Chronique 16 - De beaux souvenirs d'enfance pour tous

Le 28 avril 2021

Une petite lucarne s’ouvrirait-elle? L’implacable régularité de ces chroniques diverses et variées pourrait-elle être bouleversée par le retour des visions de presse et des nouveautés? C’est possible. Mais en attendant d’en avoir la confirmation, nous utiliserons une fois encore une «carte blanche» et reviendrons sur deux films enchanteurs que l’on peut revoir sans se lasser.


Avant de parler de ces œuvres sorties en 1990, faisons un saut plus loin dans le passé pour parler de l’homme qui en est à l’origine, Marcel Pagnol (1895 - 1974), et pour rappeler qu’il fut non seulement un grand nom de la littérature et du théâtre mais aussi un pionnier du 7e art, qui «naquit» d’ailleurs officiellement la même année que lui. Pagnol fut le premier en France, bien avant Jean-Pierre Melville dans les années 60 et Luc Besson plus tard, à créer ses propres studios sous la forme d’une véritable cité du cinéma, fondée, dirigée et animée par lui, qu’il édifia dans les collines familières de son enfance provençale. Grâce à cette grande liberté acquise et à un solide talent d’auteur, il put, étant son propre maître, travailler à une œuvre qui fait encore aujourd’hui recette dans les librairies, sur les scènes et sur les écrans. On se souvient de sa trilogie marseillaise (César, Marius et Fanny) mettant en vedette Raimu, Pierre Fresnay et Orane Demazis, que Daniel Auteuil reprit avec bonheur il y a quelques années, et qui fut également à de nombreuses reprises au fil des ans rejouée sur les planches. Mais aussi de La Fille du puisatier, La Femme du boulanger ou Topaze, popularisé au cinéma par Louis Jouvet; sans oublier le magnifique film Regain (dont Bertrand Tavernier nous parlait en long et en large dans son documentaire que nous vous présentions dans le dernier numéro) et, bien sûr, les immuables Jean de Florette et Manon des sources. Des acteurs et des accents reconnaissables, des scènes passées à la postérité comme celle de la partie de cartes et son «tu me fends le cœur», des histoires parfois très sombres mais racontées avec une bonhomie toute méridionale, une tendresse pour les petites gens mêlée à une jolie philosophie de vie, voici ce qui fait aujourd’hui encore le sel de l’œuvre pagnolesque. En plus de son travail d’auteur, de cinéaste et de producteur, le futur académicien fut également scénariste, traducteur et adaptateur. On peut aussi rappeler au passage qu’il réalisa en 1954 ce qui est aujourd’hui, étonnamment, le seul et unique film adapté des Lettres de mon moulin d’Alphonse Daudet. Bref, une œuvre riche placée sous le signe de l’enfance, de l’amour, de la mesquinerie et de la rédemption, et surtout sous le signe de la Provence.


Pagnol fut remis au goût du jour à la fin des années 80 avec deux longs métrages reconnus, Jean de Florette et Manon des sources. Réalisés avec certes un brin d’académisme mais aussi un respect profond de l’œuvre originelle par Claude Berri, ces films, mettant en vedette Yves Montand dans le rôle du Papet, Gérard Depardieu en Florette, Emmanuelle Béart en Manon et Daniel Auteuil en Ugolin, firent tous deux un véritable triomphe.


Deux ans plus tard sortait sur les écrans une autre suite de films, celle sur laquelle nous insisterons aujourd’hui. L’acteur et réalisateur Yves Robert, principalement connu comme un metteur en scène de comédies, parvient enfin à réaliser un projet qu’il avait en tête depuis les années 60. Il décide non pas d’adapter un roman ou une pièce de Marcel Pagnol, mais de reconstituer ses souvenirs d’enfance. Des souvenirs heureux, poétiques, que l’auteur avait rédigés dans deux recueils, qui donneront évidemment aux films leurs titres: La Gloire de mon père et Le Château de ma mère.


