Chronique 3 - En attendant toujours la suite...

Le 29 avril 2020

Continuons notre petit tour de quelques œuvres qu’il fait bon voir ou revoir. Avec cette fois un point commun: les trois sont signées du même cinéaste.

Quand on cite le nom d’Henri Verneuil (1920-2002), «poids lourd du cinéma» vient immédiatement à l’esprit. Poids lourd en termes de solidité, de technique, d’action, de castings, mais aussi de réussites financières. On lui doit plusieurs films ayant figuré parmi les plus gros succès commerciaux du cinéma français : Le Clan des Siciliens, Peur sur la ville, Cent mille dollars au soleil, Un singe en hiver, Le Casse ou Mélodie en sous-sol. Des films soignés, irréprochables, certes commerciaux mais qui en donnent au spectateur pour son argent, idéaux pour le «cinéma du samedi soir». Lorsque sa période la plus clinquante (située approximativement entre les années 50 et le milieu des années 70) est derrière lui, Verneuil continue de tourner, et nous propose plusieurs œuvres qui restent aujourd’hui encore dans l’ombre des titres précités, mais qui sont absolument passionnantes et méritent d’être redécouvertes. Ces trois films se suivent dans la filmographie du cinéaste, abordons-les donc dans l’ordre chronologique.

Nous évoquerons tout d’abord Le Corps de mon ennemi, sorti en 1976. Adapté d’un roman de l’Académicien Félicien Marceau, ce film est une vraie curiosité, pour plusieurs raisons. Tout d’abord par son écriture et sa mise en scène bien pensées: l’histoire se déroulant sur quatre époques (au présent, il y a sept ans, il y a quinze ans et dans l’enfance du héros), les multiples flash-back se lient à merveille avec les scènes contemporaines, sans que l’on se sente perdu dans le récit. Une astuce scénaristique simple a également été trouvée afin d’éviter de devoir outrageusement maquiller le personnage principal pour le rajeunir. Un personnage principal interprété par Jean-Paul Belmondo qui, à cette époque, commence lentement mais sûrement à s’approcher lui aussi de la fin de son «âge d’or»; en tous cas, à quelques exceptions près, sur le plan qualitatif. Le film raconte l’ascension sociale de François Leclercq dans une petite ville du nord de la France, une cité grise, morne et sans attrait, entièrement dévouée au magnat local du textile, le richissime et influent Liégard (Bernard Blier, excellent d’hypocrite suavité). Lui et ses amis tiennent la ville financièrement, socialement et politiquement. Lorsque, pour des raisons que je vous laisserai découvrir, Leclercq devient gênant pour ces grands bourgeois conservateurs et corrompus, ils vont lui tendre un impitoyable traquenard avec des méthodes dignes de la mafia, et lui coller des histoires de meurtres et de drogue sur le dos. Lynché médiatiquement par tout le monde ou presque, François va faire plusieurs années de prison. Et lorsqu’il revient dans sa ville, il est bien décidé à faire tomber les personnalités intouchables qui lui ont tendu ce piège. Nous découvrirons avec lui les différents degrés de responsabilité des nombreux protagonistes, et les détails de la gigantesque machination dont il fut la victime.

Le Corps de mon ennemi est certes un film policier, mais contient énormément d’humour. D’abord grâce à d’excellents dialogues écrits par Michel Audiard, qui ne prennent pas la place du récit comme cela a pu arriver parfois, mais qui sont ciselés et malins. Ensuite grâce à une galerie étonnante de personnages secondaires hauts en couleur, dont on se souvient même s’ils n’ont qu’une scène ou deux. On y trouve une interprétation parfaite, de Marie-France Pisier à Nicole Garcia, de Bernard Blier à Daniel Ivernel, de François Perrot à Claude Brosset, qui campe ici un personnage éminemment surréaliste. Belmondo, à qui l’on demandait trop rarement autre chose, les années suivantes, que de faire des tonneaux en voiture, de se suspendre sous des hélicoptères, d’exhiber ses biscotos ou de faire le guignol, est ici dans le sérieux et la sobriété, et cela est très efficace. Bénéficiant de plus d’une excellente musique de Francis Lai et de voix off inspirées, voilà bien un film qui mérite que l’on s’y attarde.

