Chronique 6 - puisque les salles sont à nouveau fermées...

Le 18 novembre 2020

... nous vous proposons la reprise de notre chronique sur quelques anciennetés!


Commençons par un film parfaitement oublié malgré la présence de plusieurs célèbres comédiens, et qui vient tout juste de sortir en DVD et Blu-ray. Il s’agit de Passeur d’hommes (The Passage), réalisé par le Britannique J. Lee Thompson en 1979. Un film d’aventures dont l’action se situe durant la Seconde Guerre mondiale. Tourné dans les neiges pyrénéennes, il narre l’épopée du «Basque» (Anthony Quinn), un berger vivant dans les montagnes entre l’Espagne et la France, et les connaissant comme sa poche. Passant sa vie dans une cabane avec ses moutons, dans cette zone désertée et inhospitalière, il n’est pas concerné par la guerre qui fait rage en Europe. Jusqu’à ce que des résistants français lui demandent, contre une somme d’argent confortable, d’aider le vieux professeur Bergson (James Mason) et sa famille, tous promis à la mort en déportation, à rejoindre l’Espagne dans un périple épuisant à travers les Pyrénées. Entre le vieil ours mal léché et la famille faible et terrorisée, les choses ne seront pas toujours simples. D’autant plus qu’ils sont poursuivis par un nazi sadique et implacable, Von Berkow (Malcolm McDowell), qui fait de la capture de Bergson une affaire personnelle.


Passeur d’hommes contenait certes, à sa sortie, toutes les caractéristiques du film de série B. C’est évidemment toujours le cas, mais il s’est grandement bonifié avec les années. Si le résumé de l’histoire semble assez simple, ce sont les personnages et leurs interprètes qui en font une œuvre plaisante, haletante et parfois dérangeante. Anthony Quinn, le colosse mexicain à la gueule et à la carrière hallucinantes, s’amuse énormément dans ce rôle d’homme des cavernes qui fera preuve de plus en plus d’un grand cœur et d’une sensibilité insoupçonnée. Malcolm McDowell, lui aussi, se régale à jouer une abjecte crapule, à la fois impitoyable et puérile, dans un numéro ahurissant. Ses partenaires sur le tournage furent d’abord très surpris par sa manière de jouer. Il compose une caricature d’officier nazi, pire que tous ceux que l’on a pu voir dans des œuvres plus sérieuses. On est bien sûr dans l’outrance totale, mais n’oublions pas que nous sommes dans du cinéma d’aventures et non dans un film de guerre et/ou historique. Certaines exagérations, dans la violence ou le traitement des personnages, font partie du cahier des charges de ce genre de films. La manière détachée dont il «interroge» des résistants, ou sa joie de gamin à montrer ses sous-vêtements garnis de croix gammées, donnent lieu à des scènes surréalistes nous faisant osciller entre le malaise, la sidération et le plaisir coupable. Rappelons que McDowell, après avoir été révélé grâce au terrifiant rôle d’Alex dans Orange mécanique de Kubrick, se fit une spécialité de jouer les psychopathes et les déments dans une filmographie fournie, mais de qualité et d’intérêt très variables.


Et aussi James Mason, le formidable acteur anglais, sur la fin de sa carrière. Des années riches pour lui, avec notamment Meurtre au soleil de Guy Hamilton et surtout le somptueux Verdict avec Paul Newman. Après avoir tout joué, de Gustave Flaubert au professeur Humbert de Lolita, du capitaine Nemo à Cicéron, d’Erwin Rommel à Brutus (tu quoque mi fili!), il nous offre ici son sourire triste et son visage marqué. Pour l’anecdote, Mason ayant passé les dernières années de sa vie dans notre région, il repose au cimetière de Corsier, trois mètres à gauche de la tombe de Chaplin...


