Chronique 4 - Puisqu'il faut attendre...

Le 13 mai 2020

Poursuivons notre promenade dans la mémoire du cinéma.

Nous parlerons d’abord de Marie-Octobre, une œuvre saisissante dialoguée par Henri Jeanson et mise en scène par Julien Duvivier. Sorti sur les écrans en 1959, le récit se déroule à la même époque. Un soir, dans une grande propriété bourgeoise située dans les environs de Paris, une femme et neuf hommes partagent un copieux repas, dans une ambiance festive et joyeuse. Quinze ans plus tôt, pendant l’occupation allemande, tous ces personnages faisaient partie d’un même réseau clandestin, très actif dans la Résistance. Jusqu’à la nuit où, suite à une probable dénonciation, la Gestapo fit irruption lors d’une réunion, mettant fin aux activités du réseau et tuant son chef. S’étant plus ou moins perdus de vue au fil du temps, tous se rendent, à l’invitation de Marie-Octobre (Danielle Darrieux), la seule femme de l’équipe, à cette soirée de retrouvailles. Un moment sympathique durant lequel ils refont connaissance, évoquent des souvenirs du passé et se racontent ce qu’ils sont devenus. Mais la réunion prend soudainement une autre tournure. Devenant d’un seul coup très solennelle, Marie-Octobre révèle à tout le monde ce qu’elle a découvert par hasard quelques semaines plus tôt: c’est par l’un de ses membres que le réseau de Résistance a été vendu. Le traître, dont elle n’a pas réussi à apprendre l’identité, se trouve donc présent autour de la table. Abasourdis par cette révélation, tous ces personnages, commençant à se soupçonner les uns les autres, vont, avec plus ou moins d’enthousiasme, tenter d’identifier et de punir le coupable.

Julien Duvivier ne s’en était pas caché, il avait été très impressionné par Douze hommes en colère, le splendide huis-clos de Sidney Lumet sorti peu de temps auparavant, et s’en était inspiré. Toute l’action se situe donc dans un même espace, un exercice notoirement difficile pour un metteur en scène qui doit maintenir l’invention et le rythme sans pouvoir sortir d’un cadre restreint. Un pari gagné pour Duvivier, puisque pas une seconde le film ne semble statique ou ne perd de sa force. C’est donc, comme il se doit, sur un bon scénario que le cinéaste va s’appuyer. L’histoire est adaptée et dialoguée par Henri Jeanson, un auteur polyvalent et très imaginatif, à qui l’on doit certains des meilleurs bons mots du cinéma français. La progressive montée dramatique, la révélation des caractères et des zones d’ombre des uns et des autres, l’évolution laborieuse de l’enquête, tout est scénarisé avec une grande minutie, jusqu’à la révélation et le choc de la toute dernière minute. Le réalisateur, ayant pu s’offrir le luxe de tourner le récit dans le parfait ordre chronologique, n’avait en outre pas révélé à ses acteurs lequel d’entre eux jouait le ou la coupable. Ils sont donc tous dans le premier degré le plus absolu, sans aucun sous-entendu permettant de mettre le spectateur sur un début de piste. C’est uniquement par la réflexion et l’imagination que le public peut se faire sa propre idée sur l’identité du traître. Quant aux comédiens, avouons que le casting fait rêver. Il est constitué d’une troupe extrêmement solide de premiers et de seconds rôles du cinéma français: outre Darrieux, les vedettes de l’époque sont Bernard Blier, Paul Meurisse, Lino Ventura en pleine ascension. Et côté seconds rôles, on est aussi servis: Paul Frankeur, Robert Dalban, Noël Roquevert, Paul Guers et Daniel Ivernel, ainsi qu’un jeune homme qui n’était pas encore devenu chanteur mais qui avait déjà une jolie carrière au cinéma, Serge Reggiani. Ajoutons, pour que cela soit complet, Jeanne Fusier-Gir, silhouette menue et familière des films de Sacha Guitry ou d’Henri-Georges Clouzot.

Plusieurs de ces acteurs, plus tard, rapporteront le souvenir d’un tournage détendu et amical s’étant déroulé dans une excellente ambiance, à l’opposé de la réputation de Duvivier, connu pour ses colères et son caractère exécrable. Rappelons quelques grands films du cinéaste: Poil de carotte, Golgotha, La Belle Equipe, La Bandera, Pépé le Moko, La Fin du jour, Voici le temps des assassins. Et à côté de ça, des œuvres plus dispensables mais qui furent de grands succès populaires, comme les deux premiers épisodes de Don Camillo. Deux petits regrets peut-être, mais qui n’empêchent heureusement pas le film d’être savouré avec passion: un accompagnement musical par moments trop démonstratif et une interprétation de Danielle Darrieux qui, là aussi par moments, se montre plus théâtrale, et donc moins naturelle, que celle de ses comparses. Malgré cela, le film est d’une grande force et d’un suspense à la fois étouffant et réjouissant.