Parlons maintenant du méconnu I... comme Icare, réalisé par Verneuil en 1979. Un passionnant thriller politico-judiciaire, largement inspiré par l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy. Dans un pays dont le nom n’est jamais prononcé, à une époque indéfinie, le nouveau président, à peine élu, est abattu par un sniper au cours d’un bain de foule. Un jeune homme apparemment déséquilibré, et qui n’est plus là pour se défendre, est accusé d’être le seul coupable. Solution simpliste qui arrange tout le monde, de la police aux médias. Toutefois, un procureur opiniâtre, Henri Volney (Yves Montand), pense que la réalité est beaucoup plus complexe que cela et va s’acharner à le prouver. Son enquête le conduit à soupçonner un coup d’état orchestré par la Justice, la police et les services secrets de son pays. Avec l’aide de ses collaborateurs, et alors que des personnages très haut placés le surveillent, il gravit peu à peu les marches qui le conduisent à la vérité et à la révélation du scandale. Quant à l’ahurissant coup de théâtre final, en lien avec le titre du film, je me garderai bien de le dévoiler.

Les références à l’affaire JFK sont donc criantes. Un faux coupable idéal et fabriqué de toutes pièces notamment grâce à des photos truquées (nommé dans ce film Daslow, anagramme d’Oswald...), un parapluie qui s’ouvre sur le parcours de la voiture présidentielle pour donner le feu vert au tireur, un complot visant à éliminer un politicien pacifiste, des témoins soudoyés ou réduits au silence, un film amateur tourné lors des événements et qui fournit de précieux renseignements, un rapport rappelant celui de la Commission Warren, bourré d’erreurs plus ou moins délibérées, ainsi que les collusions entre le pouvoir politique, le pouvoir judiciaire et la mafia dans ce complot. Certains éléments font également référence à des discours de Kennedy ou au coup d’Etat contre Allende au Chili. I... comme Icare n’est toutefois nullement une pâle copie d’un thriller politique américain. Mise en scène solide comme Verneuil sait le faire, suspense lent mais implacable. Le cinéaste prend tout son temps. Il ne se contente pas de nous dire, par exemple, quel est l’élément crucial caché dans le film amateur. Nous passons de longues minutes à le chercher, en même temps qu’Yves Montand, et avons ainsi l’impression de participer à l’enquête. De même, Verneuil s’offre le luxe, à mi-parcours, d’interrompre le cours du récit pour nous faire assister à une expérience universitaire de manipulation mentale, qui nous est ainsi expliquée de fond en comble. Une enquête passionnante et laborieuse, zones d’ombre soulignées par une belle musique d’Ennio Morricone, tout pour bien faire. Et là aussi, un casting très bien choisi. Yves Montand, dans son rôle de justicier vieillissant mais intraitable, abasourdi par ce qu’il découvre, n’a quasiment jamais été aussi bien depuis les films de Costa-Gavras. On ne citera, au milieu d’une multitude de seconds rôles, que Roger Planchon, Jacques Denis et Roland Blanche. Rappelons enfin que ce film étonnant fut coécrit par Verneuil et le célèbre scénariste et écrivain prolifique Didier Decoin.

Puis, en 1982, sort le formidable Mille milliards de dollars, adapté d’un roman de la fameuse Série noire, avec en vedette Patrick Dewaere dans son avant-dernier rôle. Sa mort tragique surviendra cette même année. L’acteur interprète le personnage d’un journaliste nommé Paul Kerjean à qui l’on donne, en secret et au dernier sous-sol d’un parking, une promesse de scoop comme on en voit rarement. Trop beau pour être vrai. Car Kerjean, menant de bonne foi l’enquête qui lui a été suggérée, et arrivant à son terme, provoque un drame. Son rédacteur en chef lui ordonne de s’arrêter là. Mais c’est à ce moment que Kerjean comprend que l’on s’est servi de lui, qu’il a en somme été aux ordres d’une obscure organisation qui souhaitait voir ce drame se produire. Furieux d’avoir ainsi été manipulé, se sentant responsable de ce qui s’est passé, il va tout reprendre depuis le début, en y risquant son boulot mais aussi sa vie. Car il sera amené à s’intéresser aux activités et surtout au passé peu glorieux d’une gigantesque société multinationale qui domine le marché et l’économie mondiale. Cette entreprise toute-puissante et indéboulonnable pourrait par exemple avoir joué un rôle peu reluisant dans les années 40. Seul contre tous, Kerjean va pousser ses pions dans l’ombre, en faisant toujours bien attention de regarder par-dessus son épaule.