Passeur d’hommes nous donne aussi le plaisir de voir Christopher Lee dans le rôle d’un gitan, Kay Lenz (vue dans Breezy de Clint Eastwood), la vétérante d’Hollywood Patricia Neal et, dans les personnages des deux résistants français, Michael Lonsdale et Marcel Bozzuffi. Rappelons encore que le cinéaste J. Lee Thompson réalisa une cinquantaine de films, les plus connus étant Les Canons de Navarone et Les Nerfs à vif (à coté duquel le remake de Scorsese fait pâle figure). Dommage que sa rencontre avec Charles Bronson l’ait cantonné plus tard à des films médiocres, au discours détestable et fascisant sur l’auto-défense ou l’auto-vengeance, à la Justicier dans la ville et autres Kinjite. Souvenons-nous plutôt de Tarass Boulba avec Yul Brynner et Tony Curtis, de L’Homme le plus dangereux du monde avec Gregory Peck ou du Mystère des treize avec David Niven. Pour résumer, Passeur d’hommes est un film surprenant qui propose, au milieu de cet ensemble de pur cinéma du samedi soir un peu fauché, quelques moments cyniquement violents mais aussi des scènes d’une grande émotion. Une curiosité à redécouvrir.


«Ah, je vous ai pas dit? Hier soir, j’ai vu un film. Le héros vidait un poulet... Moi je trouve que le cinéma français va hyper mal!»


Changeons radicalement de style et penchons-nous sur le film Brèves de comptoir, réalisé en 2014 par Jean-Michel Ribes d’après les célèbres recueils de Jean-Marie Gourio. En 1988, Gourio, auteur et journaliste notamment pour Charlie Hebdo et Hara-Kiri, eut une idée géniale qui lui permit de déterrer un véritable trésor. Il passa des années dans les cafés, afin d’entendre et de noter des phrases drôles, parfois pathétiques, énoncées sans préméditation par les clients des bistrots. Des réflexions amusantes, d’une grande profondeur, tantôt infiniment tristes tantôt légères, et parfaitement représentatives des états d’âme et préoccupations du peuple. Les petites joies, les grands malheurs, la politique, la mort, tout y passe. Prononcées par le citoyen lambda lorsqu’il est, comme le dit l’auteur, «en liberté», et qu’il trouve quelqu’un pour l’écouter, ces milliers de Brèves de comptoir furent d’abord publiées dans la presse puis réunies dans des ouvrages. C’est là qu’intervint Jean-Michel Ribes. Le comédien, auteur, réalisateur et directeur du Rond-Point à Paris, défenseur depuis toujours d’un humour contemporain et engagé, fit des livres de Gourio une pièce de théâtre qui cartonna pendant de nombreuses années. Dans sa célébrissime série télé Palace en 1988, c’était Jean Carmet qui, accoudé à un bar dans un superbe smoking, un verre de blanc à la main, nous disait les brèves. Et en 2014, Ribes réadaptait sa pièce pour en faire ce film racontant une journée dans un bistrot, de l’ouverture à 6 h 30 à la fermeture à 23 h, la caméra passant d’une table à l’autre, d’un client ou d’un groupe de clients à un autre, pour découvrir leurs conversations pleines de pépites.


La grande difficulté, autant pour la pièce de théâtre que pour le film, n’était pas seulement de choisir parmi les milliers de brèves. C’était de construire une narration fluide, de vraies conversations, sans que cela ait l’air de n’être qu’une succession d’aphorismes les uns derrière les autres. Pari gagné, car l’attention ne faiblit pas. On a même envie, à la fin du film, de le revoir tout de suite pour saisir quelques-unes des finesses qu’on aurait éventuellement ratées. Ribes réussit l’exploit de proposer une action se déroulant à toute vitesse dans un lieu clos empli par une foule de personnages, et de garder toujours un point de vue et un fil rouge. Le défilé des acteurs est impressionnant, une véritable galerie de portraits et de têtes connues qui, parfois, ne font que passer juste pour s’amuser une minute. Comme dans Palace, on y trouve des fidèles de Jean-Michel Ribes (François Morel, Marcel Philippot, Annie Grégorio, Didier Bénureau) mais aussi des acteurs étiquetés plus «sérieux» qui, comme André Dussollier ou Grégory Gadebois, passent dire bonjour. Tous ces comédiens qui s’amusent nous livrent cet univers incroyablement riche, drôle et grave.


