CHRONIQUE 8 – CHRISTMAS PUDDING!

Le 16 décembre 2020

Les théâtres et les cinémas étant toujours fermés, il n’y a plus, au fond, qu’à se rabattre sur les deux «thèques», la vidéo et la biblio. L’occasion de se replonger dans quelques bouquins d’Agatha Christie et de revenir, dans cette nouvelle chronique, sur différentes versions à l’écran des œuvres de la «Reine du crime».


La romancière anglaise avait toujours été fortement déçue par les adaptations de ses livres au cinéma. «J’en ai assez supporté», avait-elle déclaré... Elle fut donc particulièrement longue et difficile à convaincre, au soir de sa vie, avant d’accepter de céder les droits du Crime de l’Orient-Express à Sidney Lumet et à son producteur. Bien lui en prit finalement. Car s’étant rendue à la Première du film à Londres (sortie constituant l’une de ses dernières apparitions en public), elle se déclara ravie du résultat. Sa seule critique négative fut à propos de la moustache de Poirot, pas assez spectaculaire à son goût...


Cet enthousiasme est entièrement justifié. En effet, ce film est de loin la plus réussie des adaptations et la plus fidèle, dans le fond et dans la forme: ambiance étouffante, décors, personnification du célèbre détective, suspense, humour noir, interrogatoires, révélation de la solution par Poirot devant tous les protagonistes, tout ce qui faisait le sel et l’originalité du style d’Agatha Christie est formidablement restitué à l’image. Passionnante et maîtrisée, l’énigme est en outre servie par un casting des plus impressionnants: Ingrid Bergman (qui reçut un Oscar pour son interprétation), Lauren Bacall, Vanessa Redgrave, Anthony Perkins, Sean Connery, John Gielgud, Richard Widmark, une belle liste de vedettes internationales accompagnées d’autres noms connus comme Michael York, Jean-Pierre Cassel ou la débutante Jacqueline Bisset. Et au milieu de tout ce beau monde, le génial Albert Finney (1936-2019) qui, malgré le fait qu’il soit bien plus jeune qu’Hercule Poirot, se replongea dans les romans afin de traduire le plus fidèlement possible les caractéristiques du plus célèbre fin limier du monde: son attitude, ses gestes, son accent, sa démarche, jusqu’à ses habitudes alimentaires et le nombre de morceaux de sucre dans son café. La prestation de Finney fut à ce point remarquable que lorsque, quatre ans plus tard, le réalisateur John Guillermin mit en chantier son Mort sur le Nil, il lui proposa tout naturellement de reprendre le rôle. Finney déclina l’offre, déclarant par une boutade qu’il avait, sous ses postiches, son rembourrage et son maquillage, déjà fortement souffert de la chaleur dans la neige, et qu’il n’avait aucune envie de revivre ça sous l’écrasant soleil d’Egypte. Mais cette réponse, en réalité, est représentative de la manière dont l’acteur mena sa carrière. Il refusa toute sa vie la facilité, les honneurs dus à une star et les concessions qui lui auraient permis d’être bien plus médiatique qu’il ne le fut. Lorsqu’on examine de près la carrière d’Albert Finney, un mot saute aux yeux: exigence. Exigence dans la diversité, l’intensité et l’éclectisme. Il fut prodigieux dans des rôles très casse-gueules comme celui du notable imbibé d’alcool dans Au-dessous du volcan de John Huston. On put le voir aussi dans Tom Jones, dans Voyage à deux où il côtoya Audrey Hepburn, et dans le curieux Les Duellistes (film pour lequel il ne demanda, pour tout salaire, qu’une caisse de champagne). Il eut à cœur de permettre, par sa présence, à des cinéastes débutants comme Stephen Frears de monter leurs premiers projets. Son ultime apparition sur grand écran fut un rôle secondaire dans Skyfall, le troisième James Bond de Daniel Craig. Une dernière anecdote dont devraient prendre de la graine quelques vedettes un peu trop attachées à leur prestige: Albert Finney déclina le rôle de Lawrence d’Arabie et le salaire qui allait avec pour diriger une toute petite salle de théâtre en Ecosse, pour un cachet mensuel de 100 livres sterling.