Mille milliards de dollars fait vraiment partie des œuvres réussies à la française dans le domaine des enquêtes journalistiques. Paul Kerjean est une souris s’attaquant à un gorille. Il le fait au début par inconscience, car il n’imagine pas dans quoi il met les pieds. Confronté à une enquête dont tous les éléments le dépassent, son professionnalisme et sa quête de justice le conduiront par la suite à prendre de gros risques. Il n’aura d’ailleurs pas d’autre choix, pour éviter d’être boycotté, emprisonné voire pire, que de faire éclater l’affaire. Verneuil aborde de nombreux sujets: les dangers de la mondialisation, sa toute-puissance face à la vérité, à la justice ou au bien-être des humains, et rappelle qu’il ne faut jamais douter qu’un homme déterminé puisse, ne serait-ce qu’un tout petit peu, changer le monde. La société multinationale en question, nommée ici G.T.I., pourrait par exemple faire penser à IBM, dont l’attitude pour le moins opportuniste lors de la 2e Guerre mondiale fut évoquée par des livres et des articles. Toutefois, si Verneuil pose certaines questions fondamentales, dénonce des attitudes révoltantes et des faits profondément enfouis, son film n’est pas un réquisitoire politique. C’est avant tout un suspense efficace, même si cela n’empêche pas les auteurs de donner leur opinion. Le film est mené par un génial Patrick Dewaere investi et nerveux. Dans son genre, il fut, selon l’expression usuelle, imité mais jamais égalé. Tous les comparses qu’il croise, dont on ne sait jamais vraiment s’ils lui veulent du bien ou du mal, sont joués par de solides comédiens comme Michel Auclair, Charles Denner ou Jean-Pierre Kalfon. Caroline Cellier et Anny Duperey se taillent également une belle part dans l’histoire, de même que le patriarche Fernand Ledoux dans un très joli personnage. Jeanne Moreau fait une apparition. Et, dans le rôle du patron impitoyable de la multinationale, l’excellent Mel Ferrer. Comme d’habitude, Verneuil ne néglige pas l’humour, notamment dans la dernière partie, avec une pirouette finale très drôle et efficace même si, en y réfléchissant un peu, elle est assez invraisemblable. Mais peu importe!

L’année suivante, Verneuil tournera encore avec Belmondo un film sans grand intérêt, Les Morfalous, puis passera énormément de temps à préparer Mayrig et 588, rue Paradis, deux œuvres biographiques sur son enfance et ses racines en Arménie. Dans ces films, sortis au début des années 90, Claudia Cardinale et Omar Sharif jouent des personnages largement inspirés de ses parents. Il passera les dernières années de sa vie à être invité dans de nombreux colloques et festivals, en tant que vieux sage du cinéma. Un mot encore pour rappeler que, dans les années 50, Verneuil dirigea Fernandel à huit reprises, la plus célèbre de leurs collaborations étant La Vache et le prisonnier. Un autre cependant mérite d’être cité : Le Mouton à cinq pattes, un film à sketches dans lequel Fernandel joue six rôles, les quintuplés et leur vieux père. Une comédie très réussie à ne pas manquer non plus!

Pour conclure, Le Corps de mon ennemi, I... comme Icare, Mille milliards de dollars : trois films qui déclinent un même thème. Tous racontent une version contemporaine de David contre Goliath. Qu’ils soient entrepreneur, magistrat ou journaliste, ces trois héros sont les victimes de machines ou de systèmes qui cherchent à les broyer, et ne se laissent pas faire.

Philippe Thonney