Grand lecteur, connaisseur et ami de Pagnol, Yves Robert, l’ayant approché pour obtenir les droits de ses livres de souvenirs, commença par renoncer, l’auteur lui ayant répondu qu’il souhaitait terminer sa carrière en réalisant lui-même le film. Lorsque le projet lui revint enfin plusieurs décennies plus tard, il s’attaqua à l’écriture avec le concours du scénariste Jérôme Tonnerre, travaillant pour Claude Lelouch, Claude Sautet ou Philippe de Broca, et ayant débuté dans le métier sur les conseils de François Truffaut. L’auteur dut se faire prier pour accepter l’offre. Il ne voyait pas comment parvenir à écrire un scénario bien construit, chronologique, avec comme il se doit un début, un milieu et une fin, à partir de recueils qui étaient constitués principalement de toutes petites scènes poétiques, de réflexions exprimées au fil de la plume. Ces livres ne tenaient en effet aucun compte d’une structure narrative, n’étaient donc pas à proprement parler des récits. Le travail d’adaptation fut très long et laborieux, nécessitant de reconstruire toute cette structure. D’autre part, n’étant pas méridional, Jérôme Tonnerre n’était pas certain d’être capable de restituer les couleurs, les impressions liées à de jeunes années intimement ancrées dans une région bien précise. Une fois achevé, le scénario convainquit tout le monde, des acteurs aux producteurs en passant par les techniciens. Tous racontent l’émotion ressentie et le sentiment d’avoir affaire à une véritable mission: celle de rendre compte avec justesse de la nostalgie du bonheur de l’enfance, une enfance idéalisée et merveilleuse.


Au-delà de Pagnol, ces films s’adressent à tous les publics. Les réflexions et les ressentis sont magnifiquement exprimés par les images et la voix off, et ne peuvent que parler à tous ceux qui ont été des enfants curieux de découvrir le monde. La Gloire de mon père revient sur la figure paternelle, maître d’école à la fois dur et généreux, piquant et joyeux, qui fascinait le petit Marcel et qui ne fut évidemment pas étranger à ce qu’il devint par la suite. L’éducation, la curiosité, la soif d’apprendre sont exprimées avec justesse, de même que la découverte émerveillée de ces fameuses collines provençales vers lesquelles Pagnol ne cessera de revenir inlassablement tout au long de sa vie. Les vacances, les copains, la famille, tout cela est raconté de manière à la fois naïve et juste. Le Château de ma mère parle ensuite de la relation d’un petit garçon avec une figure maternelle douce, aimante, fragile, qui mourra assez jeune, ainsi que la découverte d’un certain canal qui, des années plus tard, bouclera une boucle.


Il est réellement difficile d’exprimer par des mots tout ce que l’on ressent en voyant ces films, qui s’adressent un peu à la tête et beaucoup au cœur. L’idéalisation du bonheur de ces jeunes années, qui ne devaient sans doute pas être aussi simples dans la réalité, est racontée par une mise en scène organique et évidente. Yves Robert raconte avoir refusé tout mouvement acrobatique et superflu de la caméra, afin de ne jamais encombrer l’émotion par une technique trop voyante. Tout est juste dans le traitement des images, de la musique, du soin apporté au moindre petit rôle ainsi que dans la reconstitution des décors et des costumes. On est frappé dès les premières minutes par une vraie volonté stylistique forte: tout est impeccable à l’écran. Les vêtements, les objets sont flambants neufs, pas de miettes sur la table, pas de sueur au front, pas de tache d’herbe ou de terre sur les pantalons alors que les enfants viennent de crapahuter plusieurs heures dans la montagne. Ce côté policé fut d’ailleurs stupidement reproché à Yves Robert par plusieurs critiques. Mais le cinéaste assuma et revendiqua ce choix, parlant d’une enfance rêvée plus que réelle, et de souvenirs dans lesquels il n’y a pas de miettes sur la table. C’est notamment grâce à ce choix que ces films nous touchent. Filmer la joie de vivre, les souvenirs heureux est évidemment beaucoup plus dur que de rendre compte d’une enfance triste. Il n’y a rien de réel, rien à quoi se raccrocher pour s’ancrer dans le souvenir d’un bonheur transfiguré par la distance. Pour ce qui est des ressentis, de l’émotion et du discours universel, c’est autre chose. La Gloire de mon père et Le Château de ma mère font constamment passer le public du rire à la nostalgie, de l’attendrissement à la tension, par cette démonstration des petites joies simples dans une époque où l’on prenait le temps de vivre. Les discours, les personnages, les accents, le vocabulaire, la façon sans arrière-pensée d’envisager la vie sont tantôt irrésistibles tantôt emplis de tendresse. Puis arrivent les dernières minutes du second film, qui terminent le récit et font quitter l’enfance pour entrer dans la réalité du monde des adultes. Le public est alors absolument ému, il lévite, il se soulève littéralement de son siège.