Pour revenir au Crime de l’Orient-Express, le film bénéficie également d’une extraordinaire musique, provoquant successivement joie et frissons. Le thème principal, décliné de diverses façons, en rythme avec les bruits et les mouvements de la locomotive, est un morceau d’anthologie. Encore un détail piquant à rappeler, un clin d’œil amusé à Psychose d’Hitchcock et à son acteur principal: face à Hercule Poirot, Anthony Perkins lui-même se lance dans un monologue à propos de sa mère, de son amour pour elle, de la fréquence avec laquelle il rêve d’elle, et parle même de complexe d’Œdipe! En bref, n’hésitez pas à revoir ce bijou datant de 1974. Même si vous l’avez déjà vu, vous aurez à coup sûr le même plaisir qu’en le découvrant!


Ce fut donc par suite du refus de Finney que Peter Ustinov devint le second grand Hercule Poirot du cinéma dans Mort sur le Nil en 1978. L’acteur britannique, à l’invention démesurée, à la rondeur bonhomme, à l’aise dans de nombreux accents et langues, interpréta le détective dans ce film également excellent et qui fut comme son prédécesseur un grand succès. On se demande toutefois ce qu’Agatha Christie, décédée en 1976, aurait pensé d’Ustinov. En effet, l’acteur nous propose un Poirot bien différent, beaucoup plus éloigné de la manière dont Christie l’avait décrit. Ne serait-ce que physiquement, Ustinov n’était pas Poirot. On peut dire que si Albert Finney avait véritablement cherché à coller à son modèle, Ustinov le reprend et s’en amuse. C’est assez visible dans Mort sur le Nil, mais encore plus quatre ans plus tard dans Meurtre au soleil, dans lequel le détective est par moments franchement risible. Toutefois, l’interprétation est grandiose et fera quasiment du petit Belge «le» rôle emblématique de l’acteur, malgré sa longue et riche carrière internationale. Il ne l’aura pourtant joué que dans trois films et un téléfilm.


Mort sur le Nil est donc un autre bijou. Une intrigue tortueuse à souhait, une atmosphère étouffante où le crime rôde, tournée dans les superbes décors naturels et monuments de l’Egypte. Une mise en scène solide signée par John Guillermin, un connaisseur du cinéma à grand spectacle (King Kong, La Tour infernale, Le Crépuscule des aigles). Et là aussi, une distribution prestigieuse. Sur les rives du Nil, aux pieds du Sphinx ou à Abou Simbel se rencontrent Bette Davis, Angela Lansbury, Jane Birkin, Mia Farrow, David Niven ou George Kennedy. L’humour noir et la brillante imagination d’Agatha Christie sont magnifiquement rendus. Plusieurs scènes sont irrésistibles (le tango improbable entre Niven et Lansbury, les persécutions de Jackie envers son ancien fiancé, le choc final, ou encore les moments où l’on voit reconstituées à l’écran les cogitations de Poirot au début de son enquête). De Sidney Lumet à John Guillermin, voici donc du cinéma solide, intelligent, soigné, diablement efficace et formidablement divertissant.


Rappelons entre parenthèses que l’acteur et cinéaste Kenneth Branagh nous proposa il y a trois ans sa version du Crime de l’Orient-Express et projette de tourner prochainement un Mort sur le Nil. Nous verrons le second, mais le premier n’était malheureusement pas à la hauteur. On aime beaucoup Branagh... quand il est bien dirigé. Ici, en tant que maître du film et acteur principal, il semble n’avoir pensé qu’à se donner le beau rôle et à cabotiner. Un Poirot peu crédible, de bons acteurs (Johnny Depp, Michelle Pfeiffer) mais qui n’ont pas grand-chose à jouer, des scènes où la caméra cherche la performance technique plutôt que de servir le récit... Branagh est passé à côté d’Agatha Christie.


Parlons encore de deux autres adaptations, très réussies bien que moins flamboyantes que les deux précédentes. L’une étant aussi une enquête passionnante et menée tambour battant et l’autre plus calme, moins directement pleine de suspense, mais beaucoup plus sombre psychologiquement. Le premier de ces films, dans lequel Peter Ustinov retrouve Hercule Poirot, c’est Meurtre au soleil réalisé en 1982, où là encore de nombreux personnages se retrouvent dans un lieu clos et enchanteur, en l’occurrence un hôtel luxueux au bord de la mer. Une actrice sur le retour, capricieuse et méchante, est retrouvée morte, et tous les pensionnaires auraient eu une bonne raison de la tuer. Ustinov, comme on l’a dit, s’amuse plus qu’il ne personnifie réellement Poirot, mais ça passe très bien. Il se régale à jouer le détective en proie au vertige ou au mal de mer, entouré par d’excellents comédiens comme James Mason, Maggie Smith, Roddy McDowall et Diana Rigg dans le rôle de la mégère.