Quelques brèves:


«300’000 kilomètres seconde c’est la vitesse de la lumière, et je mets une heure à trouver le bouton!»


«L’actualité passe tellement vite de nos jours... si tu vas te chercher une bière au frigo, tu rates une guerre.»


«On s’en fout que les poulets soient élevés en plein air! De toute façon on mange pas les poumons.»


«Un Muscadet? - Non, je peux pas boire le ventre vide. Je vais prendre une bière avant!»


«C’est pas important ce qui se passe dans le monde: ils en font des journaux gratuits!»


«Lui, il a tout bu! Son foie c’est un musée.»


«Je vous fais pas la bise, avec le réchauffement climatique je suis toute collante.»


«La campagne, c’est bien. Quand on sort, on est dehors.»


«Chaque jour t’as trente morts sur la route. Moi si ça continue je vais rouler sur les trottoirs.»


«Moi mon truc, c’est de voter à huit heures moins une. C’est quasiment moi qui fais basculer.»


Pour terminer, citons deux livres qui méritent d’être lus. Tout d’abord, (très) Cher cinéma français, d’Eric Neuhoff. Ce critique de cinéma, collaborateur au Masque et la plume, nous propose un brûlot pamphlétaire irrésistible. Certes, il tape fort! Avec la véhémence et la mauvaise foi amusée qui caractérisent parfois, et depuis longtemps, cette émission de radio. Il nous exprime sa vision déçue et désolée de ce qu’est pour lui devenu le cinéma français, avec ses films prétentieux ou intellos, ses auteurs médiocres et ses nouvelles grandes stars de pacotille. Il se lâche, a très souvent raison d’ailleurs, et son pamphlet se dévore d’une traite. Alors bien sûr, il en profite pour régler quelques comptes. Si vous admirez Isabelle Huppert, passez votre chemin, elle se prend une moulure quasiment à chaque page. Neuhoff dit même en substance qu’un cinéma dans lequel Isabelle Huppert est considérée comme la plus grande des actrices est un cinéma qui se porte très mal. Cela dit, même si ce livre doit être interprété comme un coup de gueule décomplexé plus que comme une thèse, il est bourré d’humour et contient de nombreuses réflexions que nous partageons. De plus, c’est très vite lu.


L’autre livre, qui vient tout juste de sortir, est J’irais nager dans plus de rivières. Son auteur, Philippe Labro, a eu de nombreuses vies. En plus de son activité de journaliste aux Etats-Unis et ailleurs, il fut directeur des programmes d’RTL, animateur de télé, romancier, scénariste, cinéaste, producteur, parolier (notamment pour Johnny Hallyday) et j’en passe. Entre parenthèses, on peut se souvenir d’un bouquin ayant eu en son temps pas mal de succès, Des cornichons au chocolat, soi-disant écrit par une jeune fille de 13 ans nommée Stéphanie et publié en 1983. Des années plus tard, Labro avouera qu’il en était le seul auteur. Dans J’irais nager dans plus de rivières, il nous propose une suite de chroniques dans lesquelles, à 84 ans, il se retourne sur son passé, ses expériences marquantes, ses rencontres déterminantes, ses succès et ses regrets. Tout cela avec beaucoup de légèreté, de poésie et de sincérité. On y découvre une vie riche et bien remplie vue avec recul et humilité alors que Labro a parfois été moqué pour sa prétention qui n’apparaît pourtant nullement dans ce livre ou dans plusieurs interviews qu’il a pu donner. Toutes ses chroniques ne parlent pas de cinéma mais toutes sont tendres et intéressantes. Jean-Pierre Melville, son mentor de cinéma, y est bien présent. On peut rappeler pour conclure quelques films marquants réalisés par Labro: L’Héritier et L’Alpagueur, tous deux avec Jean-Paul Belmondo, Sans mobile apparent avec Jean-Louis Trintignant ou Rive droite, rive gauche avec Gérard Depardieu et Nathalie Baye. Et se souvenir que c’est lui qui découvrit Fabrice Luchini en 1969, alors que celui-ci avait 18 ans.


Bons films, bonne lecture et à bientôt.

Philippe Thonney