Parlons maintenant des acteurs, et commençons par saluer le flair du cinéaste pour engager les enfants qui sont les vrais héros de l’histoire. Aucun d’eux ne poursuivit plus tard une carrière dans le cinéma mais ils sont tous très bien choisis, y compris bien sûr celui qui interprète le jeune Marcel. Pour ce qui est des adultes et pour le rôle clé de l’instituteur Joseph Pagnol, le cinéaste fit un choix audacieux qui ne fut pas simple à faire accepter aux producteurs: il se fixa sur Philippe Caubère, un comédien qui, aujourd’hui encore, fait frissonner les amateurs de théâtre. Ancien collaborateur d’Ariane Mnouchkine, pilier de sa troupe du Théâtre du Soleil à la Cartoucherie de Vincennes, Caubère se spécialisera plus tard dans des spectacles en solo exceptionnels en tant qu’auteur et interprète, tels que Le Roman d’un acteur ou La Danse du diable. Des textes abordant en profondeur son métier, ses recherches et son rapport au théâtre. Ne s’étant plus consacré depuis plusieurs années qu’à cette œuvre gigantesque, l’acteur avait perdu l’habitude d’avoir des partenaires, ce qui fut l’une des raisons pour lesquelles il commença par décliner l’offre d’Yves Robert. Il avait en outre presque toujours refusé de faire du cinéma, considérant que s’il savait comment jouer sur une scène, il ne savait pas comment le faire devant une caméra. Mais il changea d’avis à la lecture du scénario, et heureusement, car il est spectaculaire dans ce rôle. Les producteurs de la Gaumont durent également se faire prier par le cinéaste pour adouber Caubère, puisqu’il était quasiment inconnu à l’écran... à l’exception bien sûr de la grande fresque d’Ariane Mnouchkine sur Molière, datant de 1978, dans laquelle il jouait le rôle principal, une œuvre aujourd’hui célébrée mais qui avait été un échec retentissant à sa sortie. Parmi les autres acteurs présents dans les deux films, citons Nathalie Roussel (Mayrig et 588, rue Paradis d’Henri Verneuil) dans le rôle de Madame Pagnol, Thérèse Liotard (Quelques jours avec moi de Claude Sautet, La Mort en direct de Bertrand Tavernier) et Didier Pain (Les Visiteurs et Mes meilleurs copains de Jean-Marie Poiré) qui personnifie l’Oncle Jules. Nous aurons également le plaisir de croiser dans l’un ou l’autre des deux épisodes Jean Rochefort, Jean Carmet (le dingue des procès-verbaux!), Philippe Uchan (La Fille de Brest), Ticky Holgado ou Georges Wilson. Signalons encore la voix grave de Jean-Pierre Darras qui interprète les mots de Pagnol, et la belle musique de Vladimir Cosma. Plusieurs des comédiens évoqueront plus tard le souvenir d’un tournage à la fois exigeant et délicat, solennel et joyeux.


Rappelons pour terminer qu’Yves Robert fut le cinéaste de la camaraderie, de la convivialité et de l’amitié. Citons quelques titres qui sont des classiques: Un éléphant ça trompe énormément et Nous irons tous au paradis, Les Copains d’après Jules Romains (à revoir ne serait-ce que pour le sermon en chaire de Philippe Noiret) et Alexandre le Bienheureux. Mais aussi des comédies comme La Guerre des boutons et évidemment le film dont le titre est quasiment devenu un proverbe, Le Grand Blond avec une chaussure noire. Parmi ses films moins connus, nous évoquerons encore les excellents Salut l’artiste et Le Bal des casse-pieds. Yves Robert fut aussi producteur avec son épouse, l’actrice Danièle Delorme, et comédien pour Lelouch, Sautet ou Costa-Gavras. Un homme qui, dans chaque interview, dégage une grande image de générosité et de joie de vivre. La Gloire de mon père et Le Château de ma mère, que nous vous suggérons de revoir, sont à l’image de leur réalisateur: tendres, humains et espiègles.