L’autre film, qui date de 1980 est Le Miroir se brisa, moins frontalement trépidant mais beaucoup plus sombre. Cette fois le limier est Miss Marple, interprétée par Angela Lansbury. Dans une petite ville anglaise, le quotidien est bouleversé par l’arrivée d’une équipe de tournage et surtout par celle de Marina Gregg (Elizabeth Taylor), une ancienne star de cinéma tombée lentement dans la vieillesse, l’oubli et les vieux démons. La mort suspecte d’une jeune femme, qui semble n’avoir aucun rapport avec l’actrice et son entourage, forcera Miss Marple à fouiller dans des souvenirs douloureux enfouis, des jalousies et des blessures profondes. Le film réunit un très beau quatuor de comédiens: Elizabeth Taylor, Kim Novak, Rock Hudson et Tony Curtis. On y voit également Edward Fox (Chacal) et Geraldine Chaplin. Signalons encore que Meurtre au soleil et Le Miroir se brisa furent réalisés par le même cinéaste, Guy Hamilton, habitué lui aussi au cinéma populaire de qualité (Goldfinger, L’Homme au pistolet d’or, La Bataille d’Angleterre).


Les quatre films dont nous venons de parler sont, malgré leur ancienneté, considérés comme les meilleures adaptations cinématographiques d’Agatha Christie. Ils sont d’ailleurs réunis, dans le commerce, en un même coffret DVD.


Un mot encore sur l’œuvre sans doute la plus célèbre de la romancière, Dix petits nègres pour citer son titre original. Un roman exceptionnel, avec une idée de départ géniale et le déroulement implacable d’un plan machiavélique en huis clos. Rappelons d’abord que peu après avoir l’écrit, Christie réadapta elle-même son livre pour en faire une pièce de théâtre. Allez savoir pourquoi, la fin en est totalement différente. Dans le roman, le plan arrive à son terme alors que, dans la pièce, les deux derniers personnages s’en sortent indemnes. Dans ses quelques versions filmées (la première étant And Then There Were None de René Clair en 1945, avec Barry Fitzgerald et Walter Huston), ce fut toujours la fin heureuse, celle de la pièce de théâtre, qui fut choisie. C’est aussi le cas dans un film extrêmement curieux, Dix petits nègres réalisé par Peter Collinson en 1974. Une œuvre fauchée, plus proche d’un giallo italien que d’un film à suspense britannique, mais très intéressante tout de même. L’action se situe dans un hôtel construit en plein désert. Le cinéaste ne fait guère attention à la cohérence du récit proprement dit, à l’exactitude de la mécanique de l’histoire, mais se concentre sur les ambiances, les angoisses, les non-dits. Il réussit une œuvre fascinante avec un casting étonnant, d’Oliver Reed à Stéphane Audran, de Charles Aznavour à Richard Attenborough, d’Adolfo Celi (Opération Tonnerre) à Gert Fröbe (Goldfinger), avec en prime la voix d’Orson Welles sur le disque accusateur! Il faudra attendre 1987 pour qu’un cinéaste soviétique réalise Dix petits nègres avec sa «vraie» fin.


Pour conclure, citons encore quelques œuvres à ne pas manquer. Au cinéma, Témoin à charge de Billy Wilder (1957) avec Marlene Dietrich, Le Train de 16 h 50 de George Pollock (1961) avec Margaret Rutherford en Miss Marple, ABC contre Hercule Poirot de Frank Tashlin (1965) avec Anita Ekberg. Et à la télévision, l’excellente mini-série Dix petits nègres (And Then There Were None) de 2015 avec Charles Dance et Sam Neill, produite par la BBC, avec la fin originale; ABC contre Poirot (2018) avec John Malkovich dans le rôle-titre; et bien entendu la série Poirot, ayant adapté durant plus de quinze ans tous les romans et toutes les nouvelles mettant en scène le détective belge. David Suchet y fit une interprétation remarquable, aussi fouillée et finalement assez proche de celle d’Albert Finney... même si le Poirot de Suchet était plus souriant, plus guindé et beaucoup plus mielleux que celui de 1974.


A bientôt!