grand écran plutôt que sur une plateforme ou en DVD : voilà un film suisse intéressant qui se présente comme un vaste portrait des citoyens de toutes les régions de notre pays, de tous les âges et de toutes les couches sociales. Autre arrivée annoncée dans quelques salles romandes, celle d’une œuvre collective également suisse, Lockdown Collection, constituée d’une trentaine de courts métrages qui parlent de la pandémie que nous avons traversée. Deux films qu’un cinéphile averti préférera découvrir dans une salle de cinéma, là où il pourra apprécier des images meilleures et plus grandes que nature…

Durant la période de confinement, d’aucuns ont parfois déclaré que, de toute façon, les projections dans les salles de cinémas ne les intéressaient plus et qu’ils préféraient voir des films à domicile, à leur gré. Le soussigné a recueilli plusieurs de ces témoignages désabusés d’anciens cinéphiles de sa génération (celle des années 1960-70) avec lesquels il avait pourtant hanté jadis les salles obscures, des spectateurs qui avouent aujourd’hui avoir de moins en moins envie d’aller au cinéma. L’usage du magnétoscope et des cassettes VHS, le recours au DVD, au streaming, la naissance des «séries», tout cela a changé les habitudes: nombreux sont ceux qui préfèrent revoir des films qui leur rappellent des souvenirs de leur jeunesse plutôt que de se plonger dans un monde d’images parfois déconcertantes. Les cinéphiles d’hier ne cultivent plus la nécessité (?) d’«avoir tout vu», ni le plaisir de pouvoir parler des détails de la dernière production à succès : ils préfèrent évoquer les tout premiers films qu’ils ont vus et qui les ont marqués à jamais… Le chroniqueur de ces lignes, pour sa part, peut citer en vrac quelques films des années 1953-1955 dont les acteurs, les actrices et les réalisateurs ont investi sa mémoire : Vacances romaines (William Wyler) et La Strada (Federico Fellini), Senso (Luchino Visconti) et Sur les quais (Elia Kazan), Fenêtre sur cour (Alfred Hitchcock) et La Fureur de vivre (Nicholas Ray), Nuit et brouillard (Alain Resnais), Les Sept Samouraïs (Akira Kurosawa) et bien d’autres…

Pour en revenir à cette lente désaffection, par une partie du public, des projections en salles, on ajoutera qu’elle ne s’explique pas seulement par un phénomène générationnel, même si avec le temps, c’est vrai, une certaine forme de curiosité peut s’émousser. On relèvera qu’un certain cinéma, aujourd’hui, semble appartenir à un monde qui ne nous est plus aussi familier qu’avant, d’où cette tendance peut-être à embellir (ou idéaliser) le passé. Mais l’autre et véritable hypothèse de ce relatif désintérêt des salles est à rechercher du côté du 7e art lui-même. On entend souvent dire que le cinéma traverse une crise et qu’il serait en train de disparaître en tant qu’art. Serge Daney a dit un jour que le cinéma a été peu à peu supplanté par le «visuel», une sorte de processus différent et normalisé des images et des sons. Il est vrai qu’aujourd’hui la transmission des images n’a peut-être plus grand-chose à voir avec les modalités du siècle passé… D’où cette impression parfois que bien des spectateurs seraient restés attachés aux films qui les ont marqués entre 15 et 30 ans et qu’ils auraient de la peine à réceptionner les longs métrages tournés par les générations actuelles. S’il est possible de se sentir moins concerné par la production contemporaine ce n’est pas par refus paresseux de la nouveauté, mais plutôt par fidélité générationnelle à d’anciennes productions qui ont façonné la passion personnelle de chacun pour le cinéma. Une telle hypothèse ne tient pourtant pas très longtemps la route: les nostalgiques du passé sont aussi très souvent séduits par de jeunes cinéastes actuels, tandis que les cinéphiles d’aujourd’hui se passionnent tout autant pour des réalisateurs du passé.Le cinéma, on le sait, est une forme d’accès au monde présent d’abord, mais aussi au monde passé qui explique celui d’aujourd’hui. Pasolini avait défini un jour le cinéma comme «l’art de prélever ou de sélectionner quelques segments dans le grand plan-séquence ininterrompu de la réalité». C’est en effet souvent un détail qui nous accroche et nous séduit, une scène extraite d’une œuvre cinématographique qui fixera une autre image dans la mémoire et l’esprit du spectateur, une autre signification souvent personnelle et pourquoi pas différente de celle proposée par le film. On sait que le sens ou le message d’un film peut varier d’une époque à l’autre ou, autrement dit, qu’il peut exister une sorte de parenté de l’imaginaire chez tous ceux qui ont vu les mêmes films à la même époque. Cela d’autant plus qu’ils ont aussi vécu, parallèlement et ensemble, les mêmes événements historiques de ces années-là.Tout cela ne veut pas dire que l’on trouverait chez tous les cinéphiles de telle ou telle génération les mêmes troubles et les mêmes enthousiasmes à propos du même film. On reconnaîtra pourtant que celles et ceux qui ont vécu une certaine période et partagé les mêmes événements (socio-historico-politiques) ont conservé des points communs, des goûts et des désirs souvent très proches. A titre d’exemple on rappellera en passant le rôle joué par le CAC à Lausanne, au début des années 70, une contestation culturelle qui a créé tout un mouvement socio-cinématographique et qui n’a pas été sans incidences sur les modalités de fonctionnement de la distribution des films en Romandie. Et l’on doit aussi reconnaître que le cinéma sait survivre et résister: on mentionnera le rôle important qu’ont joué (et jouent encore) tous les ciné-clubs. On en choisira un tout proche, le Cercle d’Etudes cinématographiques de Lausanne et Vevey, créé en 1967, et qui réussit encore, plus de 50 ans plus tard, à rassembler chaque année 1'500 personnes à chacune des douze projections annuelles qu’il met sur pied, en proposant un programme thématique et éclectique constitué de films qui ne sont pas tous très récents.

Le 7e art a évolué et évolue encore, mais ne paraît pas en véritable crise. Chacun pourrait sans doute relever ce qu’il apprécie ou ce qui le trouble dans le cinéma d’aujourd’hui, ce qui va à l’encontre de ses désirs, de ses goûts et, pourquoi pas, de ses fantasmes. Notre revue pourrait aussi dresser la liste des excellents films qui sont en train de marquer ces trois dernières années (2017-2019). Une liste qui ne serait peut-être pas très éloignée de celle-ci : The Rider (Chloé Zhao, USA) et A Ghost Story (David Lowery, USA), Une Affaire de famille (Hirokazu Kore-eda, Japon) et Les Misérables (Ladj Ly, France), Sorry We Missed You (Ken Loach, Grande-Bretagne), Faute d’amour (Andrey Zvyagintsev, Russie), Douleur et Gloire (Pedro Almodóvar, Espagne) et bien d’autres encore. Même s’il est plus qu’évident qu’une telle liste varierait évidemment fortement d’un spectateur à l’autre en fonction de la génération à laquelle il appartient, du milieu social dont il est issu et de la carrière professionnelle qui est la sienne…

Antoine Rochat