Ce film est également l’exemple parfait de tout ce que la Nouvelle Vague rejetait avec une grande violence. Julien Duvivier et Marcel Carné sont sans doute les deux cinéastes qui furent le plus massacrés par ces jeunes critiques aux dents longues. Car les Truffaut, Godard et consorts, qui pensaient que les films devaient pouvoir, pour parler vite, changer la face du monde, qui faisaient l’apologie de la psychologie et vomissaient les succès populaires, ne pouvaient en effet être sensibles à ce cinéma soigné, propre, narratif et divertissant, ni à ceux qui le créaient ou le défendaient. Henri Jeanson dont l’habileté, l’imagination et les trouvailles sont bien souvent, aujourd’hui encore, supérieures à celles de Michel Audiard, faisait lui aussi partie de ces scénaristes de l’ancien temps que les Cahiers du cinéma s’étaient fait un devoir de détruire. Rappelons au passage la chronique rédigée par Jean-Luc Godard dans les Cahiers, article dans lequel, s’adressant à Carné, Duvivier ou Jean Delannoy, il se permettait de leur dire qu’ils n’avaient rien à faire derrière une caméra et qu’ils ne comprenaient rien au cinéma. Lors de sa sortie, Marie-Octobre fit l’objet d’une énorme bataille de critiques, entre les partisans de la Nouvelle Vague démolissant un cinéma qu’ils considéraient comme obsolète et vide, et ceux qui, au contraire, soutenaient que ce film était la preuve que ces cinéastes de la vieille école avaient encore une belle vitalité et un grand savoir-faire. C’est à ces derniers que le temps aura finalement donné raison. Nous pouvons d’ailleurs relever que le plus grand succès artistique et critique de François Truffaut fut Le Dernier métro, un film à l’opposé des principes de la Nouvelle Vague, linéaire, solide, didactique, très soigné... un film que Truffaut aurait sans doute démoli avec la dernière virulence trente ans plus tôt.

Changeons radicalement de style, d’ambiance et d’histoire pour parler du second film et revenir sur l’un des événements tragiques les plus universellement connus, qui continue de susciter livres, documentaires, reportages et énormément d’intérêt: le naufrage du Titanic en 1912. Alors bien entendu, beaucoup pensent qu’un chef-d’œuvre a déjà été réalisé sur ce sujet et citeront le célébrissime et luxueux Titanic (1997) de James Cameron. Un film gigantesque, un succès qui le fut tout autant, un budget pharaonique, une histoire d’amour qui bouleversa le monde entier et une spectaculaire récolte d’Oscars et de moult autres récompenses. Toutefois, si nous sommes d’accord pour considérer que cette catastrophe maritime donna lieu à une réussite cinématographique, ce n’est absolument pas au film de Cameron que nous pensons, mais plutôt à Atlantique, latitude 41° (A Night To Remember), un long métrage britannique datant de 1958, et réalisé par l’excellent metteur en scène Roy Ward Baker.

Malgré la différence de moyens financiers et surtout techniques, Atlantique, latitude 41° fut longtemps considéré comme le film de fiction de référence sur le drame. Il coûta d’ailleurs fort cher à son époque, et les trucages et effets spéciaux n’ont pas à rougir de ce qui se fait aujourd’hui. Les scènes de naufrage sont tout simplement ahurissantes de réalisme, ne paraissent nullement vieillottes, et donnent réellement froid dans le dos. La panique est palpable, la reconstitution parfaite et le rythme très soutenu. Les personnages historiques tels que le commandant Smith, l’architecte du navire ou certains passagers célèbres sont très fouillés. Il est amusant de comparer ce film avec celui de 1997, et de remarquer certains plans, certains dialogues voire même certaines scènes entières qui furent, disons... empruntées par James Cameron au scénario et aux images de Roy Ward Baker. D’autre part, Baker se concentre sur le naufrage, les circonstances, les protagonistes. Il ne cède pas à la tentation de rallonger son film en brodant sur des intrigues secondaires comme une histoire d’amour contrariée par le rang social, ou un diamant englouti. Suivez toujours mon regard.

Citons quelques-uns des acteurs. Laurence Naismith (le juge Fulton d’Amicalement vôtre), David McCallum (La Grande Evasion, Des agents très spéciaux), Michael Goodliffe (La Nuit des généraux, L’Homme au pistolet d’or), Alec McCowen (Frenzy d’Alfred Hitchcock) et surtout, dans le rôle principal, Kenneth More qui fut dans les années 60 un des grands noms des petits et grands écrans anglais (L’Obsédé de William Wyler notamment). Quant à Roy Ward Baker, nom un peu oublié de nos jours, son œuvre est importante. Réalisateur prolifique au cinéma dès les années 40, il travaillera notamment pour la mythique firme Hammer, ainsi que pour la télévision en signant des épisodes de plusieurs célèbres séries telles que Departement S ou Amicalement vôtre. Participant à la mode des films d’épouvante britanniques, il réalisera entre autres un film à sketches horrifiques devenu culte, Asylum. Le DVD de ce film est rare mais pas introuvable, n’hésitez pas à le guetter!

Et à bientôt pour de nouvelles aventures.

Philippe Thonney